Le concept de vocation m’agace, vous avez pas idée (cela dit, normalement d’ici 15 minutes vous aurez idée). Il est enduit d’une sorte de mélasse culpabiliso-niaise qui me colle la nausée. Qu’on s’entende : si vous, qui me lisez, vous avez une vocation, que vous avez trouvée, suivie et qui vous fait kiffer, je suis giga-ravie pour vous et je ne suis pas là pour remettre ça en question. Mais voilà, comme un paquet de trucs me posent problème dans le concept, j’ai envie de les déplier. Et parce que le meilleur canal que j’ai trouvé pour exprimer mon irritation, vous le savez, c’est un vomito déglingo-académique, je vais le faire en trois parties : thèse, thèse, thèse.
Sans plus attendre, c’est ti-par.
I/ La vocation ne tombe pas du ciel
Le mot lui-même dit le contraire, pourtant. Car oui l’étymologie (rien à voir, je viens d’avoir une idée : une chaîne Youtube où M. Poulpe explique l’origine des mots, mais en buvant des coups, ça s’appellerait “éthylmologie”), l’étymologie donc de “vocation” c’est le latin “vocare” (oh oh ! cantare, oh oh oh oh !) qui signifie “appeler”. La vocation à l’origine, c’est l’appel, et pas celui de la forêt ou d’une arnaque au CPF, non, l’appel de Dieu. A l’origine la vocation, c’était l’envie furieuse de devenir prêtre, moine, bonne soeur. Puis le concept a glissé, comme Amélie Oudéa-Castéra dans la Seine, vers la sphère professionnelle.
Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il porte toujours en lui cette idée d’un appel, d’un truc qui soit a toujours été en nous, soit nous tombe dessus de nulle part.
Or, vous me connaissez, je pense qu’il n’y a pas de “nulle part”.
1/ La vocation n’apparaît jamais hors d’un contexte
Il suffit de se pencher sur l’histoire du mot “vocation” pour comprendre à quel point il est dépendant de son environnement. Ça tombe bien, parce que l’historien Christian Chevandier l’a fait en 2009 dans cet excellent paper publié dans, accrochez-vous, les Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest : Anjou, Maine, Touraine auquel je reviendrai maintes fois (parce que je l’ai lu en entier et qu’il faut rentabiliser, mais aussi parce que c’est vraiment bien).
Après la religion, le concept de “vocation” s’est étendu en cercles concentriques vers d’autres domaines. L’art et la littérature, au XIXème siècle, puis au XXème le travail, mais pas n’importe lequel, le travail qui implique du service ou du dévouement (enseignement, soin, etc.).
Bref, le terme de “vocation” a évolué avec la société. Plus précisément, il a évolué avec les besoins de la société. Encore plus précisément, il a évolué pour servir les besoins de la société. Il est une notion digne, positive, valorisante, qui arrive à point nommé quand on a besoin que des gens fassent des trucs pas faciles mais bien utiles.
2/ La vocation est le résultat d’un paquet de facteurs
Au vu de ce qu’en sait la science aujourd’hui, on ne naît pas avec le gène de son l’orientation professionnelle (“Oh, regardez Josiane, on a isolé la séquence de la téléprospection, c’est révolutionnaire !”). Donc a priori, c’est quelque chose qui se construit.
Par les parents, déjà. Que ce soit notre héros national Léon Marchand (dont les parents sont nageurs), ou les ¾ des artistes (qui disent en interview qu’iels ont suivi leur propre voie mais que bon, iels ont grandi dans une famille d’artistes), toutes ces prédispositions tombées du ciel… sont tombés du ciel au bon endroit on dirait. Ça aide, déjà, et surtout il est possible que les aspirations des parents conditionnent un petit peu la voie que les gens suivent ensuite. Un peu.
Par ce que la société valorise, ensuite. Quand on demande “tu veux faire quoi plus tard ?” à un enfant (cette question vraiment chiante, qui montre à quel point le concept d’une vocation innée est enraciné en nous, et à quel point on peut vraiment foutre la paix à personne), il est rare que l’enfant nous réponde “analyste fiscal”. Parce que bien sûr, l’enfant ne sait pas ce que c’est (l’adulte non plus cela dit) (l’adulte étant moi). Mais aussi parce qu’à cette question, il y a de bonnes réponses : celles qui sont valorisées par la société. Et l’enfant est pas bête (certain·es diraient même qu’iel est HPI) : iel comprend qu’on est fier de lui·elle quand iel dit “docteur” et un poil moins quand iel dit “je veux faire du dropshipping”. Fast forward 15 ans plus tard, et 1/3 des jeunes disent qu’iels auraient choisi un autre métier pour leur premier job, s’iels avaient su.
