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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
24 oct. · 14 mn à lire
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Télétravail : arrêtons les débats débiles

2024, l'odyssée de l'open space

On s’est offert un petit banger la dernière fois, hein ? Cet article sur les mails pro, c’était le combo parfait : un kif absolu à écrire, zéro recherche nécessaire, un format internet-compatible, des retours enthousiastes. C’est donc tout naturellement que cette semaine, je vous propose l’exact opposé. On se lance dans un article semi-philo, semi-socio, semi-remorque que j’attaque sans savoir exactement où il va, à part en direction d’une perte de mes nouveaux followers. Accrochez-vous bien (remorque, accrocher, vous l’avez).

Il est plus que temps de reparler du télétravail, hein.

On s’était quitté sur cet article en novembre dernier, où je démontais questionnais les “études” qui “soutenaient” les deux “arguments” majeurs derrière la vague de retours forcés au bureau : la “perte de créativité”, et la “perte de productivité” (résumé issu de l’article : “méthodologiquement, elles sont aussi solides qu’une commode MALM de chez Ikea après deux déménagements”).

Entre-temps, plein de boîtes, dont Zoom (oh the irony) et les petits potes d’Amazon ont annoncé la fin du télétravail (devinez les raisons invoquées…) (je vous le donne en mille) (créativité et productivité). Askip les gens sur place pour Amazon sont "better set up to invent, collaborate, and be connected to each other". Une façon super méga bien déguisée de faire un plan social sans le dire. Ce à quoi d’autres petits potes, comme Spotify, ont dégainé des annonces assez jubilatoires de non-retour au bureau, de type : “employees aren’t children”. Et puis, pardon de dire que j’avais raison, mais j’adore avoir raison, car dans l’article pré-cité, je concluais par (et OUI je m’apprête à m’auto-citer, watch me) :

Perso, j’ai un peu peur que le retour forcé au bureau soit dramatiquement contre-productif. Qu’après avoir fait miroiter aux travailleurs·es qu’une autre relation au travail était possible (et qu’iels aient réalisé que c’était vrai, et aient adapté leur vie en conséquence en déménageant, changeant de mode de garde des gosses, commençant de nouvelles activités, bref, en privilégiant la vie), les faire revenir turbin dans l’espoir que tout revienne comme avant soit non seulement une trahison du contrat, mais aussi la goutte d’eau qui fait déborder le vase d’une confiance déjà pas super forte.

J’suis nulle à prédire des trucs, mais je prévois un petit retour à l’envoyeur des familles. D’ici, allez, un an, je parie qu’on va voir refleurir des tonnes d’articles pour expliquer que les efforts de retour au bureau ont fait pschiiitt, et que les employeurs n’en peuvent plus des salarié·es qui veulent vraiment plus bosser. Avec un nouveau concept, cette fois même plus “quiet”, un truc un peu loud, genre une histoire de rébellion.

Et paf, grève chez Ubisoft après l’annonce de l’arrêt du TT, pétition chez SAP dénonçant une “trahison”, et… wait for it… on commence à entendre parler de “Return To the Office rebels”. Voilà, il est possible que j’aie fait un bisou au bout de mes doigts tel un chef italien qui envoie ses meilleures penne al ragù.

MAIS voilà. De l’eau a coulé sous les ponts depuis le dernier article et je crois bien… que je suis prête à faire un exercice de nuance. Si.

Parce qu’entre-temps, par exemple, j’ai lu le très intéressant et drôle La visio m’a tuer d’Alexandre des Isnards, qui a passé beaucoup de temps à défricher ce que ça implique, concrètement, pour les gens, de travailler à distance.
Parce qu’entre-temps - même si les médias (qui aiment extrémiser pour faire du clic à cause d’un business model de type commode MALM) nous donnent l’impression que le débat suit un mouvement de balancier entre le full-remote et le full-présentiel - on arrive globalement à un consensus de bon sens, qui est que en gros, un peu des deux, c’est bien. La recherche semble en être peu près là aussi, avec
par exemple ce paper qui explique qu’a priori, plus les interactions sont positives et riches en physique, et mieux se passe la partie en distanciel. Ça se tient.

