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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
15 févr. · 7 mn à lire
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Quelle valeur a votre temps ?

Le temps ne fait rien à l'affaire

Allez, pour le prochain tu fais un top topito”
- moi, quand j’ai cliqué sur “publier” y’a deux semaines

Après ce master-article de whatmille signes, j’me suis dit que vous méritiez bien un répit. Mais en fait, non seulement vous l’avez lu, mais vos réactions, retours, partages m’ont enhardie, comme Françoise. Alors merci, déjà, et résultat, j’attaque un autre méga-sujet qui me travaille depuis un moment.

Le sujet du temps.

Je l’avais déjà un peu traité aux débuts de CDLT quand ça s’appelait TTFO, mais déjà, vous étiez 12 à nous lire à l’époque, et puis plein de trucs ont changé depuis 2021.

Alors c’est parti. Ça sera moins véner et plus philo, car ma personnalité a de multiples facettes (au moins deux en tout cas).

Le point de départ est simple : il est impossible de parler de taf sans parler de temps. Derrière TOUS les sujets qui agitent la discussion du rapport au travail aujourd’hui, sans exception - semaine de 4 jours, télétravail et retour au bureau, quiet quitting, reconversions, place des femmes, des seniors, exigences de la Gen Z - il y a, on le verra, une même question : celle de la valeur qu’on accorde à notre temps.

Je suis persuadée que ce n’est pas un sujet, c’est le sujet, et que ça l’est devenu d’autant plus vivement depuis la Pandémie. J’vous déroule tout ça dans une bonne vieille dissertation de Terminale L, mais sans citer de philosophes (j’y ai songé, puis j’ai enterré la Heidegger).

Pourquoi le Covid a tout changé

Chaque chose en son temps

Impossible de traiter ce sujet sans poser une base importante : il n’y a rien de plus subjectif que le temps. Même pas besoin de partir dans la physique quantique pour faire un constat : 5 minutes dans la file d’attente de Space Mountain passent vachement plus lentement que 5 minutes dans Space Mountain.

Ça a été étudié et méta-étudié en longueur, et il semblerait que notre perception du temps soit affectée par un giga-paquet de trucs :

  • nos émotions : prendre du kif, se détendre, ou avoir peur accélèrent la perception du temps, en revanche le stress, la solitude, l’ennui l’allongent sa mère

  • notre contexte : askip quand on marche dans la nature le temps passe plus lentement (j’suis pas scientifique mais je dirais que ça marche aussi dans la file d’attente de La Poste)

  • des stimulus externes (je dirai JAMAIS “stimuli”) comme la musique et les images peuvent altérer notre perception du temps, type la musique d’attente de France Travail.

Ajoutons à ça bien évidemment que notre perception du temps varie en fonction des moments de la vie. Le temps n’a pas du tout la même texture pendant les grandes vacances juste après le bac, ou quand t’as un enfant, ou quand soudain tu te mets à aimer la tisane et t’as la vue qui baisse.

Il semblerait qu’un des facteurs essentiels qui, a posteriori dans l’image qu’on s’en fait, influent sur notre perception du temps, c’est notre capacité à nous faire des souvenirs. Quand une période est très chargée en souvenirs, elle nous semble avoir duré plus longtemps, c’est pour ça que l’enfance, cette période où notre petit cerveau work in progress enregistre absolument tout, où tout est une nouvelle expérience, où tout compte, nous semble avoir duré une éternité.

Tout ça est à la fois tout bête et profondément révolutionnaire, parce que ça signifie une chose : si on n’a pas de contrôle sur le temps qui passe, on a en revanche le contrôle sur l’utilisation qu’on en fait, et par extension, sur la perception qu’on en a : bref, on a la capacité, en utilisant bien notre temps, de le faire durer plus longtemps.

Vous allez comprendre pourquoi je raconte tout ça.

