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Ça pourrait devenir une série cette histoire (prenez une grosse voix dans votre tête) : “Par la réalisatrice de Les Français détestent-ils le travail ? et avant la sortie prochaine de “Les Français détestent-ils les services publics ?” et “Les Français détestent-ils quand les gens s’arrêtent à gauche de l’escalator ?”, aujourd’hui, une question qui gratte : Les Français détestent-ils le succès ? Sont-ils des perdants qui n’aiment pas les gagneurs ? Des gros rageux jaloux des réussites des autres ? Now in theaters.”
Tapie Tapie Gris
Oui, bon, j’ai regardé Tapie.
Vous avez soupé des avis des autres sur LinkedIn donc je vous épargne le mien. De rien.
Mais le truc intéressant, c’est que Tapie (pré-prison), la personne, le symbole, offre un contrepoint à l’idée que les Français détestent forcément quelqu’un à partir du moment où cette personne est riche et a réussi.
Si Bernard Tapie et Bernard Arnault, pas même combat, c’est qu’il y a peut-être un peu de nuance à aller chercher, quelque part entre le “les français ont un problème avec la réussite” (oui y’a un lien différent par mot) et le “mort aux riches”.
Ce que je vais m’employer à faire.
En essayant de tout mon coeur de ne pas écrire un pavé.
Et de ne pas trop parler de politique.
Mais vous et moi, on sait que je vais échouer.
Aux deux.
C’est quoi le succès ?
Evidemment qu’on va faire de l’étymologie
Je vous rappelle que j’ai un Bac L que j’essaie toujours de rentabiliser.
Succès vient du latin “successus” : Dans les années 1530, il en est venu à designer une avancée, une issue heureuse, du verbe succedere 'venant juste après’.
Réussite viendrait de l’italien “riuscire” qui veut dire “aboutir, avoir une issue” et, proprement, “sortir de nouveau”.
Dans les deux cas, il y a une notion de mouvement : l’idée que le succès n’est pas un état, mais le résultat d’une action. C’est pas neutre, on y reviendra.
Ok, et si on demande aux concerné·es ?
Les Français·es, c’est quoi le succès, à leur avis ?
Y’a eu plein d’études sur le sujet, mais tiens, je vais prendre le Figaro (2019) pour assurer un peu de représentativité :
Le premier critère pour réussir sa vie, c’est fonder une famille : 26% des Français (super, une autre pression, mais c’est pas le sujet du jour)
Et être entouré·e de personnes aimantes, amis et proches : 23%
Bon ça fait très Figaro, mais c’est pas incohérent avec l’étude Linkedin x Yougov de 2017 : pour 74% des Français, avoir du succès c’est avant tout être heureux. Une bonne santé (69%), passer du temps en famille (50%) et réussir à trouver le bon équilibre entre sa vie pro et sa vie perso suivent de près.
Oui mais la thune ? Ben non, pas trop : 12% des interrogé·es seulement considèrent qu'avoir un bon salaire permet de mesurer le succès, 5% le fait d'aimer son travail.
OUI MAIS la thune quand même ? 80% définissent la réussite financière comme le fait de gagner le nécessaire pour vivre.
Alors c’est marrant hein, ça commence à dessiner un truc, qui serait peut-être qu’on accuse les Français·es de détester la réussite, alors qu’iels aiment beaucoup la réussite, juste pas celle qu’on essaye de leur plaquer dessus. D’ailleurs, si on leur demande, iels sont d’accord : selon un sondage OpinionWay, 61 % des Français partagent l'idée que « la réussite économique est mal vue en France ».
Mais on n’est qu’au début de nos surprises.
Les jaloux jalouseront ?
Derrière l’accusation de détester la réussite (économique), égrenée à longueur de tribunes et de passages télé, et qui a refait surface au moment du débat sur les retraites, il y a une autre idée : les Français·es sont jaloux·ses. Ce qu’iels détestent, c’est pas la réussite, c’est celle des autres. Parce que ça les renvoie à leurs propres échecs.
ALORS C’EST MARRANT, PARCE QUE selon le pré-cité sondage Linkedin, 56% des Français disent avoir l’impression de rencontrer le succès.
What ?
Si. Et c’est pas la seule étude qui le dit.
Et c’est chelou, non ? Je veux dire, je suis pas experte en psychologie hein, mais il me semble que si on a l’impression de réussir, y’a moins de chance qu’on envie les autres de réussir ?
Oui mais non mais il doit y avoir un truc, au fond des gens, là, un truc à la Gollum, tout pourri tout recroquevillé, qui leur donne envie d’avoir la thune des autres. Non ? Non : dans un baromètre tout frais datant de juillet 2023 (Odoxa pour BFM Business, AGIPI et Challenges), 73% des sondé·es ne se sont pas fixé comme objectif de devenir riche et 7% considèrent l'être.