Par plein d’autres trucs comme, au hasard, le genre. Dans L’Enigme de la femme active - Egoïsme, sexe et compassion, la psychologue et professeure de psychologie sociale Pascale Molinier, étudie ce phénomène dont j’ai déjà parlé dans mon article le plus véner de l’histoire de CDLT, qui consiste à penser que la compassion est innée chez les femmes, et donc à les pousser dès la plus tendre enfance vers les métiers du care. Elle y répond notamment à la question “Les femmes sont-elles des infirmières ?”. Et en fait non, hein, pas de naissance. Une “vocation”, ça commence par une envie ou une curiosité : et une envie ça s’encourage ou ça se décourage. Céline Bessière, dans De Génération en génération (tenez, voici la version interview en podcast) étudie les mécanismes de la transmission familiale des exploitations agricoles, notamment viticoles, et c’est marrant mais la vocation dans la viticulture est vachement plus encouragée chez les garçons que chez les filles. Vraiment c’est marrant.
J’ajoute une petite catégorie “culture” tant qu’on y est. Ça n’est que mon avis (comme si le reste l’était pas t’sais) mais je pense que notre vision de la vocation est aussi très teintée de tout le soft-power américain du “self-made” et surtout de “follow your dreams”. Pour dire ça, je me fonde notamment sur le binge-watching intensif de Love is Blind, que je regarde uniquement dans une perspective anthropologique bien sûr. Je suis toujours surprise d’à quel point, aux US, il semble obligatoire d’avoir “a dream” - qui est quasiment constitutif de l’identité des gens - et d’à quel point devoir follow ce dream est une sorte d’évidence qu’on questionne peu. Ce qui nous offre une pelletée de contenus audiovisuels sur des gens qui ont lâché leur dream et finissent par le retrouver, ou sur des gens qui l’ont follow et ont trouvé le succès, comme si c’était la seule voie possible à l’accomplissement.
Je trouve ça intéressant de réaliser à quel point le concept de “vocation” est vissé en nous, et à quel point on souscrit à l’idée qu’il est vrai, possible, que la Providence ait choisi une voie pour nous et qu’il nous reste à la trouver.
3/ La vocation est une post-rationalisation
Je vais faire court parce que je vois ma première partie s’allonger comme le gouvernement Barnier alors que je SAIS que le gros morceau de barbaque arrive dans la suivante (en d’autres termes, c’est le moment d’aller vous hydrater).
Le pré-cité historien Christian Chevandier dans la revue du Far Ouest dit ce truc génial : “la vocation, c’est d’abord un discours”. Un discours commun, d’abord, qu’on tient à l’échelle d’une profession pour la distinguer, et affirmer une identité commune. Un discours individuel qu’on se tient à soi-même ensuite, pour justifier ses choix, puis auprès des autres ensuite, pour les valoriser. “Tous les policiers font ce métier pour défendre la veuve et l’orphelin, et les récits de leur vie professionnelle sont émaillés de ces interventions où ils secourent les opprimés”, nous dit-il.
Et j’irais même jusqu’à ajouter que ce discours est généralement formulé a posteriori. La vocation, c’est une narration qu’on pose sur un parcours déjà réalisé pour lui donner du sens, comme quand on essaye de raconter son CV. Il suffit d’écouter les (super, c’est pas le sujet) podcasts sur les gens qui ont changé de carrière : le storytelling tend vers un but qui était pré-déterminé, et les étapes d’avant étaient des déviations. C’est quelque chose de très humain, de réordonner nos choix pour leur donner une ligne directrice. On le fait tous·tes pour plein de raisons. La première, c’est que nos cerveaux ont tendance à réaligner naturellement les faits pour en tirer une histoire, et à en évacuer les choses incohérentes avec l’image qu’on veut en avoir (un super article sur le sujet). La seconde, c’est que ça nous rassure et nous valorise. La troisième, c’est que c’est vachement plus cool à raconter, “j’ai toujours rêvé d’être fleuriste” que “j’ai adoré la compta, jusqu’à ce que j’aie plus adoré, et après j’étais paumax mais à ce moment-là dans ma vie, j’avais envie d’autre chose et paf, maintenant c’est les fleurs et SI ÇA SE TROUVE à un moment ça me saoulera”. C’est ptêt moins réaliste, on en reparlera (je vous ai dit que le reste du steak était à venir), mais c’est vachement plus sympa.
