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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
7 nov. · 8 mn à lire
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La méritocratie, lol

La mérito, un mytho ?

Point état du monde : j’ai écrit cette newsletter AVANT l’élection américaine parce que je me doutais que je serais moyen en état de faire quelque chose de constructif. Voici donc une newsletter 99% garantie “sans référence à l’actualité'“. Plein de pensées à vous mes potes de dep.

Point CDLTverse :
- Teasing : jetez un petit oeil à la newsletter Welcome to the Jungle dans les temps à venir
- Ça fait longtemps que je vous ai pas parlé de l’Instagram de CDLT : es derniers temps, on y a fait une pétition pour le retour de Clippy, et même une chanson gênante sur à quel point LinkedIn c’est gênant.

La dernière fois que j’ai prononcé le terme “méritocratie”, c’était formulé comme une mandale.

J’étais en train de chercher un appart en loc à Paris (pas besoin de vous faire un dessin), je venais d’en visiter un qui était ma foi okay, et j’étais avec le propriétaire en train de procéder à cet exercice qui consiste à se comporter d’une façon qui exprime l’idée que je paierai tous mes loyers même si ça implique de me sortir un organe au cutter pour le fourguer sur le darknet. J’étais en train de pas trop mal m’en tirer, jusqu’à ce que, pas super à l’aise avec la provenance des revenus du foyer (pas le deal hein, l’étranger), le propriétaire demande… je vous le donne en mille… des garants qui gagnent trois fois le loyer. Et qu’il ajoute “vos parents, de préférence”.
Et là voilà, c’est sorti tout seul, moi qui ai zéro sens de la répartie d’habitude : "Ben… nos parents gagnent pas trois fois le loyer M’sieur, on est des PURS PRODUITS DE LA MÉRITOCRATIE”.

Ouais, je sais c’est ridicule.
J’me suis tranquillou auto-tamponnée “réussite méritocratique” alors que bon, la réussite en question est questionnable, le tout dans une situation qui, elle-même, démontrait littéralement les limites de la méritocratie.

Autant ça l’a calmé, le pépère (et il m’a lâché l’appart) (que j’ai pas pris) (cheh), autant je suis restée avec un drôle de goût en bouche (qui n’était PAS celui du sang après cet échange d’uppercuts). Pourtant, sur le papier, c’est pas faux. Je déteste parler de oim ici, mais bon techniquement je coche toutes les cases : comme la moitié des hommes politiques sur les plateaux télé, j’ai des “grands-parents ouvriers”, des parents qui ont été les premiers à dépasser le bac et moi, paf, j’ai fait une fat école dont on reparlera.

J’ai pas réussi à mettre les mots sur cette sensation bizarre jusqu’à y’a quelques jours, alors que j’écoutais cet excellent double-épisode de l’excellent podcast Thune (coeur sur vous) sur les pièges du métier-passion. La journaliste Anne-Claire Genthialon y raconte comment, issue d’un milieu ouvrier et atteinte du “syndrome de la première de la classe” (qui arrive même aux meilleur·es, okay ?), elle avait tout bien fait la bonne école, et tout ce qu’il fallait pour être reconnue, mais qu’après des années de piges à attendre patiemment que tout son travail paie… ben elle a percuté qu’il paierait pas. Qu’elle ne cesserait pas d’être une “intello précaire” de la presse écrite. Que c’était pas sa faute, que c’était pas qu’elle était nulle, mais simplement que c’était structurel. Et qu’au fond, celleux qui pouvaient se permettre de continuer à attendre indéfiniment la carotte s’étaient lancé·es dans le journalisme avec déjà, d’emblée, une assise financière. Et que donc, bref, la méritocratie avait bon dos, quoi.

Ça m’a fait exploser le cerveau. Et ça m’a aidée comprendre ce qui m’emmerde dans le concept (que mon pote Roberto désigne comme une “Hiérarchie sociale fondée sur le mérite individuel”, en précisant “didactique (souvent ironique)” ce qui est très CDLT).

Voici donc la liste non-objective et non-exhaustive de ce qui me saoule dans la méritocratie.

C’est un concept qui vient d’en-haut

Et par “en-haut” j’entends pas Dieu, ou la voisine qui persiste à bouger ses meubles après 22h (j’aurais ptêt dû prendre l’autre appart, à la réflexion). J’entends celleux qui ont déjà réussi et qui cherchent à justifier d’être là où iels sont.

