Intro rien à voir (mais un peu quand même) : quand j’ai lancé les comptes Insta et LinkedIn de CDLT, je pensais que j’allais adorer faire le LinkedIn et galérer à faire l’Insta. Eh bien c’est l’inverse qui se produit. Nourrir cet Instagram est une grande source de kif (j’espère pour vous aussi les follolow). Ça me permet, entre deux conneries, d’explorer des sujets en toute décontraction, comme celui du retour au bureau après les grandes promesses de travail hybride (ici en meme, ici en carrousel) dont je me dis qu’ils ne sont peut-être pas assez mûrs pour en faire un article. Jusqu’au jour où ils le sont. Et là y’a plus de décontraction qui tienne.
C’était beau, la sortie du Covid. Revoir les potes en haute def. Paris en mode balek avec ses terrasses en bois dans tous les coins. L’espèce de kif-panique les premières fois où tu sors de chez toi sans masque. Y’a eu un court moment, vous vous souvenez c’était juste avant la guerre en Ukraine, où on a retrouvé le goût de la vie.
C’est à peu près à ce moment-là que les boîtes ont annoncé en grande pompe une nouvelle ère du travail. Des modèles hybrides, allant parfois jusqu’au full-remote, c’était beau, c’était l’avenir. Toutes les consultancies (les mêmes qui t’expliquent aujourd’hui que le télétravail c’est la muerte) faisaient des papers enthousiastes sur la “decentralized workforce”.
Et en ce moment, paf, l’élastique du slip trop tendu revient claquer sur les roubignoles de la réalité. V’là les mêmes entreprises qui font bruyamment machine arrière. Selon la page 1 de Google, 90% des boîtes ont l’intention de faire revenir les gens au bureau d’ici fin 2024. Dont 30% sous la menace d’un licenciement.
Ce qui est chelou, c’est que quand on leur demandait en 2022 si iels étaient content·es de leur modèle de travail hybride, 60% des CEO répondaient oui et 0,5% seulement disaient penser à faire retourner les gens au bureau. Et attendez, la même étude en 2023 notait que seulement 5% des boîtes passées en remote ou hybride avaient noté une baisse de performance chez leurs salarié·es.
Donc, j’ai envie de vous demander, mais vous pouvez pas me répondre car la newsletter est un média top-down : c’est quoi les bails ? Que s’est-il passé ? Comme je n’ai pas la réponse, et que personne ne l’a vraiment, je vais faire un focus sur les deux grandes raisons invoquées pour faire revenir les gens au bureau, afin d’essayer de comprendre les bails. Les baux, en l’occurrence.
1/ La perte de créativité
Alors je vais tenter de ne pas être complètement de mauvaise foi sur ce sujet.
Mais vu que tout le monde dit que C’EST PROUVÉ, le télétravail nuit à la créativité, je me suis posé une question con : comment on démontre une hausse/baisse de créativité à l’échelle d’une structure ? Et comment on détermine ses causes ? Alors j’ai regardé un peu les études sur le sujet.
Et on dirait bien que méthodologiquement, elles sont aussi solides qu’une commode MALM de chez Ikea après deux déménagements.
La plus golri d’entre toutes c’est celle-là (vous pouvez sauter le paragraphe, on est sur du lol méthodologique ça ne fait probablement marrer que moi) :
Les rencontres fortuites
Des chercheurs se sont demandé si les “rencontres fortuites” entre gens de la Silicon Valley créaient de l’innovation (l’étude a 5-6 ans mais évidemment elle vient d’être ressortie des cartons pour soutenir l’idée que le remote tue la créativité). Pour ça, ils ont, écoutez-moi bien : tracké la localisation de 425 000 téléphones. Et comme les données sont privées (bah oui heureusement), ils ont, accrochez-vous, déduit le lieu de travail des gens de là où iels étaient localisé·es pour de longues parties de leur journée (en comparant les adresses avec celles des dépôts de brevet). Attendez c’est pas encore assez tiré par les cheveux : ensuite, ils ont regardé les fois où deux personnes bossant dans la Silicon Valley sont trouvées au même endroit (pas forcément ensemble hein, au même endroit) et ça leur a donné 280 millions d’occurrences (ils n’ont évidemment pas retiré les supermarchés, les cinés, les chiottes publiques, et n’ont aucun moyen de prouver ni que les gens se sont parlé, ni qu’ils ont parlé de taf bien sûr, mais on s’en fout hein). Ils sont pas intégralement débiles quand même (ah bah non), donc ils n’ont gardé que les “rencontres” d’une demi-heure au moins et utilisé, je cite, des “techniques de probabilité pour éliminer les rendez-vous qui auraient pu être calés à l’avance” (comment, on sait pas). Et donc pour mesurer l’effet en termes d’innovation, ils ont rapproché cette belle data bien collectée sans aucun trou dans la raquette des données de dépôt de brevets des entreprises de ces employé·es un an plus tard, et ils ont trouvé, on sait toujours pas comment, qu’il y aurait eu 8% moins de dépôts de brevets sans ces rencontres fortuites. Voilà. CQFD j’ai envie de dire. Alors, de là conclure que le remote tue la créativité (ce que font les articles qui citent cette étude), je pense qu’on est sur un grand écart type Jean-Claude, mais ok.
