Où sont les moches ?

(ouais le bandeau c'est Casimodo, y'a quoi)

CDLT
8 min ⋅ 20/02/2025

Je sais pas vous, mais il m’est arrivé plusieurs fois dans le cadre du taf d’avoir un petit moment d’arrêt, de regarder autour de moi, et de me dire : “DAMN. Où diantre sont les moches ?”

Qu’on s’entende, je ne dis pas que j’ai toujours bossé entourée du casting d’Emily in Paris, j’ai juste l’impression que la distribution des physiques, dans certains milieux, ne suit pas exactement une courbe de Gauss.

BON, vu que le terrain est plus glissant que la défense de François Bayrou face à Mediapart, on va attaquer directement avec tous les trigger warnings, caveats et disclaimers nécessaires :

  • je vais utiliser le terme “moche” pour deux raisons. La première, c’est que le mot est hyper rigolo. La deuxième, c’est que globalement, on voit ce qu’il veut dire. Or, le problème, et on va en reparler mais autant poser ça d’emblée, est qu’il ne veut RIEN dire. La laideur et la beauté, c’est subjectif, c’est culturel, c’est relatif. À une époque, Timothée Chalamet aurait été cantonné aux rôles de geek malingre en dep qui se fait bolosse par les mecs de l’équipe de foot. Adam Driver aurait été le cousin creepy. Jeremy Allen White aurait fait des pubs sur la calvitie pas pour Calvin Klein. Benedict Cumberbatch aurait été un méchant dans James Bond. Henry Cavill… non rien.

  • Alors OUI ben tiens du coup, je précise que quand des exemples génériques seront nécessaires comme ci-dessus, j’utiliserai principalement des exemples masculins, car je pense qu’on fait déjà bien assez chier les meufs avec leur apparence, merci bien.

  • J’ajoute également que je n’ai personnellement aucune définition de “moche”, que je n’y inclus personne de façon tranchée, et que quand je dis “les moches” je ne m’en exclus pas par principe. À part Henry Cavill, on est tous·tes le·la moche de quelqu’un. J’ai pour ma part une tendance terrible qui est de trouver du charme à une personne à la seconde où elle dit un truc intelligent. Ça vous donne une idée de ce que je pense d’Elon Musk.

  • Et j’ajoute on précisera tout ça – que quand je parle de l’absence cruelle de moches dans le travail de façon extrême, je parle bien sûr d’un certain type de secteurs. Même si, on va le voir, y’a un sujet un peu général quand même.

  • Et un trigger warning pour terminer en beauté (vous l’avez) : on va parler d’apparence physique (notamment de poids, d’âge, d’origine, de genre) et de discriminations, donc franchement, si c’est pas maxi-agréable pour vous là tout de suite, protégez-vous et filez, ou non attendez, allez lire mon article de 2022 sur Elon Musk.

  • D’AILLEURS, RIEN À VOIR, vous savez quoi : j’ai toujours considéré que j’étais pas du tout visionnaire et que mes prédictions tombaient systématiquement à côté (il est possible que j’aie dit en 2016 “non mais Macron, il plaît qu’aux bobos” et début 2020 “non mais ça sera jamais plus gros qu’une épidémie de grippe”). EH BEN j’ai capté qu’en fait, comme j’ai une mémoire pourrie et une tendance à l’auto-dépréciation, j’oublie TOUJOURS quand je prédis juste. Et cette semaine, j’ai repensé à cet article pré-cité qui s’appelait quand même “Elon Musk Président”, je suis allée voir et j’y dis littéralement il n'y a plus rien de rationnel dans ce mec, et il serait temps qu'on flippe un coup, parce qu'aujourd'hui un gamin geignard et capricieux concentre tellement de pouvoir qu'il en devient too big to fail et commence à posséder beaucoup trop de poids politique”. Oui j’avais besoin de vous le dire. Vous assistez en live à mon character development.

C’était long comme intro, mais on est un poil plus safe maintenant pour attaquer.