Dans le podcast, Anne-Claire Genthialon cite David Guilbaud, énarque issu de la classe moyenne, auteur de L’illusion méritocratique, qui dit que la méritocratie est deux points ouvrez les guillemets :

la bonne conscience des gagnants du système

Ça fait gaucho-rageux, et pourtant, laissez-moi faire un point historique pour illustrer. Flashback : on est pas content, on fait la Révolution, on Fruit Ninja des caboches, et on décrète que c’est GOOD, maintenant on est tous égaux. Tout le monde a plus ou moins les mêmes droits et les mêmes chances de réussite, faut juste bosser. Fast forward, XIXème siècle : émergence d’élites cette fois économiques, en parallèle d’une démocratisation de la société en Europe. Et c’est LÀ que les élites économiques réalisent un truc : c’est plutôt coolos d’être des élites, et ça serait tip-top, dans l’idéal, de le rester, et éventuellement que leurs enfants profitent de tout leur taf sans repartir de zéro. Elles se posent donc une question : comment faire pour rester en place, tout en ne remettant pas en question l’idéal démocratique ?

Et paf, y’avait plus qu’à inventer la méritocratie. Alors, pas le terme, hein, qui est apparu plus tard de façon assez rigolote (je vous raconterai plus loin si vous êtes toujours là). Mais le concept. Le mérite a servi à justifier par autre chose que la naissance le maintien de positions sociales dominantes. Grâce à des trucs comme… SciencesPo, dans la bibliothèque de laquelle, un soir que je préparais un mémoire sur je sais plus quoi, je suis tombée sur cette citation du fondateur, Emile Boutmy, pour expliquer la création de l’école :

les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie.

Moi là, j’ai cru que j’hallucinais. En gros, le type il disait littéralement qu’il fallait créer une école qui pèse pour y envoyer les gosses des élites, afin de justifier que les gosses des élites méritaient d’être des élites, au-delà du fait que c’était les gosses des élites. Moi, bibliothèque ou pas, j’ai eu envie de crier “HÉ MAIS VOUS SAVEZ PAS QUEL BAIL JE VIENS DE CAPTER ?” mais il était tard, et y’avait personne, parce que je charrettais comme une porcasse pour rattraper mon retard sur les gosses des élites.

Le truc que je peux comprendre, c’est que quand on est soi-même assez conscient d’être priviliégié·e, il faut bien se l’expliquer à soi-même et aux autres. Le problème de la méritocratie comme explication, c’est que c’est maxi-pété. Pourquoi ?

Elle justifie le status quo

Vu qu’elle a été inventée pour. La méritocratie dit que celleux qui sont en haut l’ont mérité, et par extension… que celleux qui sont en bas aussi. En fait, je le dirai jamais aussi bien que Michael J. Sandel, universitaire auteur de La tyrannie du mérite, donc je vais juste le citer en fait :

À mesure que les inégalités ont augmenté ces quarante dernières années, les gagnants de la globalisation néolibérale se sont mis à croire que leur réussite était le fruit de leur seul travail, que ce qu’ils gagnaient était à la mesure de leur mérite et, par symétrie, que les plus précaires devaient aussi mériter leur destin.

La méritocratie n’est pas un remède à l’inégalité mais sa justification. Puisque la mobilité sociale par le travail est supposée possible, vous méritez votre place. Or, nous voyons bien que cela ne fonctionne pas.

AH au fait, je vous l’avais promise, la voilà : la blagoune sur l’origine du mot (euh… oui, bon, on a établi que je trouve certains trucs drôles qui ne sont pas non plus hilarants, hein). La popularisation du terme a été attribuée à Michael Young (le sociologue qui réveille teees… VOISIIIINS) qui, dans un bouquin en 1958, l’a utilisé… de façon critique. Pour critiquer la méritocratie. Si. Son livre de sociologie-fiction, The Rise of The Meritocracy, est une satire dystopique censée montrer les dérives d’un monde fondant sa hiérarchie sur le mérite (défini par le QI + l’effort). Tout ça, ALORS MÊME que le gars était un des intellectuels du parti travailliste britannique après-guerre, dont les réformes sur le logement, la santé et l’éducation voulaient justement éparpiller façon puzzle la hiérarchie sociale figée du pays, pour renouveler les élites par la compétence. POURQUOI il a écrit ça alors ? Parce qu’il savait que ça ne marcherait pas. Parce qu’au fond la méritocratie ne fait que ce que faisaient les anciens systèmes : désigner des gagnants et des perdants (juste, pas les mêmes).
Dans le roman, la nouvelle classe dirigeante est encore plus arrogante que l’était l’aristocratie, puisqu’en plus de posséder le pouvoir et les privilèges… elle est persuadée qu’elle les mérite. Il dit même :