Le reste, globalement, c’est du déclaratif (du type “79% des entreprises estiment que le travail d’équipe et l’innovation sont fortement ou partiellement affectés par le télétravail”, on sait pas sur quelle base, ou “30 % des directeurs marketing estiment qu’il est plus difficile de créer des relations pro en télétravail, indispensables à la créativité”) donc on est méga bien avancé. En gros, le seul truc qu’on peut déduire du bousin si on a un peu de respect pour soi-même c’est que c’est une question de perception.
Heureusement, comme toujours, les plus sérieux du lot c’est Microsoft, avec ce paper publié en 2021 initialement dans la revue Nature, qui analyse l’impact de la mise en place du remote sur les 6 premiers mois de 2020 sur 60000 collaborateur·ices (avec encore une fois un respect total des données personnelles puisqu’ils ont utilisé la data de leurs mails, agendas, messageries instantanées, visios et timesheets). Ah, celui-là il a été linké en veux-tu en voilà pour justifier de l’impact sur la créativité. Comme la vie est courte j’ai survolé le machin et surtout lu l’abstract, et c’est marrant moi je lis pas la même chose que les autres gens qui en parlent sans l’avoir lu. Microsoft a trouvé depuis la mise en place du remote que :
les différentes BU et communautés sont effectivement devenues plus silotées (-25% de temps de connexion inter-groupe).
si elles sont moins interconnectées, les communautés se sont retrouvées beaucoup plus intra-connectées : les gens appartenant aux mêmes groupes ont beaucoup plus interagi entre elleux
Et l’étude ajoute que ça a rendu la structure organisationnelle de Microsoft moins dynamique, avec moins d’interactions avec des gens nouveaux qu’avant
Alors je sais pas vous, mais moi là-dedans, y’a un truc que je vois pas, et un truc que je vois. Le truc que je vois pas, c’est une mesure de l’impact concret sur la créativité et l’innovation. Et le truc que je vois en revanche, c’est… une étude faire EN PLEINE PANDÉMIE (début 2020 je rappelle). Un contexte vraiment super comparable avec tous les autres contextes. Un contexte où la vie était douce, on avait pas tous·tes peur de tout, et on avait vraiment tous·tes grave envie de discuter avec des semi-inconnu·es, dis donc.
Allez on continue. Microsoft a aussi analysé les méthodes de collaboration et a vu :
Okay, d’accord. Moi là je vois pas de problème (j’pense on pourrait réduire de 45 points de plus le nombre de visios dans la vie et qu’on s’en porterait pas plus mal). Mais les chercheur·ses de Microsoft, accrochez-vous, je cite, ils “believe” (oui, comme Cher) que le switch à des modes de communication moins “riches” a dû réduire la capacité des gens à transmettre et processer des infos complexes. Et moi, qui suis-je pour critiquer les croyances des gens ? Personne, donc par exemple je vais pas dire que globalement, cette étude citée partout, elle prouve que dalle sur notre sujet.