La Covida loca

Un beau jour de 2020, boum, on se prend une Pandémie sur le coin du pif et on se retrouve enfermé·es chez nous. Ce qui s’est passé à ce moment-là est je pense, à l’origine de beaucoup des transformations actuelles dans notre rapport au travail. Je vous le résume en littéralement deux temps, trois mouvements :

PENDANT

1/ on a pris conscience de notre mortalité : ouais, ça paraît lointain et énorme là comme ça je sais. Mais pardon hein, à un moment je vous rappelle qu’on a NETTOYÉ NOS COURSES. Et on n’a pas nettoyé nos courses pour la joie de posséder une boîte de Polpa Mutti rutilante, on a lavé nos courses parce qu’on avait peur de la mort. Pendant des mois, on a passé nos journées à regarder des graphiques qui allaient vers le haut, on a eu des proches qui ont été touchés, on est ptêt nous-mêmes pas passés loin. Bref, on s’est retrouvé brutalement en one-to-one avec notre peur la plus ancestrale, rien que ça.

2/ on s’est pris une giga-distorsion du temps : y’a eu plein d’études dans plein de pays sur le sujet, tiens en voilà une au UK qui montre que 81% des gens ont trouvé que le temps a été distordu pendant les confinements. Ce qui est super intéressant, c’est que dans le lot, 41% ont trouvé que le temps s’était allongé, et 40% qu’il s’était accéléré. J’suis dans la première team clairement, mais quoi qu’il en soit, on a expérimenté grandeur nature la subjectivité du temps dont je parlais au début.

APRÈS

3/ on a changé des trucs dans nos vies. Comme le dit cet excellent article d’un des big boss de Deloitte en 2022 (dont le seul défaut est qu’il appelle les gens des “consumers”)

All that time staring at the same walls gave us collective time to think. And, we collectively thought about our time—specifically, its finite nature and how it might be better spent.

Je vais pas vous assommer de graphiques issus de leur étude “Global State of the consumer” mais si vous avez envie d’approfondir c’est ici et voilà le graph récap issu de cet article :

En bref, un recentrage sur :

  • soi-même vs l’extérieur : 36% des gens se sont mis à essayer de changer davantage de trucs en eux-mêmes (vs 11% autour d’eux), et à prioriser passer du temps chez soi (ça varie sa race par pays mais j’ai pas trouvé les résultats de la France)

  • la recherche du son bien-être : 44% des gens affirment davantage prioriser leur bien-être (14% disent prioriser d’autres choses, pour les 42% restants aucun changement)

  • le présent : 34% se sont mis à trouver plus de temps pour profiter du présent (vs 22% à bosser plus dur)

C’est pas ni un scoop ni une vague majoritaire, mais ça concerne un bon paquet de gens (bien évidemment, des gens qui peuvent se le permettre - financièrement et logistiquement) et pour moi ça pose absolument toutes les bases de ce qui est en train de se passer en ce moment.

Quand tu te prends une bonne grosse période de réflexion forcée enfermé·e chez toi où tu réalises que tu vas clamser un jour (peut-être proche), que tes chances de devenir millionnaire ou même d’avoir une retraite sont pas immenses, que certains trucs sur vraiment importants et d’autre pas, et qu’au final t’es ptêt en train de perdre ta vie à la gagner, tu réalises que la vraie, la seule chose sur laquelle tu peux agir aujourd’hui, c’est la façon dont tu utilises ton temps. Et quand en prime tu as eu le privilège de pouvoir télétravailler, tu as réalisé qu’a priori ton job n’était pas vital, et tu as mesuré l’incroyable valeur de tout ce temps que tu regagnais sur des trucs nazes comme tes trajets quotidiens, des charrettes inutiles, des pauses qui s’étiraient pour parler de la colique du petit dernier, du temps que tu as soudain pu mettre au service de choses moins nazes, comme voir les gens que t’aimes, prendre soin de toi, faire des choses nouvelles ou même te faire chier.

Parce qu’en fait c’est ça le truc : vraiment, attention c’est cheesy comme une tartiflette, mais on a globalement tous·tes réalisé au même moment que le temps était ce qu’on avait de plus précieux. Que globalement, sur ton lit de mort, on va pas regretter de pas avoir bien aligné les paragraphes sur la slide 48, on va juste demander un peu plus de temps.

