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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
21 nov. · 6 mn à lire
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Acquis sociaux : et si on lâchait l'affaire ?

Mettons enfin un no-go à la négo

✍️ Message de service : hé, revoilà ma trogne et mon pull orange chez Welcome To The Jungle, cette fois pour un article CDLTesque sur les mantras corporate à la con (ouais ça vous fait 2 CDLT pour le prix d’un) (prix qui est gratuit) (c’est une bonne affaire)

🎅 Message de service-caché : en rade d’inspi pour le Secret Santa de la boîte ? Y’a du nouveau sur la boutique CDLT, puisqu’en plus des bangers du Secret Santa 2023 comme le mug “Sauf erreur de ma part”, 7 nouvelles tasses passives-agressives font leur entrée dans le e-shop qui est là si vous voulez jeter un oeil (la livraison est rapide ça part en 2 jours en général)

Message de service-versa : j’ai été assez émue par vos réactions à l’article sur la méritocratie. A croire que le sujet était aussi sensible chez plusieurs d’entre vous que chez moi (c’est-à-dire beaucoup). Merci pour vos retours, vous êtes super.

Message de service-à-bois : résultat bien sûr, on va faire quelque chose de radicalement différent et d’excessivement gratos cette fois.

Je rage beaucoup, je vous le concède, mais parfois aussi, je sais reconnaître le talent. Saluer la créativité. Admirer l’audace.

Et que faire sinon un hochement de tête approbateur devant cette idée qui flotte, depuis quelques semaines, vous l’avez forcément vue passer, mais siiii, celle qui consiste à réfléchir à la potentialité de peut-être “supprimer un jour férié”, ou formulé autrement, “faire travailler les salariés 7h de plus par an sans rémunération” ou, formulé encore autrement, “instaurer une nouvelle journée de solidarité” afin de rapporter 2,5 milliards supplémentaires aux caisses de l’Etat pour financer les actions envers les personnes âgées ou handicapées. Idée qui vient d’ailleurs (cet ajout date de ce matin alors que le reste de l’article est sorti de moi d’une traite ce week-end) d’être votée au Sénat.

Non, mais chapeau. Y’a pas à dire. Tout y est. Créativité, déjà, dans les multiples formulations qui tournent avec maestria autour du pot bien pourri que serait l’utilisation franche des termes de “travail gratuit”. Talent, dans la performance qui consiste à faire fuiter l’idée, puis à dire qu’en fait on n’a jamais été super sûr de l’idée après que l’idée a provoqué (qui l’eut cru) une forme d’indignation. Audace enfin, voire même panache, dans l’idée elle-même. Faut reconnaître. On n’y avait jamais pensé, dans l’Histoire, au bénef imparable de faire travailler les gens gratuitement. Je veux dire, hors servage, hors esclavage, c’est quand même assez inédit. Alors que, quand on y réfléchit, c’est vrai que c’est sacrément rentable. Est-ce qu’on peut faire plus rentable ? Je veux dire, même les robots ont un coût de fabrication, alors que les gens… ben les gens sont là quoi, les gens ont déjà été fabriqués. Gratuitement. Par d’autres gens.

Une autre belle qualité de cette belle idée, c’est qu’elle a provoqué chez moi le type de colère qui fait la moelle d’un article CDLT. Le type de colère qui ne s’apaise pas par les moyens classiques (infusion Marchand de Nuit de chez Clipper, coup de poing dans un coussin, brainsto avec mes acolytes Mag et Romain pour trouver d’autres propositions de remise en question de nos acquis sociaux et en faire un thread Twitter qui floppe mais qui devient cet article car rien ne se perd rien ne se crée tout se transforme).

Il m’a fallu un peu de temps, mais je crois que j’ai réussi à mettre le doigt sur ce que je trouve VRAIMENT PÉPITE, dans cette idée. Au fond, c’est même pas son existence, puisqu’après tout, on a déjà laissé passer une première journée de solidarité, rongés par la culpabilité après l’hécatombe scandaleuse de la canicule de 2003. C’est même pas non plus sa capacité à ouvrir la fenêtre d’Overton (en GRAND parce que, franchement, à la seconde où on accepte de caresser potentiellement la potentialité de ne pas attendre de rémunération en échange de notre travail, je vois pas comment on peut tomber plus bas).

Non, je crois que c’est l’esprit de l’idée qui force l’admiration.

Derrière cette belle perf qu’est le repackaging du travail gratuit en “solidarité”, mais aussi d’une taxe en “contribution” (puisqu’en gros, le principe du bail c’est que les gens travaillent gratos et qu’en échange de la “valeur créée” les employeurs versent une “contribution” à l’Etat), il y a une gymnastique intellectuelle qui pourrait désarçonner jusqu’à Simone Biles (gymnastique, arçons, vous l’avez ?).