Mais il reste une question qui me (télé)travaille. Et préparez-vous à un dézoom un peu vomitif. Est-ce qu’en perdant le concept du lieu de travail, on perd quelque chose en tant que société ? Pas à l’échelle des boîtes, pas à l’échelle de nous en tant que travailleur·es, mais en tant qu’humains et que groupe social. En d’autres termes, est-ce que le remote (et l’hybride, parce que même un présentiel partiel c’est pas pareil) nous fait perdre un espace essentiel à la construction du lien social ?

Je suis retombée sur le concept du tiers-lieux, third place en anglais. En bref, c’est une notion formulée dans les années 80 par le sociologue urbain Ray Oldenburg pour désigner ces espaces qui ne sont ni la maison ni le travail (respectivement first et second place), et qui servent à créer du lien social et de la connexion. Au fil de l’histoire, ça a été l’agora grecque, les cafés européens du XVIIème siècle (et du XVIIIème arrondissement), les bars, les lieux de culte, les bibliothèques, les MJC, les parcs, les fablabs, bref, tous ces endroits faits pour se rencontrer et se confronter. Starbucks, par exemple, s’est toujours défini comme un tiers-lieux. Notre Ray-Man a défini un certain nombre de critères pour faire d’un lieu un tiers (rien à voir avec Adolphe) : il doit être neutre, égalitaire, centré sur la conversation, accessible, accueillant, ludique avoir des habitué·es, et offrir une impression de chez-soi (et vous le savez, du côté de chez vous, les envies prennent vie). Moi je trouve ça super. Je comprends intimement le concept.

Mais j’ai percuté un truc, que vous avez ptêt déjà percuté en me lisant. Le tiers-lieux se définit en creux par rapport à deux autres espaces : la maison et le taf. Mais en 2024… est-ce qu’on a toujours ce second lieu qu’est le travail ? Est-ce que l’idée du travail comme lieu de vie et de lien social, qui est tellement évidente qu’elle n’a même pas été formulée (je n’ai trouvé aucune étude du lieu de travail en tant que “second lieu”) n’a pas été détruite sans qu’on s’en rende compte par le remote ? Ce qui nous amène à la vraie question : si c’est le cas, est-ce que c’est un problème, et qu’est-ce qu’on y perd ?

J’avais pas menti vous avez vu, on a complètement laissé l’autoroute du lol derrière nous pour s’engager sur un chemin de campagne caillouteux et clairement pas assez large qui était pourtant indiqué sur Google Maps. Bref, on va tenter de répondre à plusieurs questions.

Evidemment, disclaimer : tout ceci concerne un certain type de jobs, et par extension un certain type de CSP. Amazon fait travailler plein de gens qui n’ont pas le choix d’où iels bossent, par exemple sur une ligne dans un entrepôt, ou dans un van pour livrer 200 colis par jour.

Qu’apporte le lieu de travail ?

Sous-entendu, est-ce que le fait que le travail soit originellement… un endroit, nous apporte quelque chose en tant que société ? Y’a un paquet de dimensions à cette question, mais je vais en traiter deux car la vie est courte et ma prose est longue. La première est un peu cliché.

Un lieu commun

Si on met de côté

  • les prétextes que sont la créativité et la productivité

  • une aversion très humaine au changement

  • une volonté de contrôler les employés en les ayant sous la main

  • et le besoin de rentabiliser des investissements immobiliers

il reste, je dois l’admettre, un truc dur sous la pelle quand on creuse la peur viscérale que semble susciter le remote chez certains. L’idée d’une perte de quelque chose qui tient du commun, d’un lieu de mélange et d’interactions. Comme ceux qu’ont fait le service militaire et qui disent que c’était quand même le seul endroit où des gens qui n’avaient rien à faire ensemble pouvaient tisser des liens (alors que… Caramail, mais on en reparlera).

Ce qui m’a amenée à me demander quels étaient les bénéfices pour les gens - les humains je répète, pas les humains déguisés en employé·es - du travail sur place. Dans Google, je n’ai trouvé que liste après liste parlant de concepts flous comme “la collaboration” ou beaucoup trop précis comme la “sécurité et la gestion de la data”, et globalement surtout des choses qui servent les entreprises. Il y a des arguments auxquels je souscris totalement, comme le fait qu’être sur place est d’une très grande aide dans l’onboarding, la formation, l’évolution des compétences, notamment pour les plus jeunes, mais rien qui parle de l’impact sociétal du lieu de travail. Je me suis donc tournée, comme d’hab vers mon ami Google Scholar.