Le changement du rapport au temps dans le travail

Et c’est probablement dans le travail que ce changement de paradigme a eu le plus gros impact. Parce que c’est à bosser qu’on passe le plus clair de notre temps bien sûr, mais je crois qu’il y a une autre raison.

Dans le travail, le temps est la valeur centrale. Bien sûr que ce qu’on met au service d’une boîte/d’un client avant tout, ce sont nos compétences, mais ça c’est le point de départ, c’est la raison pour laquelle on est là. Non, ce qu’on vend, littéralement, dans un contrat qui indique un certain nombre d’heures de travail et met en face un chiffre en monnaie sonnante et trébuchante : c’est notre temps, le temps qu’on passe à mettre lesdites compétences au service de ce travail.

C’est pas pour rien que toutes les avancées du travail - passées comme présentes et espérons futures - se jouent là, précisément. Sur le temps. Congés payés, 40 puis 35 heures, et maintenant semaine de 4 jours, tout le coeur de la négo, de la relation de pouvoir, de l’équilibrage se joue sur le temps de travail vs. le temps de vie (parce qu’on va se le dire aussi : pouvoir ne pas avoir de barrières entre les deux, par exemple parce qu’on a un travail qui est une passion, c’est un fucking privilège).

Et c’est là que se joue le plus grand bouleversement aujourd’hui, et d’une façon différente d’avant. Pour une raison assez complexe que je vais tenter d’expliquer simplement. La valeur centrale du travail a toujours été le temps, mais, soudain cette nouvelle définition de la valeur qu’on accorde à notre temps, en tant que gens, est entrée en collision frontale avec la définition jusqu’ici de la valeur du temps dans le travail.

Le temps c’était de l’argent

Techniquement, un employeur n’a pas de moyen de mesurer/contrôler le niveau d’énergie, d’efficacité, de productivité ni même de talent de la personne qui bosse pour lui. La seule chose qu’il peut contrôler, c’est le temps passé au travail. Et on en arrive à un calcul qui paraît logique : si je veux plus de résultats, il faut que les gens travaillent plus (= plus longtemps). Bref, le temps c’est de l’argent.
Et paf, on arrive sur une culture de la valorisation du temps passé au taf (plus y’en a mieux c’est), de célébration de la charrette, et par extension de dévalorisation du refus/de l’impossibilité de s’y plier (on en revient aux préjugés comme maternité = désengagement dont je parlais la dernière fois, mais aussi sur ces fameux gen Z qui veulent plus rien faire).
On confond travailler plus et travailler mieux, et résultat, quand, les gens réclament de travailler moins, l’impression que ça crée immédiatement de l’autre côté, c’est celle d’une perte : si les gens bossent moins, les boîtes vont forcément moins performer.

Sauf que…

C’est pas si simple

Il suffit de prendre l’exemple le plus récent et le plus carré en termes de data sur le sujet : la fameuse expérimentation au UK sur la semaine de 4 jours. J’en ai listé les résultats en détails dans cet article mais il y en a un qui a mis tout le monde sur le popotin : sur des périodes comparables, les boîtes qui sont passées au 4/5 ont vu une hausse de revenu de 35%. On peut aussi y ajouter une baisse de 65% des arrêts maladie, qui sont coûteux et pas qu’un peu.

Ce qui voudrait dire que l’idée “travailler plus = meilleure performance” serait soit pas totalement exacte, soit peut-être même un gros ramassis de purin ?

Eh oui, parce qu’en fait, c’est évident mais c’est pas inutile de le rappeler : il y a plein de facteurs qui influent sur la performance des gens qui bossent. Comme par exemple leur bien-être : une étude de l’université d’Oxford l’année dernière a collecté plein de données déclaratives récupérées par Indeed, où des gens évaluaient leur état de bonheur au taf sur une échelle de 1 à 5, et a calculé qu’une hausse d’un point sur cette échelle était lié en moyenne à 1,7% d’augmentation de la rentabilité, et à une hausse de 2-3Mds de profit annuel.