Il s’agit de cette petite prise de judo qui consiste à RETIRER un droit mais attention, pas comme ça à sec et sans prévenir non, on retire un droit (comme celui d’être payé pour son travail) mais on fait ça EN ÉCHANGE du maintien d’un autre droit (comme celui d’être traité dignement quand on est une personne âgée ou handicapée). QU’IMPORTE que les deux droits devraient être absolument non-négociables et déjà assurés par l’Etat. Maintenant, ils sont négociables. Et l’idée c’est qu’on aie l’impression de sortir gagnant de la négo.

Allez, on abandonne ?

Et moi v’voyez, je ne trouve pas ça seulement très innovant, je trouve ça sacrément inspirant. Face à tant d’inventivité, moi je me dis : ça mérite. Ça mérite qu’on s’incline, vous trouvez pas ? Quand tant d’efforts sont déployés pour rendre les acquis sociaux moins acquis MAIS avec une si belle surcouche de marketing comportemental, moi j’ai envie de dire banco. Allez. On lâche l’affaire. On arrête de danser ce petit pas de deux qu’on n’appelle même plus le dialogue social (car il n’y a plus ni dialogue ni social) et qui se déroule comme suit ces derniers temps : gouvernement propose mesure X remettant en question le droit Y —> gens pas contents —> gouvernement répond que y’a pas le choix, car si on remet pas en question le droit Y il faudra remettre en question le droit Z —> gouvernement remet donc en question le droit Y —> pause —> gouvernement propose mesure remettant en question le droit Z —> on recommence.

Alors voilà, moi, je me demande : on arrêterait pas de se battre et on commencerait pas à s’en battre ? Vous imaginez tout ce temps qu’on pourrait gagner à cesser de RÂLER sous prétexte qu’on nous grignote peu à peu la sécu, le temps de vie perso, la retraite, le chômage, ces choses qui CERTES sont importantes, mais quand on y pense, probablement moins que d’autres ? Lesquelles, on sait pas, mais y’en a sûrement.

Mais surtout, plutôt que de toujours voir le verre des acquis sociaux à moitié vide et en train de fuir, comme une sale bande de rageux·ses pessimistes, et si on se détendait du mobile et qu’on commençait à se projeter ? Si on se laissait enfin griser par le futur radieux qu’on est en train de nous dessiner ? Si on arrêtait de faire chier avec nos petits Che intérieurs et qu’on embrassait la mo-der-ni-té ?

Pour cet article, je vous propose qu’on mette de côté cette chose encombrante qu’on appelle nos droits l’espace de cinq (ok, dix) minutes, et qu’on adopte cette logique, non mieux, qu’on la pousse encore plus loin. Plongeons tête la première dans la vision Elonmuskienne d’un Etat rendu enfin compétitif car on calquerait son fonctionnement sur celui des entreprises, et où rien ne serait trop tabou, trop acquis et surtout, trop gratuit.

On est parti pour une petite pérégrination dystopique (comme celle que je m’étais offerte sur l’IA, en février de l’année dernière) sans autre but que de purger ma rage en vous prenant à témoin.

Non mais imaginez

Budget 2026

On va pas s’arrêter en si bon chemin. Maintenant qu’on a compris qu’il ne fallait pas retirer leurs droits aux gens, mais leur donner une opportunité UNIQUE de les garder en échange d’autre chose, une liste de propositions compétitives sont accueillies par une salve d’applaudissements au Sénat (pas une standing ovation non plus faudrait pas se blesser).

Désormais, on peut avoir une place en crèche garantie SI on décide de travailler pendant plus de 50% de son congé maternité. Donnant-donnant. On obtient une prime de retour au travail SI on décide de revenir moins de 14 jours après un burnout (et bien sûr parce qu’on est pas des chiens, à partir de 3 burnouts, un bilan de compétences est offert). Attendez, mieux : on peut être assuré de partir à la retraite à l’âge légal en vigueur aujourd’hui (celui de maintenant, pas celui qui sera en vigueur au moment où on arrivera à la retraite) SI on décide aujourd’hui de passer à 45h de travail par semaine. Une sorte de PEL mais de l’âge de retraite.

Ça fait rêver non ? Innovant, créatif. Enfin un moyen d’unir la nation vers un avenir meilleur, fait d’un déficit public acceptable et un Etat-Providence négociable. Mais on va pas s’arrêter là. Élection présidentielle ou pas, le marché a ses raisons que la raison ne connaît pas.