On ben tiens non, en fait, attaquons-le ce reste du steak.
Mettez vos bavoirs on va tailler une bavette.
II/ La vocation est un outil du capitalisme
La transition était pas très douce je vous le concède. Mais voilà, je suis persuadée que le concept de “vocation” est un instrument du capitalisme. Qu’elle sert à le nourrir et à le perpétuer, ce qui ne serait pas si problématique si ce n’était pas à nos dépens.
1/ La vocation c’est le storytelling du dévouement
Revenons à l’histoire du glissement de la vocation de la religion vers le monde professionnel. Dans cette tribune sur Welcome to the Jungle (je vous avais dit que Welcome m’avait interviewée sur le sujet de l’ennui au travail ? Je sais plus, pardon si je radote), la coach en reconversion Sonia Valente partage aussi sa gêne sur le concept. Elle raconte comment, des prophètes qui répondent à l’appel de Dieu, la vocation passe ensuite chez Voltaire par le fait de devoir répondre à des questions comme «qui suis-je ? que puis-je faire de ma vie ? que vais-je faire? » pour trouver le bonheur. Ce qui nous est quand même bien resté, comme idée. Ce qui crée une pression qui, paf, fait des Chocapics (les Chocapics étant ici des crises existentielles).
Puis paf, on a Max Weber (le philosophe, pas le barbecue) (wow je file la métaphore du steak là non ?) qui finit de formaliser le rôle de la vocation qu’on a, je pense, adopté au XXème siècle. Je vous garantis pas que ce que je dis est parfaitement exact parce que purée, je sais même pas si j’ai compris ce que j’ai compris, mais il creuse le concept de “Beruf”, qui porte en allemand les deux conceptions de “métier” et de “vocation”. En gros, pour Maxou, tout individu se sent appelé à accomplir une tâche spécifique dans la vie, en accord avec ses valeurs et ses convictions. Mais le twist, c’est que derrière cette quête, il y a une dimension éthique. Trouver et suivre cette vocation est un devoir moral, envers soi et la société. Et ça tombe bien, parce que le résultat quand on a trouvé sa vocation, c’est qu’on accomplit son travail avec d’autant plus de diligence et dévouement.
Et quand on y pense, c’est exactement le mouvement du XXème siècle. Le travail est passé progressivement du rôle de “subvenir à nos besoins” à “nous réaliser”, grimpant tel Inoxtag tout en haut du toit du monde de la pyramide de Maslow. Et quand on trouve “du sens” dans le travail, on est prêt·e à accepter des conditions difficiles et à donner beaucoup plus que quand on a un “job alimentaire”.
Et vous me voyez venir. Recharger le travail de sens pour s’assurer du dévouement des gens, ça sert à qui ? Ça sert à qui ? Aux gens qui emploient ces gens. Et par extension… au capitalisme évidemment. C’est même pas complotiste. Maxou le dit lui-même : pour lui la vocation est une solution à la désacralisation du travail apportée par la révolution industrielle, qui en rationalisant et découpant le taf, lui a fait perdre son sens, et donc, a créé une armée de travailleurs·es pas giga-motivé·es. Alors que paf, si on lie de nouveau le boulot à une valeur morale, on réussit le combo d’y trouver du sens ET DONC de mieux bosser. Au fond, le développement du concept de marque-employeur (qui est globalement ça hein, charger une entreprise de valeurs pour attirer et motiver les gens à donner le max) est dans la même veine.
Nous expliquer que notre travail doit avoir du sens pour nous, c’est un storytelling qui nous transforme en bons petits soldats corvéables, c’est ça que je veux dire.
Vous trouvez ça un poil violent ? Alors c’est couillon parce qu’on ne fait que commencer.
2/ La vocation justifie le sacrifice, voire l’oppression
C’est ma partie préférée je préviens. Je l’attaque dans une forme d’excitation rageuse dont mon clavier est la première victime, vous, la seconde.
