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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
2 mars · 8 mn à lire
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Les Français détestent-ils le travail ?

Allergiques au boulot

Bon.

Quand il a fallu que je définisse CDLT pour une audience qui ne connaissait pas, à la table ronde “Editorialiser sa newsletter” du Festival de l’infolettre avec Kessel et Creatis (tiens là c’est l’aftermovie, vous pouvez pas me louper je suis en jaune avec les cheveux secs), il a bien fallu s’avouer un truc : entre deux tops topito, avis sur Elon Musk (= c’est un gros con) et expérimentations fictionnello-poétiques, CDLT est une newsletter sur le travail.

Kilucru.

Et voilà donc, le pays se déchire un poil sur la question du travail, en ce moment, askip.

Car je me demande :
Pourquoi la France est si véner sur la question du travail ?
Est-ce qu’on déteste le travail tant que ça ?
Ou c’est le travail qui nous déteste ?

Donc j’ai fait un truc que je fais jamais sur CDLT, TMTC : j’ai lu des études.
Enfin survolé en regardant les gros chiffres en gras, mais c’est pareil.

Et comme là d’un coup je me prends grave au sérieux, je vais plus ou moins vous faire un thèse, antithèse, synthèse, comme ça, gratos. Installez-vous confortablement et posez un RTT, on en a pour un petit moment.

1/ Non alors apparemment ça va

“Va, je ne te hais point”
- Corneille et l’institut Montaigne

Pour faire genre j’suis objective, j’ai lu des trucs de gauche et de droite (mais pas en même temps).
En plus, avec la réforme des retraites, tout le monde y est allé de sa petite étude donc on a de la data fraîche.

Si on en croit l’Institut Montaigne, les Français·es sont GIGA-CONTENT·ES.

77% sont heureux·ses au travail !

Mais c’est incroyable. Quelle bonne nouvelle. Alors pourquoi tout ce foin ?

Alors ce qui est rigolo c’est de regarder les catégories les plus satisfaites au travail :

  • les chefs d’entreprise

  • les artisans

  • les professions libérales

Ah. Le niveau de satisfaction estimée est de 7,6/10 chez les indépendant·es et 6,7/10 chez les salarié·es.
Intéressant.
Cela dit, les indépendant·es ne représentent, selon l’INSEE (oui j’ai prévenu, y’a des sources cette fois, tous ces liens gâchent la lecture je sais, vous êtes pas obligé·es de cliquer non plus, croyez-moi sur parole) que 11-12% de la population, donc bon globalement, les autres gens sont quand même contents quoi.

Ah mais attendez, on va comparer les professions celleux qui sont content·es et celleux qui pas trop :

Ah oui tiens, là c’est marrant ça dessine un truc non ? Genre une sorte de petite différence sociale, légère, de rien du tout. Attendez, laissez-moi checker… oui, la première raison d’insatisfaction au travail est la rémunération. La seconde : l’absence de perspectives de carrière ou d’évolution. A croire - mais je n’oserais le penser, non, je suggère juste, vraiment - que les mecs sur LinkedIn qui nous bassinent en ce moment de posts “nan mais pourquoi les gens veulent partir à la retraite plus tôt, ils ont qu’à changer de job, le travail ça peut être trop cool” appartiendraient, peut-être, à une certaine catégorie socio-professionnelle, je sais pas, je suggère.

Bref, c’est pas là que je voulais en venir. Mais tiens, avant d’y arriver, refaisons un petit détour. Je vous promets c’est rigolo. Enfin moi je trouve ça rigolo.

DÉTOUR : Travailler plus pour gagner plus, oui ou merde ?

“Si la vérité blesse, c'est la faute de la vérité.”
- Nicolas Sarkozy et un bully de CM2

Alors c’est hyper-intéressant, parce que dans son résumé de l’étude, l’Institut Montaigne dit ça :

Et franchement, OK, mais j’ai tiqué sur le “Des Français” alors j’ai quand même eu envie de regarder les chiffres, et tiens :

Y’a trois trucs frappants :

  • le premier c’est que oui, alors c’est marrant de tirer une conclusion vaguement générale sur la base de ce qu’un tiers ont répondu, alors que la moitié a répondu autre chose, mais QUI ici n’a pas joué avec la data pour lui faire dire ce qu’iel veut ? On va pas en faire tout un raoult.

  • le deuxième c’est que, tiens, ça dépend de la rémunération, l’eusses-tu cru ?

  • le troisième, vous allez rire, c’est qu’on n’a a pas posé certaines questions, vraiment con hein, du type “et dans l’absolu, ça vous dirait de travailler moins ?” ou même “travailler moins pour gagner autant, on en dit quoi ?”

Stupide, utopiste, irréaliste oui oui, mais alors…
C’est là qu’on en vient à…
Vous l’avez forcément vue passer, vu que tous les réseaux sociaux ont débordé de hot takes (prises chaudes) dessus…

L’étude britannique sur la semaine de 4 jours.