J’y ai trouvé un champ de recherche de la psychologie des communautés, ouvert en 1986 sous le nom de PSCW : Psychological Sense of Community in the Workplace. Dans cet article publié en l’année dorée 1998, deux chercheuses partent d’un constat - qu’on discutera après, vous inquiétez pas - qui est qu’il est logique de chercher du sens, de la communauté et de l’identité dans le travail, vu qu’on y passe pas mal plus de temps qu’ailleurs. C’est ça qui tisse ce qu’elles appellent le sens de communauté, aka PSCW.

Ok topito, et du coup les bénefs ?

Ben franchement… même là, la plupart sont pour les boîtes. Après nous avoir dit que le PSCW est “intrinsèquement gratifiant” (super), on entend parler de satisfaction, et, je cite, d’“une culture organisationnelle où les individus ont plus de chances d’aller au-delà de ce qui est requis dans leur poste, pour le bien de l’organisation”. Encore la douille.

Aurais-je poncé des études pour ne rien trouver d’autre que ce qu’il y a déjà dans des articles SEO écrits par des IA sous la dictée des annonceurs des médias qui les publient ?

HÉ BEN NON. Parce qu’il y a un autre truc intéressant formulé au passage, dans cet article. Les chercheuses définissent un certain nombre de composantes de ce sens de communauté : l’entraide, le soutien émotionnel, le sentiment d’appartenance, les valeurs communes. Toutes ces choses qui, quand elles sont présentes, aident à créer cette impression d’appartenir et de contribuer à quelque chose dans une boîte. Mais elles nous offrent un petit plot twist (que moi je trouve excitant, faisant de moi la personnification de l’emoji avec des lunettes) quand leur recherche en fait émerger quatre autres, plus imprévues. Et la première d’entre elles est “la tolérance pour les différences individuelles”, suivie du “bon voisinage”, du sens du collectif et de la capacité à prendre du recul.

Et c’est marrant mais… ces quatre trucs sont littéralement les trucs qui nous manquent, en ce moment, en tant que société. Je ne suis ÉVIDEMMENT pas en train de dire que c’est le télétravail qui nous a mis dans la panade où on se trouve, car elle a commencé bien avant. Je dis juste que, quand on y pense, le lieu de travail est un lieu où, pendant de nombreuses heures de notre vie, nous sommes forcé·es à interagir avec des personnes différentes de nous, à créer quelque chose de commun avec elles, à nous comporter de façon (aussi) civile (que possible) et à gérer de la friction. Ça a évidemment des mauvais côtés. Mais est-ce qu’il n’y a pas un bénéfice à cette confrontation des différences, alors qu’il est dans la nature humaine de s’entourer de gens qui nous ressemblent et d’avis similaires aux siens, et dans la nature des algorithmes de nous pousser vers ce qu’on apprécie déjà ?

Un lieu tout court

Pour cette partie, je vais faire simple et superficiel (j’ai senti la douce brise de votre soupir de soulagement jusqu’ici) car je suis modérément compétente sur le sujet. Mais il y a deux aspects que je trouve passionnants dans le concept du travail comme lieu.

Le premier, c’est l’impact du lieu en lui-même sur ce qui s’y passe entre les gens. Un exemple qui me fascine est celui du mythique Building 20 du MIT. Je vous la fais courte : le Building 20 était le bâtiment le plus pourrave du campus du MIT, qui s’est avéré être le lieu de naissance de plusieurs des plus grandes innovations intellectuelles et technologiques du XXème siècle (on se parle du travail de Noam Chosmky comme de la naissance de Bose). Pourquoi ? Parce que deux trucs : 1/ Construit pendant la guerre, il était solide mais pensé comme temporaire, donc sous-designé à l’intérieur et pas intimidant. Résultat, les gens qui s’y retrouvaient pouvaient faire ce qu’iels voulaient pour organiser l’espace, ce qu’iels ont fait. 2/ Se sont retrouvées par hasard dans cet espace ouvert et modulable des équipes de domaines ultra-différents, des linguistes comme des experts de la musique, qui se sont donc confrontées, ont échangé, et paf ça a fait des Chocapic. Tout ça pour dire qu’il est indéniable qu’un lieu physique peut favoriser des interactions entre les gens, et que les interactions entre les gens peuvent donner des choses super. Et que forcément, on perd ça avec le travail à distance. Est-ce que c’est irremplaçable, je ne pense pas, on en parlera.