Ce qui me donne des envies de violence, dans le concept de “vocation”, c’est qu’il sert à légitimer et perpétuer des situations intolérables.
La vocation c’est la batte de baseball avec laquelle on fracasse les attentes des profs et des infirmières quand iels ont L’AUDACE de réclamer d’être mieux considéré·es. “Ben tu fais ce métier par vocation, tu vas pas EN PLUS demander à être bien payé·e ?”. Dans cet excellent épisode du podcast Emotions au Travail, Rozenn Le Carboulec parle de sa recherche sur le métier d’infirmière, dans la foulée de cette grande époque où on les applaudissait aux fenêtres à 20 heures parce qu’elles risquaient leur vie pendant qu’on lavait nos courses. Le saviez-vous, à l’origine le soin était pris en charge - gratuitement - par la religion (mais bon, comme du coup y’avait pas de médecins et qu’on pouvait rien faire pour les gens, ben on les enfermait. Dans des… enfermeries. Ouais, c’est de là que vient le mot.). Et puis avec le développement de la médecine - et on va pas se mentir, les catastrophes et les guerres - on a eu besoin de personnes pour accompagner les médecins dans le soin, et le rôle des infirmières à évolué… sans qu’on n’arrive à se départir de l’idée qu’un bon soin est un soin donné gratuitement. De bonté de coeur. Parce qu’on aime ça, s’occuper des autres.
Et avouez. On est l’un des pays qui paye le plus mal ses profs, ses infirmières, ses assistant·es social·es, ses ass’mat, tout en reconnaissant que leur travail est difficile et d’une immense valeur. MAIS VOILÀ, c’est une vocation. Et une vocation, ça porte l’idée du sacerdoce, non, du sacrifice. Puisque ces gens ont si foncièrement envie de faire ce métier, pourquoi s’emmerder à bien les traiter vu qu’iels le feront de toute façon ? Jusqu’au jour où la douille devient trop grosse, qu’au CAPES 2024 un poste sur huit de prof ne soit pas pourvu, et qu’en bons connards on appelle ça… “une crise des vocations” pour ne pas appeler ça ce que c’est : des gens qui en ont un peu marre qu’on les prenne pour des pigeons.
Et oui, moi je pense que les métiers de service devraient être plus valorisés. Vous aussi sûrement, parce que le lectorat de CDLT est composé uniquement de bonnes personnes. Mais à l’échelle de la société, on utilise quand même la vocation pour marcher sur les gens. Le saviez-vous, en 2021, 35000 professionnel·les de santé ont été agressé·es. Les CAF ont recensé 12000 actes d’incivilité en 2022, et Pôle Emploi a vu une hausse de 20% des violences entre 2020 et 2023. Les petits autocollants dans les gares, les postes, les guichets de l’administration, qui disent que c’est pas bien de traiter les employé·es du service public comme des merdes c’est sûr que c’est bien, mais peut-être qu’on a une grosse réflexion collective à faire sur notre vision de leur métier.
Je me calme et je rewind : on peut difficilement faire plus fâcheux qu’un concept comme la vocation, qui culpabilise celleux qui n’en ont pas, ET celleux qu’en ont, tout en perpétuant des situations de travail injustes.
Et attendez, c’est pas fini.
3/ La vocation est un business
Le concept de vocation permet de se faire de la thune sur le dos des gens paumés.
Voilà, send tweet.
J’ai découvert en préparant cet article que la réalité dépassait de très loin mes pires craintes sur le sujet. En cherchant un petit podcast qui questionnerait le concept de vocation (écouter des podcasts c’est mon moyen de faire des recherches pour CDLT tout en m’adonnant à la peinture par numéros), je n’ai trouvé qu’une ribambelle d’épisodes assez médiocres de soi-disant coachs promettant, pour des sommes variables, d’aider chaque personne à trouver, je cite “sa mission de vie”, sa “vie idéale”, sa “voie”, son “chemin” bref, sa vocation.
En fait, une énorme si ce n’est la majorité partie du business du développement personnel et de l’orientation repose sur cette idée que chacun a en soi un potentiel, un appel, un chemin, et qu’il suffit de le trouver. Payamment. Et par extension, on est un·e loser si on n’a pas trouvé, et vraiment vide si on n’a pas cherché. Ce qui est quand même un moyen 1/ de foutre la pression sur les gens 2/ de profiter des effets de cette pression pour leur extorquer leur thune. Et ajoutons que faudrait pas que ça marche trop bien parce que sinon… ben y’aurait plus de clients et le business s’effondrerait.