La carapace du mérite avait inoculé les vainqueurs contre la honte et les reproches

Il y décrit le soulèvement de celleux qu’on a traité·es de cancres et à qui on a dit qu’iels méritaient leur sort pété. Une sorte de nouvelle classe ouvrière qui se révolte contre les élites parce que le système les a douillés sous couvert de “quand on veut on peut”. Et euh, je n’aurai que deux mots à vomir sur le côté visionnaire de cette dystopie : Donald Trump.

Car oui, hein, la promesse de la méritocratie, elle est super, mais…

Elle est fausse

Je vais même pas m’embêter à faire un pavé. Derrière les cas minoritaires mais bien visibles brandis en exemple pour justifier que c’est possible de réussir quand on vient de nulle part, il y a… la data. Voici de la data made in France :

J’arrête là, je pense qu’on a l’idée. Je ne dis pas qu’il n’existe pas de gens qui se hissent vers le haut par leur mérite hein. Je dis juste que la méritocratie est l’exception, pas la règle. Sauf qu’à force d’être considérée comme la règle…

Elle fait accepter des situations toxiques

Oui parce que bon, le problème de la méritocratie, c’est qu’on y croit.

D’après la pré-citée étude Ipsos x BCG (pas le virus), le mérite est cité en 5ème position comme valeur fondamentale en France (après la justice, l’égalité, la liberté et la solidarité) alors qu’il est en moyenne en 7ème position dans les autres pays.

Alors évidemment, j’en ai déjà parlé dans l’article sur la réussite et puis c’est évident : bien sûr qu’on est vachement moins naïfs que, au hasard, les Américains sur nos chances de nous self-make. On sait très bien que toute réussite est collective, et qu’elle est favorisée non seulement par les cartes qu’on reçoit au départ, (type le milieu, les relations, le lieu de naissance, le genre) mais aussi par le contexte (type l’accès à l’éducation, le lieu de vie, la situation économique, et même, la chance).

CERTES. Mais voilà. On continue à y croire, quand même un peu, au fond de nous, au mérite. Et on croit donc, un peu, que les gens qui nous dirigent/dominent/managent ont ptêt mérité d’être là.

Et le problème, avec ça, c’est que ça rend plus difficile de remettre en question les relations, structures et cultures néfastes mises en place par ces gens-là. En bref, comme le dit le professeur en philosophie politique Thomas Malleson :

Le discours méritocratique est par ailleurs responsable de l’émergence de cultures toxiques. Il favorise l’idée que quelle que soit votre position dans l’organisation, vous méritez d’y être. Si vous êtes au sommet, c’est parce que vous êtes excellent et si vous êtes au bas de l’échelle, c’est parce que vous êtes mauvais et que vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même.

Or, parfois, je sais c’est surprenant, mais parfois, ça arrive, sur un malentendu, que ça soit des personnes pas forcément super compétentes ou méritantes qui sont promues/nommées/élues.

Ouais je sais, c’est un choc.

La chercheuse en Sciences du Management Isabelle Barth (que j’ai découverte à un événement organisé par Lucca pour annoncer la sortie de son baromètre sur les aspirations pro, dont je reparlerai, mais je voulais juste dire que maintenant j’me fais inviter à des trucs) (j’suis “influenceuse travail” ou quoi ?), a écrit un bouquin sur ce qui se passe quand c’est structurel : La kakistocratie ou le pouvoir des pires. Rien à voir avec le vert foncé, le terme vient de “kakistos”, le superlatif de “kakos” qui veut dire “mauvais” et “kratos” qui veut dire “pouvoir”. La kakistocratie, c’est globalement quand des gros nullos arrivent en position de pouvoir et que tout le monde en pâtit (Smith).
Mais comment est-ce possible, de promouvoir des tanches dans un monde ultra-compétitif et exigeant ? Isabelle Barth pointe deux raisons. D’une part, des critères de recrutement et de promotion à la con (type, recruter uniquement dans certaines écoles, ou alors… placer ses enfants, ou même dans le public, organiser des concours qui n’ont rien à voir avec les enjeux d’un poste). D’autre part, le fait que parfois, un·e manager naze va se garder sous la main en N- quelqu’un de super compétent, qui tient la baraque et pallie sa nullité au quotidien, et promouvoir d’autres gens bif-bof pour pas être démasqué·e.