BON, j’ai promis que j’essayais de pas être de mauvaise foi, alors je vais quand même nuancer : même si c’est pas prouvé, parce que c’est difficile à prouver, c’est du bon sens. BIEN ÉVIDEMMENT que le remote affecte la créativité, parce que la créativité c’est cet espèce de magma indéfinissable, qui est fait d’un million de micro-trucs, de petites interactions qui ne ressemblent à rien, qui ne semblent servir à rien, de gens qui rebondissent sur une idée au détour d’un couloir, qui partagent une référence, une idée, un truc qu’iels ont vu, et qui au final, sans qu’on sache trop comment, finissent par donner des choses nouvelles. C’est dur à mesurer, à comprendre, mais ça existe. Est-ce que c’est totalement annulé par le remote ? Non. Il y a des tonnes de façons de le compenser. Mais cette créativité-là, celle qu’on a connu, évidemment, c’est plus la même quand on est à distance, of course. Et y’a une étude d’Atlassian (on en reparlera) qui certes vend sa sauce, mais qui dit quand même que près de la moitié des gens qui bossent en remote n’ont pas les outils de collaboration qui vont avec, et 26% ont les mauvais outils. Donc ouais, forcément, la collaboration à distance, sans les outils pour le faire, ça marche moins bien.
2/ Cette histoire de productivité
Je pensais faire un article court et je sens bien que je suis partie dans un vortex. Mais bon, maintenant qu’on est là, on va pas s’arrêter en si bon chemin. L’autre raison avancée par les boîtes pour faire revenir les gens, c’est la baisse de productivité.
Déjà j’en reviens à ma question con : autant y’a des jobs, je vois à peu près comment on peut mesurer la productivité (un nombre de lignes de codes par équipe par heure, un nombre de bagnoles qui sortent de la chaîne de production). Autant les métiers créatifs et stratégiques… là… j’ai pas d’idée.
Mais bon bref, y’a des gens qui mesurent le bail, et on lit… absolument tout et son contraire. Florilège :
apparemment aux US, selon le Bureau of Labor Statistics, la productivité des employé·es a fait un bond de 4.4% en 2020, de 2.2% en 2021, avant de baisser en 2022… et de remonter cette année.
d’après l’étude de Microsoft citée ci-dessus, le nombre d’heures travaillées a augmenté de 10% avec le passage en remote (askip les gens bossent plus quand iels ont pas à faire de trajet, truc de ouf)
d’après une étude de Stanford, le full-remote réduirait la productivité d’environ 10%, alors que l’hybride serait potentiellement un poil plus productif - ou autant - que le présentiel.
Et donc on en revient… à une question de perception. Dans la même étude de Stanford, qui date de juillet dernier, iels ont posé la question de l’impact du remote sur la productivité. Les employé·es ont estimé qu’elle l’améliorait de 7,4%. Les managers… qu’elle la réduisait de 3,5%. Et selon la pré-citée étude d’Atlassian aux US, un quart des gens à qui on laisse une flexibilité sur le mode de travail ressentent une pression à aller au bureau, avec 10% qui disent craindre qu’on les croie moins productifs·ves s’iels bossent de la maison.
AHA.
Parlons peu, parlons vrai
Moi, je me pose une question. Cette question, c’est : est-ce qu’on se tromperait pas de grand méchant ? Est-ce qu’on mettrait pas sur le dos du remote des choses qui n’ont rien à voir avec le remote ? Dans une sorte de syllogisme qui dirait “avant le remote, ce truc-là marchait super bien, maintenant il marche plus, donc c’est la faute au remote” ?
PAR EXEMPLE
1/ Le truc du désengagement
Au cas où c’était pas clair, le but de l’article précédent, c’était de montrer qu’il y a tout un tas de comportements qui se sont développés récemment et démontrent une relation tout à fait saine au travail mais qui sont considérés comme du désengagement (donc ouais, si vous étiez à l’étape 11 sur 12 ça voulait juste dire que vous étiez une personne normale, désolée de vous décevoir) (mais j’suis sûre que vous êtes quelqu’un de chelou sur plein d’autres aspects hein).
Je le répète à longueur d’articles : depuis la pandémie, les gens ont remis le travail à sa juste place dans leur vie. On peut voir ça comme du désengagement, vu qu’a priori iels sont moins engagé·es qu’avant. Sauf qu’avant iels étaient probablement trop engagé·es, donc du coup on en arrive à un niveau d’engagement assez raisonnable, au final.