Je vous promets que c’est pas une blague : parce que je suis moi-même dévouée, j’ai écouté en entier un épisode (objectivement, pas mauvais) d’un gars qui expliquait qu’il avait mis 16 ans à chercher sa voie en lisant tout ce qui existait sur le sujet pour faire sa reconversion… avant de trouver sa voie et de devenir coach en reconversion. Plus pyramidal comme système, je vois pas. A part la Vallée des Rois, ptêt.
En gros, non contente d’être un outil de perpétuation du capitalisme en donnant aux gens une raison de se dévouer plus que de raison à la création de valeur, la vocation EST UN BUSINESS EN ELLE-MÊME, qui culpabilise POUR bénéficier de la culpabilisation. Quelle perf.
Je vais pas m’arrêter en si bon chemin. On va redescendre un peu en pression cela dit, et attaquer une dernière partie bien plus douce mais pas moins saignante.
III/ La vocation donne trop de place au travail
Il y a une phrase qui illustre parfaitement ce point, c’est “qu’est-ce que tu veux fais/veux faire dans la vie ?”. Si on la prend au sens littéral, c’est assez ouvert comme question. En fait y’a pas plus ouvert. Mais on la prend PAS au sens littéral. Aujourd’hui, cette phrase, on la pose et on y répond en pensant au travail. On répond “je voudrais être/suis bibliothécaire/architecte/céramiste” et pas “je voudrais voir tous les films que me permettra le temps que j’ai sur Terre, fourrer ma tête dans le cou de quelqu’un, ou mon nez dans la reliure d’un vieux livre, sentir la morsure de l’eau de mer sur ma peau et écouter les glaçons craquer sous le rosé frais”. Enfin on pourrait répondre ça, mais ça ferait chelou en soirée networking.
1/ Une certaine vision du travail
La vocation porte avec elle une certaine vision du travail, avec laquelle je suis pas trop beaucoup d’accord.
Croire en la vocation, c’est donner au travail le rôle de nous réaliser. Comme si c’était la seule façon de s’accomplir. Comme si notre job était absolument central dans le fait d’avoir une vie réussie. Evidemment que c’est important hein, notamment parce qu’on y passe plus ou moins 8h par jour ouvré pendant plus ou moins 43 ans de notre vie. Mais est que le travail est… si essentiel ?
Je le répète depuis plus de 3 ans à longueur de newsletter (là par exemple et aussi là) mais s’il y a bien un truc que la Pandémie a changé, c’est la place qu’on donne au travail. Mis·es face aux conditions de vie qu’on avait dû accepter pour pouvoir bosser, aux conditions dans lesquelles on bossait, et au fait qu’en fait… la vie est courte, on a collectivement questionné la place qu’avait le travail dans nos vies.
Ça signifie qu’on s’est peut-être soudain autorisé à questionner ce que le travail nous apportait, en échange de notre temps et nos points de vie. Ça ne signifie pas - ça me semble une évidence mais sait-on jamais - qu’on a abandonné l’ambition de se réaliser, mais qu’on se permet le faire autrement. Hors du travail, par exemple.
Bref, je ne suis pas en train de dire qu’il ne faut PAS essayer de trouver du kif dans le taf, bien sûr que c’est super important. Je dis simplement qu’il y a probablement d’autres modèles que celui de l’accomplissement par le travail.
2/ Est-ce qu’il faut faire de sa passion son travail, d’ailleurs ?
Mettons, vous avez une vocation, une passion, un truc qui vous fait vibrer.
Vous vous êtes alors forcément posé la question : est-ce que c’est une si bonne idée d’en faire mon métier ?
Il y a deux écoles, là-dessus. L’école américaine susmentionnée du “follow your dream” et de “find a job you love, and you will never have to work a day in your life”, et celle qui dit en substance “OH LÀ LÀ doucement”.