Un pilote sur 61 entreprises, soit 2900 salarié·es de secteurs divers, qu’on a fait passer à une semaine de 4 jours avec le même salaire (et une approche vraiment maline, avec de la formation en amont et des formats différents, adaptés selon les entreprises, vraiment iels ont fait ça bien), et en bref :

  • les gens sont pas mécontents : 39% sont moins stressé·es (48% ont vu zéro diff cela dit), 71% moins burnoutés, 54% disent qu’ils ont pu mieux gérer leurs tâches du quotidien, 60% disent que ça leur permet de mieux prendre soin de quelqu’un (enfants, parents âgés), 62% que ça facilitait leur vie sociale, 46% ont vu une amélioration de leur santé mentale, 40% dorment mieux, bref 48% sont plus contents de leur taf à la fin de l’expérience.

Super, mais pas non plus un scoop, non en revanche côté employeur·se :

  • 56 boîtes sur les 61 (oui j’ai donné les chiffres absolus, parce que sinon ça fait un gros pourcentage un peu facile de 92%) vont continuer sur le rythme de 4j/semaine

  • sur des périodes comparables, les boîtes participantes ont vu une hausse de revenu de 35% (bon après si ils ont comparé avec le confifi…)

  • et -57% de démissions, en pleine Grande Démission, et -65% d’arrêts maladie en pleine… enfin vous savez

Bon, donc tous ces bulletpoints pas du tout pour dire que la semaine de 4 jours c’est la panacée. C’est pas le sujet, et questionner/analyser l’idée pourrait être l’objet d’un post entier, et clairement après cet article je vais plutôt faire un mois de tops topito, merci. Mais pour juste dire un truc : on peut pas dire que les Français·es ont envie de bosser plus ou pareil si on leur pose pas la bonne question sur le fait de bosser moins.

Anyhoo, est-ce que je peux en arriver au fait, oui ou merde ?

2/ It’s complicated

“Je t’aime, moi non plus”
- Serge Gainsbourg, Jane Birkin et les Français·es

Alors c’est quoi notre rapport au taf ?

Comme nous, il est paradoxal.

Genre vraiment.

Par exemple, allez voici la dernière étude IFOP hop hop : 84 % des salarié·es en France considèrent que leur travail est important. C’était 86% y’a deux ans, donc ça bouge pas des masses.

Et en même temps, c’est rigolo, a priori l’opposé des résultats qu’on a vus plus haut avec l’institut Montaigne, selon l’IFOP 61% des français accepteraient moins d’argent contre plus de temps libre, et c’est sévèrement en augmentation.

Que croire ? Qui croire ? Où est la vérité ? On veut bosser ou pas, merde ?

Rassurez-vous, on se rapproche d’un truc, je vous promets.

3/ Nous n’avons pas les mêmes valeurs

“Tu penses à moi, je pense à faire de l’argent”
- Aya Nakamura et les Français·es

Il n’y a pas de valeur travail.

Si on en croit cette vieille étude comparée, de 2009, mais c’est sur Cairn donc ça fait sérieux, sur pourquoi le travail est important chez nous, on lit des choses intéressantes. Déjà, y’a une sévère corrélation entre importance du travail dans un pays et taux de chômage : quand tu flippes ta race de pas avoir de taf dans un monde où le travail est la norme, ben le taf c’est important.

Ensuite si on creuse : pas de surreprésentation de l’éthique du travail en France par rapport aux autres pays, dans le sens ou le travail serait un devoir envers la société, quelque chose de bien en soi. Pas d’attachement à la… valeur travail, le mot est lâché. Vraiment. Aucune. Osef.

ALORS C’EST QUOI BORDEL ??

Mais le travail a une valeur

Si on creuse plus profond, tiens tiens :

  • Les Français·es, plus que tout autre pays, accordent de l’importance à l’intérêt intrinsèque du travail.

  • et les Français sont le pays d’Europe qui pense le plus que le travail est un moyen de développer ses capacités

  • et ensuite selon un truc de Bain&Co et Bloomberg de l’année dernière qui demandait à 10000 personnes dans le monde ce qu’iels attendaient du taf, regardez comme on SURINDEXE DE BÂTARD (et qu’on est les seu·les) sur “interesting work”. C’est fascinant non ?

Est-ce que je viens de faire tout ce blabla pour dire que le rapport des Français au travail, c’est qu’on veut que ça soit intéressant ? Pas du tout, mais alors PAS DU TOUT.

Non, ce que je trouve absolument criant, c’est que le travail en France semble être non pas une fin, mais un moyen d’obtenir quelque chose, et que ce quelque chose est globalement extérieur au travail.

Dans plein d’autres pays, le travail est plutôt une fin en soi et une valeur à part entière. L’autre jour, j’écoutais dans une interview d’Esther Perel, la célèbre thérapeute de couple américano-belge, qui a aussi un podcast sur le travail #diversification. Elle comparait - et elle parlait des US tout en faisant une généralisation, ce qui est fréquent dans un pays où on se croit maître du monde - le rôle du travail à la religion. Elle disait qu’avec la sécularisation, le travail a pris, en partie, la place qu’occupait la religion dans la vie : qu’il devient le lieu où l’on ressent un sentiment d’appartenance, de communauté, un endroit où l’on remplit ses besoins émotionnels.