Le second c’est l’impact urbanistique et territorial du lieu de travail. La Pandémie, en vidant les centre-villes et les quartiers d’affaires de villes d’habitude surpeuplées, et en secouant tout le commerce qui s’était créé autour, nous a fait affronter la question des choix urbanistiques qu’on avait faits. Ils étaient, bien évidemment, basés sur le principe du travail sur place. Bon, on va pas se mentir, on (moi en tout cas) a caressé un temps une grande utopie : puisque les boîtes vont lâcher leurs bureaux, on va pouvoir réallouer les centre-villes à l’habitation et espérer diminuer un poil la crise du logement. Ça n’a pas vraiment eu lieu. Mais, avec l’installation du travail hybride (et donc par exemple, l’éloignement d’une partie des gens des métropoles) on a une bonne grosse réflexion à mener sur la politique urbaine, et par extension celle des territoires. Tenez je vous donne un exemple. Avant de se faire dégager pour des affaires louches, le Premier Ministre portugais Antonio Costa avait créé une VÉRITABLE politique du télétravail au Portugal. Avec des trucs comme l’obligation pour les employeurs de justifier le refus d’accorder le remote, l’interdiction de la surveillance, et un soutien financier. Pourquoi ? Dans son programme (oui j’avais lu son programme, ne me demandez pas pourquoi, c’est long à expliquer), il parlait d’une opportunité : celle d’alléger des villes, comme Lisbonne, qui sont actuellement dans une tension immobilière assez insoutenable, et de redynamiser des territoires qui en ont bien besoin. Pardon, mais ce sont de vraies questions, et des questions dont il me semblerait vraiment pas débile qu’on s’empare en France non ? #diagonaleduvide #desertsmedicaux

Purée j’ai fait long pour quelqu’un qui faisait court. Pour résumer, je pense que le télétravail va évidemment continuer à exister, et que ça implique ptêt, en tant que société, de se poser des questions plus importantes que : “gnagnagna est-ce que les gens abusent du TT ?” ou l’incroyablement paternaliste “les gens veulent du TT, mais est-ce que c’est bien pour elleux ?

J’aurais encore plein de trucs à dire mais on va passer à la partie 2 hein.

Est-ce vraiment si grave de perdre le travail comme lieu ?

Là, pour vous situer, on est dans la partie antithèse de cet article. Et on va continuer à se poser des questions trop grandes pour nous.

Qu’est-ce que la société gagne avec le télétravail ?

Cette partie sera (vraiment) courte, car tout le monde en a déjà parlé. Je vais vous lister deux-trois trucs qui, encore une fois, ne sont PAS liés au travail en lui-même, à notre efficacité, notre productivité, maisau monde qu’on va laisser à Michel Drucker.

  • Une égalisation des chances : par exemple pour les femmes, qui pâtissent les premières de la culture du présentéisme. Les recherches sur le sujet dessinent qu’avec le remote, les femmes sont moins punies dans les entreprises pour la charge mentale et de soin qu’elles se tapent. Ça veut pas dire qu’elles la subissent moins (ça serait trop beau), mais qu’elles ont davantage les moyens de la gérer sans se faire pénaliser pour. Je suis d’accord, c’est doux-amer comme bénéfice, mais on fait avec ce qu’on a. Des études suggèrent aussi que des politiques plus flexibles peuvent favoriser les personnes porteuses de certains handicaps. Et enfin, le travail à distance ouvre des opportunités pour les personnes qui ne vivent pas dans les métropoles.

  • Plus de recul et de place pour la vraie vie : ça je l’ai assez répété, tout le temps gagné sur le travail (sur les trajets, sur le présentéisme) c’est du temps qu’on peut passer à autre chose, comme de revoir nos priorités, redonner sa juste place au taf, y mettre, par exemple, moins d’enjeu de nous réaliser, et nous impliquer dans des activités plus utiles pour nous et pour les autres. Et peut-être de créer du lien plus durable avec des gens, hors des contraintes pro que sont la politique interne, la hiérarchie et le besoin de se faire bien voir, qui forcent, parfois, à utiliser de son temps perso pour socialiser avec ses collègues alors qu’on n’en a pas tellement envie.

  • Un bénéfice écologique : ben ouais. Alors c’est évidemment à nuancer et à calculer (en prenant en compte par exemple le coût environnemental des outils digitaux, des trajets peut-être plus rares mais de plus loin et en le mettant face à la réduction des trajets, la réduction de la taille des bureaux, etc.) mais on entend avancer des chiffres comme une réduction de 11 à 29% de l’empreinte carbone d’un·e travailleur·se avec 2-4 jours de remote par semaine. Ce qui n’est pas rien.