Attaquons, ni une n’hideux.

C’est quoi laid bails

On va évidemment s’offrir un petit état des lieux chiffré. Parce que si on a une idée de l’existence du bousin, téma la taille dudit bousin :

  • 83% des Français·es ont observé des discriminations liées à l’apparence physique dans le travail selon le Baromètre Apicil de 2024, et 52% pensent (à Lyon, me demandez pas pourquoi) que leur apparence physique peut les défavoriser dans leur entreprise.

  • l’apparence est le deuxième plus gros critère de discrimination à l’embauche selon les recruteurs eux-mêmes en France, cité par 50 % d’entre eux, après l'origine (64 %), selon Adecco en 2023 (ce qui répond en partie à la question du titre)

  • 40% des personnes discriminées dans le travail disent l’avoir été en raison de leur apparence, selon le Défenseur des Droits en 2020, et parmi les 4 personnes sur 10 ayant déjà été témoins de discriminations dans l’emploi, 52% disent que c’était fondé sur l’apparence.

  • Askip c’est dans tous les secteurs, avec une petite prime d’acceptabilité du bail dans les métiers de contact clientèle, chez le personnel navigant, dans les arts vivants et la mode.

  • c’est vieux, mais le Défenseur des Droits en 2016 nous dressait une belle brochette de merde dans une étude dédiée au sujet : l’apparence physique est le deuxième critère cité par les personnes ayant vécu une discrimination à l’embauche (29% par les femmes et 20% par les hommes), les discriminations à l’embauche liées à l’apparence sont rapportées presque 2 fois plus (1,7) par les femmes que les hommes, les femmes obèses rapportent 8 fois plus souvent avoir été discriminées à cause de leur apparence physique.

  • MAIS ÇA C’EST ENCORE RIEN. J’EN FAIS UN AUTRE BULLETPOINT même si c’est la même étude et je mets des emojis que vous le loupiez rien, car tenez-vous bien : il est considéré comme acceptable”, vous avez bien lu, acceptable, de discriminer à l’embauche (soit dans tous les cas, soit dans certains cas) :
    👃 en raison de l’odeur pour ¾ des Français·es
    👗 de la tenue pour environ 70%
    💘 des tatouages pour environ 70%
    💄 du maquillage pour 60%
    ⚖️ du poids pour 38 à 52% (si vous vous demandez, c’est la diff de réponse entre femmes et hommes)
    🥛 du “manque d’attractivité physique” pour 39 à 47% (même bail)
    Et venez pas me dire “oui mais dans les métiers de représentation…” car j’étais très calme jusqu’ici et j’aimerais bien que ça dure.

  • En France on aborde pas si frontalement le sujet, mais la recherche notamment aux US et en Chine, a établi l’existence d’une “prime à la beauté” depuis les années 2010 dans le recrutement et l’avancement, pouvant augmenter les revenus de 12% (la laideur pouvant les réduire de 5 à 10%). Aux dernières news, il y a une nuance : la beauté ne compense pas l’absence de compétences, mais à compétences égales, elle donne sacrément plus de chances.

En fait ce qui saute aux yeux, c’est deux paradoxes :

  • la discrimination sur le physique est extrêmement courante MAIS on en parle assez peu

  • elle subie avec douleur MAIS étrangement tolérée, en principe

Eeeeeet on en arrive au sujet.

Le sujet c’est qu’on a un bon gros problème avec l’apparence physique.

The ugly truth

Et ce problème c’est qu’on accorde une valeur morale à la beauté.

Faites pas genre.