Sauf que, vu côté managers, ça fait paniquer. Il y a une impression de perte de contrôle. Et du coup, on se dit qu’on va revenir à des choses qu’on connaît bien, qui sont familières : bref, on va revenir à ce qu’on faisait avant, dans l’espoir que les gens redeviendront comme avant. Sauf que, 5 jours par semaine au bureau ou non, les gens redeviendront pas comme avant.
L’étude Atlassian, que j’ai citée ci-dessus, elle dit aussi que la première raison pour laquelle les gens bossent de la maison, c’est que ça les rend plus heureux·ses (à 47%). 56% disent passer plus de temps avec leur famille, 49% font plus de sport et prennent plus soin d’elleux, et 37% se sont découvert un nouveau hobby. Attendez, 20% ont déménagé et 16% ont acheté une baraque.
En fait, quand t’as permis aux gens de découvrir cette chose magique qué s’appelorio la vie, c’est chelou je sais, mais les gens s’y attachent. Donc y’a peu de chances que tu les fasses retomber amoureux·ses de leur taf en les forçant à faire un trajet 2 fois par jour sous une aisselle pour venir small-talker à la machine à café sur la gastro du gosse de Carole de la compta.
2/ Le truc de l’économie
Alors là j’ose pas vraiment me dire que cette réflexion existe parce que ça serait vraiment con. Mais imaginons. Imaginons que le fameux argument de la baisse de la productivité dans les boîtes, il provienne d’un calcul qui dirait en gros : la boîte elle marchait mieux en 2019 que maintenant, en 2019 les gens étaient pas en remote, donc c’est forcément la faute au remote. Imaginons. Alors là, vraiment, ça serait giga-couillon, parce que, que je sache, en 2019 on était pas sur une inflation de compet’ dans un monde où des guerres pètent dans tous les coins, crispant l’économie comme votre périnée en haut d’un grand huit.
Donc ça serait vraiment ultra-débilos de comparer les deux et de s’accrocher à une corrélation aussi absurde. Non, mais personne fait ça.
3/ Le truc de la quantité de travail
Alors en lisant cet article, je suis tombée sur un argument auquel j’avais pas pensé du tout. En gros, après avoir expliqué en mieux et plus court ce que je viens de détailler sur les arguments de créativité et productivité, l’autrice émet une hypothèse : et si, dans une époque de Grande Démission (et on pourrait ajouter, de licenciements massifs dans tous les coins), les gens qui restent se seraient pas récupéré une masse de travail assez intenable ?
Askip, d’après une étude de la Society of Human Resource Management, plus de la moitié des employé·es ont récupéré une charge supplémentaire au départ de leurs collaborateur·ices, et 30% auraient même du mal à réussir à boucler leur taf. Et donc, est-ce que, dans ce contexte, peut-être que la raison pour laquelle il y a moins de collaboration et d’échanges serait pas juste QUE LES GENS ONT PAS LE TIME PARCE QU’IELS SONT SURMENÉ·ES ? C’est pas débile hein.
Et apparemment, le seul truc qui aide ces mêmes employé·es à tenir, ça serait… le remote. Donc ouais, dans ces conditions, c’est ptêt pas super tip-top de leur retirer. J’sais pas hein.
Bref
Toulong Didenride : les effets négatifs du remote sur la créativité et l’innovation existent peut-être, mais restent encore à prouver.
Perso, j’ai un peu peur que le retour forcé au bureau soit dramatiquement contre-productif. Qu’après avoir fait miroiter aux travailleurs·es qu’une autre relation au travail était possible (et qu’iels aient réalisé que c’était vrai, et aient adapté leur vie en conséquence en déménageant, changeant de mode de garde des gosses, commençant de nouvelles activités, bref, en privilégiant la vie), les faire revenir turbin dans l’espoir que tout revienne comme avant soit non seulement une trahison du contrat, mais aussi la goutte d’eau qui fait déborder le vase d’une confiance déjà pas super forte.
J’suis nulle à prédire des trucs, mais je prévois un petit retour à l’envoyeur des familles. D’ici, allez, un an, je parie qu’on va voir refleurir des tonnes d’articles pour expliquer que les efforts de retour au bureau ont fait pschiiitt, et que les employeurs n’en peuvent plus des salarié·es qui veulent vraiment plus bosser. Avec un nouveau concept, cette fois même plus “quiet”, un truc un peu loud, genre une histoire de rébellion.
Rendez-vous dans un an et d’ici-là bon courage
CDLT,
Sev