Ok, ok, alors, attendez, y’a pas de problème alors ?
Il ne peut pas ne pas y avoir de problème, regardez comme iels sont grognon·nes, les Français·es. Y’a un truc quand même ? Oui, en effet, il y a un truc, et je n’ai même pas besoin de passer par l’état des lieux de la pauvreté en France (pourtant je pourrais) ni par des histoires de jets privés et autres démonstrations ostentatoires de richesse (la réussite vitrine) pour y arriver.
Accrochez-vous parce que ça va va tanguer, je pense fort que :
Le succès financier a une dimension morale
Mais ce n’est pas celle qu’on croit (qui est que c’est mal d’être riche, bouh).
Maintenant que les grands mots sont lâchés, laissez-moi expliquer.
Soyez sympas, rembobinez
Pour attaquer ma démonstration, je vais évidemment faire un point historique. La good news, c’est qu’Olivier Galland, Directeur de Recherche émérite au CNRS (le succès l’habite) a déjà fait tout le boulot d’analyse, qu’il a détaillé dans une note aux accents de “rholala les Français ces gros pleurnichards” mais qui est très intéressante. En deux mots, y’aurait 4 piliers historiques de notre détestation des riches, je vous les résume vitef :
Le christianisme et le catholicisme : « Nul ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (Mat, VI, 24). (Mammon, c’est pas la chérie de Pappon avec qui ils s’aimaient très fort et il a mis la petite graine hein, c’est la personnification de l’argent qui asservit le monde)
Le Moyen-Âge : l’Eglise condamnait l’usure (alors oui, par anti-judaïsme d’abord hein), mais c’est quoi la raison invoquée ? Parce que c’est s’enrichir sans travailler. C’est vendre ce qui n’existe pas.
La Révolution : ou plutôt la culture jacobine, où le riche et le puissant devient ennemi politique.
Le Marxisme : ouais je sais, ça paraît loin l’époque où les communistes faisaient autre chose que la pub du barbecue, et condamnaient l’exploitation du travail des ouvriers.
Force est de constater que tout ça sonne plutôt juste. On a tendance à opposer la culture catholique à la culture protestante qui, elle, aurait réussi à transformer la réussite matérielle en un signe de l’élection divine alors que nous on dirait juste que c’est mal. J’en tire pas totalement les mêmes conclusions qu’Olivier cependant : je crois que c’est un poil plus nuancé. Tout ça me semble dessiner une relation à la thune et au succès qui serait, en gros, que la thune c’est mal surtout quand 1/ c’est pas mérité (= le fruit du travail) et 2/ ça se fait au prix du travail des autres.
On s’approche du truc je crois bien.
Le succès, oui mais comment
Nous voici à la partie un peu juteuse.
Parce qu’il y a des trucs très intéressants qui se dégagent quand on demande aux Français·ses quels sont les déterminants du succès pro. Pas les critères, mais les trucs qui font qu’on parvient au succès. Selon l’étude LinkedIn again :
pour 64% des français, le succès est déterminé par du niveau d’études
mais aussi son choix de carrière pour 47%
et sa ville de résidence pour 36%
Trois trucs sur qui sont quand même des déterminants sociaux, ou le résultat de déterminants sociaux.
Et attendez, je vous garde le meilleur pour la fin. Dans une étude de 2011 (ouais ça date), l’Essec et le CSA ont questionné des CSP+ de 10 pays sur leur rapport au succès, et notamment sur ce qui est stratégique pour parvenir la réussite professionnelle.
Alors là, 8 pays sur 10 ont dit l’intelligence.
Mais iels ont dit quoi, les Français·es (et les Chinois·es) ?
« Les relations et le réseau ».
Ce qui est désespérant de réalisme, de fatalisme et de vérité.
Et donc ce sur quoi je suis en train de m’exciter toute seule, en fait, c’est quoi ? C’est que la vision anglo-saxonne du succès, irriguée de protestantisme, c’est l’idée que le succès est accessible à tout le monde, que si on a du succès, c’est forcément qu’on l’a mérité, et qu’on mérite d’être érigé·e en modèle pour montrer aux autres que si nous on l’a fait, c’est possible, et “self-made man” et “rags to riches” etc.
Alors qu’il semblerait bien fort que la vision française, ça soit d’être dramatiquement conscient·e que le succès financier/pro c’est le résultat de tout un tas de facteurs, notamment sociaux, sur lesquels on a globalement peu d’impact puisqu’ils sont pour beaucoup des donnés de naissance et s’auto-entretiennent (oui c’est le point Bourdieu).
Que le succès financier serait pas mauvais en soi dans la mesure où il serait un résultat, pas un point de départ (selon le sondage Odoxa pour BFM Business, AGIPI et Challenges cité plus-haut, pour 7 Français sur 10, "c’est une bonne chose de vouloir gagner de l’argent et devenir riche").