C’est quand même des sujets hautement intéressants je trouve, qui dessinent, si on est utopiste (et on a établi que je l’étais), un modèle de société assez sympatoche. Savourez ces bonnes vibes autant que vous pouvez, car maintenant on plonge tête la première dans des réflexions plus prise de tête (sachez que ça reste comme ça jusqu’à la fin mais à un moment on parle de Caramail).

Est-ce que cette perte du “commun” est si irrémédiable ?

Accrochez-vous, parce que cette idée est assez claire dans ma tête mais je sais pas ce que ça va donner avec des mots.

On est nombreux·ses à s’interroger sur cette notion de perte de lien qui vient avec la digitalisation du travail. A sentir, confusément, que forcément, numériser la relation va avoir un impact sur la qualité, la texture et la profondeur de cette relation. Je n’ai pas de réponse mais j’ai d’autres questions : est-ce que ce n’est pas une question qu’on se pose uniquement parce qu’on a connu l’avant ? Est-ce qu'au final, les relations humaines ne sont pas transférables dans l’espace digital ? Est-ce qu’il n’y a pas un futur où plein de gens qui ont grandi avec des interactions principalement digitales (les… Enfants du Télétravail) auront réussi à y recréer exactement la même puissance de lien, juste différemment ?

Je vais donner une illustration. Vous avez peut-être vu passer ce graphique animé de Brut, qui montre l’évolution de la façon dont se rencontrent les couples au fil des décennies. Zéro scoop : on est passé de “la famille”, “les amis” et “le travail” à “internet”. C’est pas le résultat qui m’intéresse ici. Si comme moi vous avez connu un bout de l’avant, j’aimerais vous rappeler un truc que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître : au début des internets et des sites de rencontre, beaucoup, mais alors beaucoup de gens disaient que “ça pouvait pas être pareil”. Que rencontrer des gens en ligne, c’était moins bien, moins réel, moins profond. En 2024, il y a de grandes chances que vous ayez rencontré, d’une façon ou d’une autre, une partie de votre entourage par internet et que vous soyez d’accord avec moi : c’est peut-être différent d’une rencontre IRL, ça suit d’autres règles, mais c’est en aucun cas moins bien.

Comme toute évolution de la société, la socialisation en ligne est passée par une période flippante (“mais T’AS PAS PEUR QUE ÇA SOIT UN SERIAL KILLER ?”), puis une période gênante (“j’attendrai au zinc avec un journal et une rose rouge”) avant d’atteindre plus ou moins un rythme de croisière et de devenir relativement normale (même si on a toujours peur que ça soit un serial killer). Je ne vois PAS en quoi la digitalisation de l’interaction sociale au travail suivrait un autre chemin. Je ne dis pas qu’elle sera pareille qu’avant. Je dis qu’elle passe pas les mêmes étapes de flippe (“mais comment on peut échanger des idées sans être dans la même pièce ?”), de gênance (les Zooms malaisants à 40 personnes) pour arriver, par tâtonnements à créer de nouveaux modes de fonctionnement, de nouveaux codes, qui seront différents mais peut-être tout aussi valables.

Et, accrochez-vous, je me demande si la démonisation du télétravail ne viendrait pas… de personnes qui ont connu l’avant et n’arrivent pas à s’en détacher. Pour illustrer ce point, une question à laquelle je n’ai pas de réponse arrêtée : est-ce ce ne sont pas les managers les plus personnellement réticents à la technologie qui poussent le présentiel ? Est-ce que les personnes qui sont convaincues qu’on ne peut avoir de bonne collaboration QUE “en vrai” ne seraient pas celles qui galèrent avec le numérique, ET DONC en déduisent qu’il est néfaste pour tout le monde ? Vous savez, ces boss qui disent qu’il est essentiel de se retrouver dans la même pièce et de mettre des trucs au mur pour arriver à collaborer. C’est même pas une question d’âge, mais d’habileté numérique. Est-ce que les gens qui expliquent à qui veut l’entendre que le remote tue la créativité, c’est pas les mêmes qui ont besoin d’imprimer leur billet d’avion et de “parler à un humain” au téléphone pour le SAV ? Attention, je trouve normal, à l’échelle d’une équipe par exemple, d’essayer de favoriser l’inclusion et de trouver des modes de fonctionnement qui marchent même pour celleux qui sont moins à l’aise en digital. Mais est-ce qu’on est pas en train de laisser des gens aux usages digitaux limités dicter le débat du futur au travail… de tous les autres ?