Et vous le sentez venir le cercle vertueux ? Si on en croit l’étude sur les 4 jours par semaine au UK, bosser moins augmente le bien-être, qui a l’air donc d’augmenter la performance, et donc on dirait bien que (dans certaines limites bien évidemment) bosser moins = meilleure performance.

Avec le temps va tout s’en va

Bon, là j’ai tenté une approche macro, mais au niveau individuel c’est encore plus évident. La Pandémie, en nous forçant à nous recentrer sur ce qui compte, et le télétravail, en éliminant plein de pertes de temps plus ou moins utiles, nous l’ont appris de façon absolument indéniable : on peut bosser moins et mieux, quand on reprend le contrôle de notre temps.

Parce que globalement, on le sait à notre niveau, quand on est plus heureux·se, moins stressé·e, on est plus efficace. Parce que, à part les gourous LinkedIn, on est pas efficace 8h par jour, et pas tous les jours pareil. Ça paraît débile hein, mais si c’était si évident pour tout le monde, on se serait déjà débarrassé de cette satanée culture du présentéisme.

Récemment, j’ai découvert la loi de Parkinson, et ça a fait crac-boum dans ma tête : selon cette loi, une tâche prendra exactement le temps qu'on lui alloue. Et donc par extension, plus on a de temps pour s’acquitter d’une tâche… plus elle nécessitera de temps. Vous-mêmes vous savez : cette fameuse prez qui était pour vendredi, vous alliez la finir pour vendredi. Mais quand soudain elle est repoussée à lundi… ben y’a des chances que vous y passiez un bout du week-end.

Et en fait, ça, on l’a tous·tes compris de plein de façons différentes (bien évidemment, plein de gens l’avaient compris avant, comme les parents, ou les indépendant·es hein). En ayant eu l’occasion de reprendre le contrôle de notre temps, on a réalisé qu’on pouvait remplir nos vies de plein d’autres choses qui nous rendent plus heureux·ses sans que ça impacte notre performance au taf, au contraire.

Concordance des temps

Et c’est là qu’on en revient à la collision dont je parlais plus haut. Si les boîtes persistent à considérer que travailler plus est la même chose que travailler mieux, et qu’en face plein de gens prennent conscience à leur niveau que non seulement ce n’est pas vrai, mais que travailler moins peut, en fait, revenir à travailler mieux, on est sur un débat difficile à résoudre parce que tout le monde n’en définit pas les termes de la même façon. D’un côté, la valeur du temps se mesure en nombre d’heures, de l’autre, en qualité du temps passé.

Et je le disais au début, je pense profondément que TOUS les enjeux du travail en ce moment peuvent être reformulés autour de divergence de points de vue autour de la valeur du temps. On peut voir le fameux retour forcé au bureau comme une volonté des boîtes de reprendre le contrôle sur le temps de travail. La fameuse vague de reconversions revient à se dire que puisqu’on est pas près d’arrêter de bosser, autant peut-être passer nos journées à faire des trucs plus enrichissants. Le fameux Quiet Quitting est littéralement l’affrontement entre des gens qui disent "je n’investirai dans le travail que le temps et l’énergie pour lesquels je suis payé·e” et des employeurs qui disent qu’en fait, non, il faudrait plus, ça serait bien. La fameuse Gen Z désengagée renvoie à la face des générations précédentes que son temps vaut mieux que le taf. Et l’une des sources des discriminations, notamment des mères et des aidants, c’est l’idée qu’iels ne peuvent pas accorder autant de temps qu’il faudrait à leur taf.

Au fond, c’est probablement cette divergence dans la définition même de la valeur du temps, qu’il faut régler avant tout, collectivement, si on veut pouvoir avancer sur ces sujets avec des solutions concrètes et pas de effets d’annonce chelous comme la semaine EN quatre jours.

CDLT,

Sev

PS : si vous êtes encore là et que vous voulez creuser plein de façons de travailler moins, dont certaines sont improbables et certaines vraiment intéressantes, j’en avais fait un article de type long.