Moi je trouve ça super, mais vraiment super intéressant. J’ai l’impression à lire tout ça que les Français·es ne sont ni rageux·ses, ni jaloux·ses, ni même désabusé·es
mais
juste
extrêmement
pragmatiques.
(selon un truc OpinionWay pour TEDxCEWomen en 2018, “47% des Français·ses pensent être acteur·ices de leur réussite MAIS qu’elle ne dépend pas que d’elleux”)
On dirait que globalement, iels ne se mentent pas en se disant que le succès financier est accessible à tout le monde, et qu’iels savent très bien qu’il est majoritairement réservé à une petite poignée de gens qui a quand même eu un sacré coup de pouce de départ, et qui se l’assurent un peu moins grâce à leur propre taf qu’à celui des autres. Que globalement, le succès aujourd’hui, c’est beaucoup un état, offert à certaines personnes, et beaucoup moins un objectif, accessible à beaucoup (et iels ont pas tort hein, selon Forbes 80% des milliardaires français ont hérité de tout ou partie de leur fortune) (et elle a doublé pendant la pandémie selon Oxfam).
Et que donc, en soi, c’est pas forcément bien. Voire, c’est pas bien. En tout cas pas juste.
Et attendez, c’est pas fini.
Le succès, oui mais en échange de quoi ?
Là moi j’ai trouvé un autre truc qui m’a fé réfléchire. Dans l’étude Essec x CSA citée ci-dessus, ils demandent aux sondé·es de se prononcer sur ce qui définit vraiment le succès entre deux choses : est-ce que la réussite c’est “créer et accumuler de la richesse” ou “créer et distribuer de la richesse” ? Ce qui est une belle question je trouve. Bien morale, bien théorique, mais belle.
Eh bien pour 59 % de ces Français CSP+, réussir sa vie professionnelle, c'est avant tout « créer et savoir distribuer la richesse ».
Et là je crois qu’on touche à un truc fondamental.
L’idée que la réussite, si elle a un aspect moral, s’accompagne d’une responsabilité, morale elle aussi : celle d’en faire bénéficier les autres. Alors on est d’accord ou pas d’accord hein. Et on peut se dire que si les gens qu’ont pas de thune aujourd’hui en avaient soudain des tonnes, c’est pas dit qu’iels auraient envie de partager (mais on peut rétorquer que c’est pour ça qu’on a inventé des lois).
Mais si d’un côté, on se dit que le partage fait intrinsèquement partie de la société française (Conseil National de la Résistance toussa), si de l’autre on se dit que la richesse financière est pas le résultat d’un mérite totalement individuel, ben ça semble pas débile que l’attente, en échange, ça soit de partager (61 % des Français·ses se prononcent en faveur d’une hausse substantielle des impôts des millionnaires, même s’ils n’en tirent eux-mêmes aucun bénéfice, selon une étude menée sur 4 pays par l’historien Rainer Zitelmann).
Ça semble à la fois profondément évident et très éclairant, dit comme ça, je trouve.
Tout ça pour dire
Qu’en fait, scoop, peut-être que les Français ne détestent pas les riches.
Ptêt qu’iels détestent juste les riches qu’ont pas fait grand-chose pour et qui font rien en échange.
Vous voulez des contre-exemples ? J’en ai.
Parlons de de Xavier Niel, père juriste et et mère comptable, vous savez le mec qui a montré aux gens qu’on les entubait sur leur forfait téléphonique. 18ème fortune mondiale, et 5ème patron préféré des Français selon Forbes en 2021.
Vous voulez les 4 premiers hein ?
Number one, Michel-Edouard Leclerc, c’est presque trop symbolique.
Number two, Tony Parker, ok lol, prime à la célébrité (mais bon il a racheté l’ASVEL Lyon-Villeurbanne alors qu’il aurait pu passer sa retraite à faire des partenariats rémunérés pour des huiles à barbe sur Insta).
Number trois, Alain Afflelou, oui, bon, même bail (mais parents boulangers, ça mange pas de pain de le dire).
Et number 4… Bernard Tapie.
Voilà.
Je dis évidemment pas que les raisons que je vous cite sont légitimes, que ces personnes sont des parangons de vertu ou qu’elles en ont quelque chose à foutre des gens. Je dis juste que ça me semble une bonne illustration des nuances dans lesquelles on navigue. Et que peut-être dire que de '“toute façon les Français·es n’aiment pas les riches” est une façon un peu simpliste de balayer d’un revers de main leurs revendications de type “ça serait cool que les milliardaires payent leurs impôts rapport à ce que nous on le fait”.
Peut-être qu’en fait les Français·es ne détestent pas le succès, mais juste, d’une part, le succès défini uniquement par la thune et d’autre part, le succès qui n’a pas été gagné, juste transmis.
Peut-être que les Français·ses sont pas rageux, juste réalistes.
Je sais pas, mais imagine.
CDLT,
Sev
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