Eh ben en France c’est tout l’opposé. Le travail permet d’assurer les bases qui permettent ensuite de profiter de la vie. Quand on surindexe sur “interesting work”, ça veut pas juste dire qu’on veut pas s’emmerder comme des rats morts, ça veut dire qu’on veut un taf qui nous rend, nous-mêmes intéressant·es. C’est la même chose avec l’acquisition de compétences, et bien sûr, avec toute cette pelletée de nouvelles attentes qui débarquent depuis que la Pandémie nous a fait réaliser que certains trucs comptaient pour nous : liberté, flexibilité, bref, du temps, de l’espace, pour la vie.

“La vie n’est pas simplement une petite annexe du travail” disait le candidat Mitterrand en 1981 pour défendre les 35 heures, résumant en une punchline ce que je galère à exprimer en 2 paragraphes.

Et donc notre relation au travail, c’est un deal, un échange de valeur clair, une équation : ce que je reçois - ce que je donne. Ce que je reçois, c’est d’abord de la thune, surtout quand on en a pas des masses, et puis quand ça va mieux, ça devient la possibilité d’avoir autre chose dans nos vies.

Je vais pas remonter au pourquoi, car je pense que ça nous emmènerait fucking loin (au doigt mouillé, au moment où les gens ont commencé à buter des nobles).

Mais en fait, c’est quand même extraordinairement modéré, cette idée. C’est plutôt à des années lumière de l’idée qu’on est des énormes relou·es qui veulent pas taffer et qui sont tout le temps fâché·es.

Super, et alors ?

Ce truc de l’échange de valeurs paraît tout con, mais explique un paquet de choses :

Par exemple, pourquoi quand tu demandes aux Français·es, cf ci-dessus si ça leur dit de bosser plus en échange de plus de thune, globalement on te répond soit oui, soit non je préfère que ça bouge pas. Alors que quand tu demandes si ça leur d’avoir moins de thunes en échange de plus de temps libre, alors là c’est oui. C’est pas contradictoire, c’est juste que quand tout est un échange de valeur, ben c’est intéressant de savoir ce qu’on propose, en échange.

Mais si on va plus loin, ça explique aussi pourquoi on peut être le pays du Front Pop, des 35h, des manifs contre les réformes retraite, ET élire un mec sur “travailler plus pour gagner plus” ET s’en battre les steaks du mec qui propose le revenu universel.

Ça explique aussi un peu pourquoi, quand y’a réforme des retraites, le pays entier pète une durite, parce qu’un deal “je bosse contre le droit de profiter après” où les règles changent en cours de route et seulement dans un sens, c’est moins un deal que les Hunger Games.

Et enfin, je vais tenter une manoeuvre risquée, accrochez-vous, qui n’est PAS un “en même temps” et PAS un “ni ni”.

Ça veut peut-être dire aussi que les deux bords politiques se plantent, en fait, plus ou moins. Et par “deux bords”, je veux dire libéral/antilibéral, hein, on va pas se lancer dans ce débat. Et par “se plantent”, je ne parle pas d’idéologie hein, super, c’est important d’avoir des idées, je parle de compréhension des attentes des Français·es. Car - dans l’ensemble bien sûr, et on a pas le time pour la granularité - ça veut dire que dans ce pays, le travail n’est pas une fin en soi, mais qu’il n’est pas non plus une aliénation. Qu’il n’est pas un kif absolu juste par le fait de son existence, mais qu’il n’est pas non plus un problème en soi. Qu’il est juste un moyen vers une fin qu’on définit soi-même.

Et c’est intéressant, parce que je l’ai dit et je le redis, ce que la pandémie a le plus transformé dans nos sociétés c’est le rapport au travail. Il est en train de changer en profondeur, sous nos yeux. Et donc que cette équation, est en train d’évoluer. Et donc il y a un paquet de trucs à réinventer, à tous les niveaux.

Or, si on fait ce taf de réinvention seulement à la marge, ou en ne s’attaquant qu’à une partie de l’équation, ben ça passe pas. On ne peut pas demander aux gens de bosser plus, de se démener, de s’impliquer, de se sacrifier en échange de rien. En revanche, on a la chance d’être abreuvé·es d’études et d’infos sur ce que les gens attendent, globalement en ce moment, dans leur équation.

Donc maintenant qu’on a fait des constats du type Fuite des talents / Grande Démission / La Gen Z veut pas bosser comme les générations d’avant / Personne veut, en fait / Ça serait bien qu’on garde un peu les Seniors / Les gens se cassent vivre leur meilleure vie en freelance, etc. on a quand même pas mal de cartes en main pour réfléchir aux bails au-delà des clichés.

Fiouh, je sais pas si vous avez lu jusque-là, mais moi j’suis KO.

Vivement la retraite,

CDLT

Sev