C’est un biais qu’on a tous·tes. En psychologie ça s’appelle l’effet de halo (non mais halo quoi ?). En bref : quand on a une opinion positive d’une personne sur la base d’une de ses qualités, on a tendance à étendre automatiquement cette perception positive à d’autres aspects de sa personnalité. Par exemple, imaginons un ancien Premier Ministre totalement fictif qu’on appellerait Jean Kleenex car il aurait été jeté un peu vite, et qui se caractériserait par une attitude bonhomme, un accent choupi, une posture de tonton bienveillant qu’est là quand ça va pas, toujours prêt à aider les gens dans les couloirs fictifs du métro fictif. Eh ben sur cette base un peu légère, si on apprenait qu’il était potentiellement fictivement impliqué dans une affaire de détournement de fonds publics, faux et usage de faux, le premier truc qu’on se dirait c’est “nan, c’est popossib, pas toi, pas aujourd’hui, pas après tout ce que tu as fait”.

Voilà. Eh bien appliqué à la beauté, ça donne le fameux stéréotype “beauty is good”. On a tendance à considérer les personnes belles comme sympa, intelligentes et dignes de confiance.

Et appliqué à l’inverse à des traits considérés comme moins attractifs, ça ouvre la porte à toutes les fenêtres des préjugés les plus répugnants. Je vais devoir les lister. Ça me met dans un état de dégoût extrême, mais c’est important car on est tous·tes concerné·es d’un côté ou de l’autre. Evidemment, mon trigger warning du début s’applique particulièrement ici. Pour le faire de la façon la plus rationnelle possible, je vais me fonder sur cette décision-cadre du Défenseur des droits de 2019 qui définit et encadre les discriminations liées à l'apparence physique dans l'emploi, et en profite pour analyser les préjugés liés à chaque trait physique. Si la dimension morale de l’apparence physique n’est pas criante après ça, alors faut aller chez Audika :

  • on lie l’obésité au manque de volonté, à une mauvaise hygiène, à une faible productivité, au manque d'ambition, à un manque de fiabilité et de discipline personnelle (les femmes étant deux fois plus discriminées que les hommes sur ce critère) (et franchement, me cherchez pas sur les causes et conséquences de l’obésité, ou alors faites-le, mais après avoir écouté l’intégralité du podcast Maintenance Phase, ou du moins cet épisode, cet épisode, cet épisode et cet épisode, après ok, on peut parler).

  • on lie une tenue décontractée à un manque de professionnalisme, et une tenue non-conventionnelle à un manque de sérieux. Alors jusque-là dans certains contextes ça peut s’entendre. Mais on ajoute à ça un double-standard, où les femmes sont enjointes à la fois à être féminines ET pas trop sexualisées, enfin sauf dans certains métiers comme serveuse où là faudrait qu’elles soient sexualisées quand même.

  • la coiffure ouvre une autre boîte de Pandore, vous allez voir c’est instruc’tif: les cheveux texturés/afro sont perçus comme "peu professionnels", devant être "disciplinés", les cheveux longs sur les hommes sont perçus comme manquant de sérieux ou d'autorité, et les coiffures "atypiques" sont associées à la marginalité, au manque de professionnalisme. Moi j’ajouterai que quitte à discriminer, il serait temps de sérieusement se pencher sur les cheveux de riches.

  • la barbe si elle est pas taillée surtout, est associée à un manque de professionnalisme. Sauf évidemment si vous êtes arabe, là, taillée ou pas, elle est associée au salafisme et Rachida Dati risque de s’en mêler.

  • Les tatouages et les piercings aussi, manque de professionnalisme, alors que bon.

  • la petite taille, particulièrement chez les hommes, est associée à un manque d’autorité, la grande taille au leadership.

Voilà. Me dites pas que vous tombez des (belle toute) nues.

Je crois que c’est précisément cette dimension morale inconsciemment attachée à l’apparence physique qui fait que certaines des discriminations citées plus haut semblent aussi “acceptables” à tant de gens. Car au fond de soi (même si ce dialogue n’est jamais assumé) on se dit qu’on ne discrimine pas parce qu’une personne est grosse/petite/pas séduisante, mais parce qu’elle a pas l’air assez ci, ou ça, pour le job. C’est pas pareil. Alors que c’est pareil. Nos biais font juste des détours pour s’auto-confirmer.