Et tout ça, ça tient debout pour plein de raisons, et l’une d’entre elles c’est qu’on gobe la méritocratie au point parfois, d’en arriver à se dire qu’on mérite son sort quand on mérite pas son sort. Or, bouquet final, apothéose, il s’avère que…

Le mérite ça ne veut rien dire

Rien. Et tout à la fois.

Définir le mérite de façon concrète, par exemple pour l’utiliser comme critère de promotion, c’est forcément faire un choix politique sous couvert d’une notion vague.

Tenez par exemple, si on définissait le mérite comme dans la dystopie du pré-cité sociologue Fatal Bazooka : le QI + l’effort. Sur le papier c’est pas intégralement débile. Sauf que. Déjà le QI c’est une donnée de départ, comme la richesse, donc c’est tout aussi excluant. Ensuite, c’est une donnée hautement questionnable, parce que si le QI mesurait vraiment l’intelligence, ça se saurait. Ensuite, qui peut prouver que QI élevé = apport bénéfique à la société ? Enfin, est-ce qu’on a besoin d’un haut niveau de QI dans tous les jobs ? L’effort ensuite : ça se mesure comment ? Nombre d’heures travaillées ? Super : ça exclut directement les parents (et par-là vous me connaissez, j’entends les mères), les aidant·es, les gens qui vivent loin de leur lieu de travail ou qui ont d’autres trucs dans leur vie. Bref, qui décide, qui mesure ? C’est bien là le problème.

Car vous savez le PIRE ?

Le PIRE DU PIRE ?

C’est que plus une boîte se veut méritocratique sans questionner sa définition du mérite, moins elle l’est. C’est pas moi qui le dis, c’est le chercheur Emilio J. Castilla, qui a mené une étude auprès de 9000 employé·es d’une entreprise américaine de services qui avait mis en place un système de rémunération basé sur le mérite.

Le résultat ? Je vous le donne en mille (enfin, Thomas Malleson vous le donne) :

à travail égal, et surtout à évaluation égale de ce même travail, les femmes, les employés issus de minorité ethniques et les employés qui n'étaient pas nés en sol américain ont reçu des augmentations de salaire moins importantes que leur collègues masculins et blancs.

Pourquoi, vous allez me demander ? Un professeur d’université, Stephen Bernard, a mené une étude pour essayer de comprendre, et en est arrivé à une conclusion simple : ceux qui pensent qu’ils sont les plus objectifs dans leur évaluation du mérite sont en fait les plus biaisés, parce qu’ils ne questionnent même pas leur subjectivité. Les personnes en situation de pouvoir (= statistiquement, principalement des hommes blancs) vont naturellement valoriser davantage des personnes qui leur ressemblent (pour plein de raisons, comme le fait qu’ils peuvent s’identifier facilement à eux, qu’ils sont potentiellement plus proches d’eux, et qu’ils partagent les mêmes façons de bosser) sous couvert de mérite, en étant sincèrement persuadés que leur analyse est tout à fait neutre.

Bref

Au fond c’est probablement ça, le plus grand problème avec la méritocratie. C’est pas l’idée de l’accès à la réussite par le mérite, qui est probablement le plus mauvais système à l’exception de toutes les autres. C’est qu’on n’a aucune idée de ce que ça veut dire. Sauf quand quelqu’un s’auto-estampille pur produit de la méritocratie, ce qui a pour effet principal de dire aux autres que si iels n’ont pas réussi, c’est de leur faute (et de moucher des proprios chiants, certes). Et c’est probablement la raison pour laquelle l’interview d’Anne-Claire Genthialon m’a fait vriller le ciboulot : la croyance aveugle dans la méritocratie gomme artificiellement les injustices et les déterminants sociaux, au point de faire douter de soi quand on n’est pas du côté des winners. Et moi je vous le dis comme je le pense, car j’ai pas peur de dénoncer : DOUTER DE SOI C’EST NUL.

CDLT,

Sev