Dans cet article sur Forbes, l’autrice Julia Korn donne un certain nombre de raisons pour lesquelles c’est potentiellement une idée toute pétée de faire de sa passion son job. La première, c’est que c’est sacrément monolithique, et part du principe qu’on n’a QU’UNE SEULE aspiration. C’est un poil réducteur. Elle ajoute aussi que ça impliquerait que les passions ne changent pas avec le temps, ce qui est effectivement un bon point. Une autre, évidente, c’est que quand on aime quelque chose, les contraintes d’en faire un job risquent de rendre ça drôlement moins sympa. Mon argument préféré cependant, celui qui a fait crac-boum dans ma tête, c’est, et attention c’est d’une violence rare : “just because you have a passion for something, doesn’t mean that you are good at it.” J’ai ri du nez un peu, j’avoue. Et c’est vrai, on pense qu’on est foncièrement meilleur·es à ce qui nous passionne. Et oui, c’est souvent le cas. Souvent, mais pas tout le temps.
Mais son argument le plus important, c’est le dernier : c’est quand même un truc de privilégié·e. On l’a dit, dans l’idée de vocation, il y a l’idée de sacrifice. Ce qu’on imagine, quand on parle de vocation, c’est rarement l’idée d’un job stable, chill, confortable et bien payé. S’autoriser à suivre une vocation, c’est pas donné à tout le monde.
3/ Est-ce qu’on s’en fout pas, au fond ?
Evidemment que je termine sur une perspective soft-nihiliste.
Parce que la question que j’ai vraiment envie de poser, c’est : est-ce qu’au fond c’est si grave que ça, de ne pas avoir de vocation, voire même de ne pas avoir de passion ? Est-ce qu’on ne peut pas avoir tout de même une bonne vie, en se contentant d’essayer d’être une bonne personne, sans souscrire à une culture du hustle et à une injonction à se distinguer ?
En bref : est-ce qu’on pourrait pas nous foutre la paix cinq minutes ?
Est-ce qu’on ne pourrait pas embrasser l’errance, et le hasard ? Assumer que nos vies ne sont pas - et seront de moins en moins - linéaires ? Qu’on change ? Qu’on n’est pas des raté·es si nos carrières ne suivent pas un fil conducteur évident, ne servent pas un but, un purpose ?
Est-ce qu’on pourrait pas sortir de la roue de hamster de la réalisation de soi, s’arrêter cinq minutes pour souffler, déjà, et peut-être même kiffer ce qu’on a, ensuite ?
En bref
Alors bien évidemment, qui dit conclusion dit alternatives.
Qu’est-ce qu’on pourrait proposer d’autre que la vocation pour couvrir les seuls trucs acceptables dans cette idée, qui sont d’une part qu’on mérite tout de même de faire des choses auxquelles on est plutôt bon·ne, et d’autre part, kiffer les trucs qu’on fait ? Notre ami historien dans sa revue de la Ouest Coast suggère “les termes de penchant, de disposition, d’inclinaison” dans le domaine pro, pour globalement redescendre un peu de la montagne de n’imp et se libérer de la cargaison de trucs pas ouf qui vient avec la vocation.
Perso, je ne suis pas 100% fan des idées de “zone de génie” - parce que je suis pas du tout fan de l’idée du génie inné - et de l’ikigai (je vous mets le wikipédia par que les autres sources sont insupportables de tarte à la crème new age) - car je pense que c’est un poil lourd comme charge à porter, de changer le monde. Après, je reconnais qu’elles ne sont pas de mauvaises méthodes de réflexion : elles ont juste été turbo-salies par le dev perso.
On s’en fout globalement de mon avis je sais, mais j’aspire à une version simplifiée et beaucoup plus peace de tout ce bordel, que j’appelle le “ratio kif/difficulté”. Je crois qu’on a tout intérêt à consacrer du temps et de l’énergie à qui nous apporte le plus de plaisir en échange du moins de douleur possible. Je ne parle pas d’en faire un travail, je parle juste de… le faire. Parce que si c’est cool et pas difficile, alors ça va être plus simple de continuer à le faire, d’y devenir pas trop mauvais·e, et que peut-être que des trucs en sortiront, peut-être pas. Moi ça marche pour l’écriture, mais je pense que ça ça fonctionne tout aussi bien avec le jardinage ou le droit constitutionnel.
Cela dit, si vous avez une vocation en droit constit, oubliez tout ce que je viens de dire et lancez-vous : on a besoin de vous en ce moment.
CDLT,
Sev
Guillaume Théaudière Thu, 10 Oct 2024 11:29:10 GMT
Max Weber & Ikigai, un joli combo, bravo !