Budget 2027

Renflouer les caisses, c’est addictif. Ça devient un sport national. On fait intervenir les meilleurs growth hackers de la startup nation qui nous craftent des mesures ultra-disruptives que le monde nous envie. La première d’entre elles ? La Pochette Métier Surprise. SI un·e chômeur·se accepte de tirer au sort son prochain job dans un chapeau et de l’accepter sans conditions, alors iel bénéficie d’une réduction de 25% sur les frais de déménagement, même si c’est à l’autre bout du pays. C’est fun, et les voyages forment la jeunesse. Attendez, il y a aussi les “heures supp-er” : quand on fait des heures supplémentaires, on peut choisir d’être payé OU de recevoir le double du montant en bons d’achat dans des entreprises françaises. C’est bon pour le redressement productif et la TVA ça. Ah, et aussi les congés enfant malade deviennent illimités (contre 3 par an aujourd’hui) (non mais, 3 PAR AN) (SÉRIEUSEMENT), mais sont ajoutés au crédit du gamin qui devra les rembourser à la boîte quand il sera en âge de travailler. Ça lui apprendra à choper tous les virus qui traînent à la crèche ou à l’école.

Budget 2028

Là, statistiquement, il y aura forcément eu une autre crise économique d’ampleur, probablement causée par les banques, qui seront renflouées par les Etats mais il va bien falloir faire sa part pour aider à la remontada. Résultat, fini la rigolade, il va falloir devenir un poil plus punitif MAIS dans le même mood win-win. On commence par remettre la laïcité sur la table, de la même façon que d’habitude c’est-à-dire avec la définition qui nous arrange : interdiction de bénéficier des jours fériés catholiques si on n’est pas baptisé. On y ajoute bien sûr, car la jeunesse est notre avenir, une réduction des allocations familiales de 30% à chaque redoublement du gosse. Interdiction des arrêts maladie pour des affections évitables : rhumes (fallait se couvrir), grippes (fallait se vacciner), gastro (fallait se laver les mains) et même cancer du poumon (fallait pas fumer).

Budget 2029

Il est temps d’aller un cran au-dessus. Les mesurettes, c’est terminé. Cette année, on applique les best practices de l’Efficacité Gouvernementale : on “consolide”, et on “numérise”. MAIS, évidemment, on garde le côté ludique. Sur la reco d’Elon Musk, qui fait du consulting en plus de son travail ministériel, l’Etat crée une méta-appli pour gamifier toutes les petites actions que chacun·e peut réaliser à son échelle afin que nos petits ruisseaux productifs deviennent une grande rivière d’économies qui se déverse dans le grand bassin de la dette. On pourrait l’appeler Duolingot.

Le concept est simple : un petit animal qui symbolise les économies comme par exemple un écureuil, ah non l’écureuil c’est déjà pris, non, un rat, c’est bien ça, un rat nous félicite et nous attribue des badges et des rewards pour nos bons comportements de citoyen·nes responsables et économes. Plus on accumule de jours consécutifs sans arrêt maladie, plus on récupère de petites médailles, et on gagne des prix comme un supplément de frites à la cantoche ou un droit de prise en charge prioritaire en cas de burnout sur Doctolib. Bien sûr, l’appli est connectée à un fitness tracker : plus on a des comportements sains et on fait de sport, plus on a de puntos. Si on marche moins de 10 000 pas, qu’on mange trop gras ou qu’on a un IMC inférieur à 18,5 ou supérieur à 25, alors c’est la douille : le petit rat devient légèrement menaçant et nous invite à faire des efforts. Mais c’est pour notre bien et celui de la collectivité. Et si on ne redresse pas la barre, nos soins sont moins remboursés. En toute logique, on perd également des points dans les situations suivantes : quand on fait un enfant, quand on tombe malade, quand on est au chômage, qu’on refuse un job proposé par l’algo créatif de France Travail, quand un CDD n’est pas renouvelé, quand on fait une formation. Evidemment, lorsqu’on commet un impair, le petit rat de Duolingot nous donne une chance de garder notre streak en échange d’un petit effort, de type accepter une réduction de nos allocations chômage, ou un non-remboursement de nos soins, ou un trimestre de travail supplémentaire. Donnant-donnant. Gagnant-gagnant.

Bref

Vous avez lu certaines de ces idées complètement débiles en vous disant que ça vous rappelait quelque chose hein ? C’est normal. C’est mon côté Black Mirror. La plupart sont librement inspirées de trucs qui ont été proposés, ou vaguement suggérés, voire parfois appliqués, voire qui existent ailleurs.

C’est ça qui fait flipper avec la fenêtre d’Overton : plus on l’ouvre grand, et plus les petits compromis entre-deux nous semblent acceptables, et finissent par le devenir.

Je peux pas dire que je sois calmée après la purge rédaction de cet article, mais ça m’a quand même fait du bien. Je vous laisse sur cette phrase d’Alphonse Allais :

Il faut prendre l'argent là où il se trouve, chez les pauvres. Bon, d'accord, ils n'ont pas beaucoup d'argent, mais il y a beaucoup de pauvres

CDLT,

Sev