Voilà j’ai posé ça là, si vous êtes encore avec moi, sachez qu’on attaque ma partie pref. Et que non vous ne rêvez pas, cet article part un peu dans tous les sens.

Quelles sont les alternatives ?

Des tiers-lieux digitaux ?

Si vous avez connu le début des internets, vous partagez peut-être avec moi un sentiment un peu flou.
Par début des internets, j’entends une période s’arrêtant à Facebook, et incluant ces choses en vrac : Caramail, Uzinagaz, Web-Tricheur, AltaVista, Emule, AOL et surtout AIM, Skyblog, les flux RSS, Winamp, MySpace, Kazaa, les blogs, Napster, Stumbleupon, MSN, Lycos et même Chatroulette, le tout sur une bande son de modem 56k.
Et le sentiment un peu flou est le suivant : l’impression, quoi qu’en disaient les médias et les gens qui n’y étaient pas à l’époque, qu’il se passait quelque chose, là, qui était réel. Que tout ça créait, étrangement, un espace peut-être pas physique, mais dans lequel on avait l’impression d’évoluer pour de vrai. Que les interactions à base d’asv??? dans 18 fenêtres de chat, les recadrages des modés du forum, les “lâche tes commmz”, les
vidéos qu’on s’envoyait par mail et les premiers memes étaient des codes qui commençaient à dessiner tout un… espace social.

J’ai toujours une étrange nostalgie de cette époque d’un internet où on se retrouvait à parler des gens différents mais pas pour s’engueuler. Où on racontait sa life mais pas pour percer. Où on perdait du temps sur des trucs inutiles mais sans se sentir merdique à la fin.

Je crois fermement que l’internet de cette époque-là a créé des "third spaces” à la pelle (les psychologues ont étendu la notion de tiers-lieux à l’espace digital donc je ne divague pas totalement). Je rappelle les critères du tiers-lieux : un espace neutre, égalitaire, centré sur la conversation, accessible, accueillant, ludique, avec des habitué·es, qui crée un chez-soi. Internet n’est plus grand-chose de tout ça, mais il l’a été, et perso je suis toujours en deuil.

CEPENDANT, je crois que parfois, on arrive à recréer digitalement cette sensation d’un espace commun. Sous des formes assez littérales, avec des mondes virtuels ou des MMORPG, allant de Second Life à Fortnite (je ne parlerai pas du Metaverse) ou WoW. Mais sous d’autres formes aussi, comme les communautés en ligne, des Discord de gaming aux subreddits. Comme (l’ancien) Twitter à des moments précis, qui par exemple m’a aidée à ne pas (totalement) vriller pendant la Pandémie car j’y ai trouvé l’impression qu’on était tous·tes dans le même bateau, et que quitte à ce que ce bateau coule, autant en rigoler ensemble. Comme certains groupes Facebook (clairement s’il vous arrive encore d’aller sur Facebook, avouez, c’est pour un groupe). Je dirais même que, perso, je chasse encore ce sentiment du tiers-lieu de l’ancien internet, et quand je le trouve, ça me fait un bien fou.

Super mais quel rapport avec le travail ?

Cette digression pleine de noooostaaalgiiie n’est pas totalement inutile je vous assure.

Je suis tombée absolument par hasard sur un paper assez fascinant datant de 1996 qui analysait en quelques sortes la préhistoire du télétravail. Je dis préhistoire, puisqu’il étudie les usages d’une équipe d’administrateur·ices système, qui travaillaient sans se parler, chacun·e face à son ordi, dans des bureaux séparés, dont les portes étaient fermés parce qu’iels étaient pas ultra-sociables. Bref, des gens qui travaillaient sur internet, et techniquement, en remote. Les chercheur·s découvrent dans ce paper, que, contre-intuitivement pour l’époque, ces gens avaient beau ne pas se parler, leur travail était hautement collaboratif et interdépendant, et de nombreuses interactions s’y passaient. Ça nous semble évident aujourd’hui, hein, mais ça ne l’était pas. Mais le truc qui reste encore assez dingue de nos jours, dans ce paper, c’est que les chercheur·s réalisent que, à la fois dans la façon d’organiser leur desktop qui est propre à chacun·e, dans les interactions, dans l’alternance des tâches, dans le passage d’une fenêtre à une autre, les admins système parviennent à recréer un “espace” qui ne répond pas à aucune règle physique, mais qui prend une forme de réalité.

For the systems administrators described here, the virtual provides a shared work place, but this place is not defined by spatial coordinates or graphical renderings of rooms etc. It is a structuring of the work environment driven by social world perspectives of work rather than any spatial structuring of the computer interface.

Et je crois… je crois qu’on se parle d’une digitalisation du “second lieu” en fait. Fast forward 30 ans plus tard, et tout ça est toujours vrai. Au fond, peut-être que nos usages digitaux, à la fois communs et propres à chaque individu, dessinent les contours d’un espace. Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai des personnes à qui je parle sur WhatsApp, d’autres à qui je parle sur Messenger, d’autres sur Insta, d’autres sur Twitter. Parfois même j’ai deux conversations totalement différentes avec la même personne sur deux messageries en même temps. Ça n’a absolument aucun sens, ça ne suit aucune règle, mais au fond ça dessine une forme de géographie qui n’est pas physique, mais qui nous fait circuler dans un espace social.

Revenons à du concret. Est-ce que par exemple, Slack ou Teams sont des seconds lieux, de type de ceux qui créent le sentiment de Psychological Sense of Community dont on parlait y’a genre 45 minutes ? La réponse est : lol, non, haha. EN REVANCHE, est-ce que ce channel privé avec un nom à la con créé avec vos 5 personnes préférées de la boîte dans le Slack ou Teams, et dans lequel vous bitchez/gossipez/partagez des memes est un second lieu ? Peut-être bien.

Autre exemple et après on s’en va tous·tes reprendre une activité normale. Je me suis dit “purée, merde, et le syndicalisme ?”. Parce que parfois, moi dans la vie, je me dis “purée, merde, et le syndicalisme ?” (j’en sors rarement super jouasse). Si on y pense, un syndicat, en anglais “union”, c’est ce qui naît quand des travailleur·ses se retrouvent confronté·es à une situation, échangent dessus, se créent un avis commun et s’unissent pour le défendre. Si on perd le travail comme lieu… on perd ça non ? Eh bien peut-être que pas totalement. En fait peut-être même que l’opposé. Peut-être que des espaces digitaux peuvent au contraire augmenter l’échelle de cette capacité à s’unir. Cet article m’a fait exploser le cerveau, alors que c’est évident : Reddit est un lieu de partage et d’organisation de mouvements de résistance face aux problèmes du travail, Instagram et TikTok sont un lieu d’expression sur les conditions de travail (on rappelle que c’est là qu’est censé être né le Quiet Quitting), des Discord se créent pour unir des employé·es d’entreprises différentes dans le même secteur. En France, je pense que NdFlex (et VOILÀ, un groupe Facebook) va dans le même sens par l’entremise de memes. En fait, j’avais pas du tout capté, alors qu’ironiquement CDLT en est quand même une illustration, mais certains espaces sur Internet sont en train de faire naître une culture, voire une contre-culture commune du travail, où on échange sur notre situation, on se crée des refs, on réalise ce qui merde, on s’unit, on s’organise et on agit. Attention, je dis pas que ça remplace les syndicats, c’est loin d’avoir le même rôle. Mais je trouve que c’est une excroissance intéressante du bail.

En bref

Tout ça pour dire qu’une fois qu’on en aura fini avec les débats stériles sur le télétravail, il sera peut-être temps de se poser de vraies questions. Le remote est parti pour rester, pour la simple et bonne raison que c’est une attente des gens (askip 40% des gens quitteraient leur taf si on forçait un retour en présentiel total), et que les entreprises ont (jusqu’ici) besoin de gens pour fonctionner. Je crois profondément que le remote et l’hybride ne sont ni mieux, ni moins bien que le présentiel, ils sont juste différents. Si on arrêtait de forcer une comparaison inutile entre les deux, et qu’on dézoomait deux minutes, on pourrait peut-être arrêter de regarder vers le passé et se tourner vers le futur ? Et nous demander, en tant que société, ce que le remote implique, en positif comme en négatif, et peut-être (on peut rêver) en tirer des conclusions et de mettre en place une vraie politique du télétravail ?

Non, je rigole. Mais imaginez quand même.

CDLT,

Sev