Evidemment, l’autre truc important dans ces chiffres, vous l’avez vu comme le nez au milieu de la figure mais on va en faire une partie entière.

Le combeau

Tous, absolument tous ces préjugés sont reliés en mode lien hypertexte à d’autres préjugés.

C’est logique hein, puisque l’apparence physique c’est la clé d’entrée sur l’identité des gens, et qu’on a un léger souci avec l’identité des autres gens quand elle colle pas à la nôtre ou à celle qu’on approuve.

Tous les biais liés à la désirabilité et à la présentation défavorisent particulièrement les femmes, qui se retrouvent en mode lose-lose à devoir être attirantes mais pas p*tes, soignées mais pas superficielles, séduisantes mais pas aguicheuses, minces mais pas chiantes. Tenez je laisse Mona Chollet le dire mieux. Mais vous inquiétez pas, les hommes ont eux l’injonction de se soumettre à une certaine vision de la masculinité (celle-là) sous peine de sembler manquer de leadership et d’autorité.

Un paquet des préjugés ci-dessus ÉVIDEMMENT directement liés à un racisme et à une xénophobie qui ne disent pas leur nom tout en étant vraiment, mais alors vraiment pas discrets (les cheveux afro à “discipliner” c’est effroyable).

On n’a pas parlé de l’âge. Qui se combine bien évidemment au genre, me lancez pas sur la perception d'Harrison Ford vieux vs. celle de Carrie Fisher vieille. L’âge joue dans les deux sens c’est pratique : trop vieux = pas assez dynamique et au taquet, trop jeune = pas assez fiable et dévoué·e, mais non c’est la faute aux tatouages.

Et terminons par la dimension classiste, qui est non seulement clairement entremêlée à plusieurs de ces sujets comme des écouteurs filaires dans une poche, mais qui s’exprime aussi d’une autre façon : “s’arranger”, ça a un coût.

Si y’a si peu de moches dans les CSP+ c’est pas juste une histoire de patrimoine génétique. C’est aussi que, tout le monde “n’a pas les codes” de ce qui est bien/beau et de ce qu’il faut faire pour coller au modèle. OUI OUI OUI vous me voyez venir, je parle du bagage invisible qu’on hérite de son milieu social, OUI OUI OUI je parle d’habitus, nom de Bourdieu. Mais c’est aussi que tous les trucs qu’on considère comme essentiels pour être BG (bien manger, faire de l’exercice, bien se saper, se coiffer, se maquiller) ça a un coût. Un coût 1/ élevé 2/ caché. Et donc oui, je suis en train de dire ce que je suis en train de dire : derrière une grande, très grande partie des moqueries et discriminations sur l’apparence, il y a un jugement de classe. Je vais le dire plus clairement : être grossophobe, se moquer des fringues des gens, de leur dégaine, de leur maquillage, oui en fait c’est classiste. C’est pas que classiste. Mais c’est classiste.

Pour faire un aparté qui mêle plusieurs de ces trucs, je m’inquiète de la montée, assez peu étudiée mais réelle, du recours à la chirurgie esthétique pour des raisons professionnelles (et pas par des personnes dont le métier repose sur l’apparence). Dans une étude de l’IFOP réalisée à la demande de chirurgien·nes esthétiques, on trouve le chiffre de 6%. 6% des personnes ayant eu recours/envisageant la chirurgie esthétique “pour être plus à l’aise dans leur milieu professionnel”. Je pense que c’est cruellement sous-évalué et que le sujet va émerger en mode geyser un de ces quatre. Je suis convaincue que dans les raisons réelles de recours à la chirurgie (et qu’on s’entende, chacun·e fait exactement ce qu’iel veut), la volonté de coller à une certaine image, d’anticiper et d’éviter certaines discriminations (âgistes, sexistes, classistes) est énorme. Et ça coûte bonbon, la boucle étant rebouclée.

Jeux de vilains

Pour finir cet article sur une note vaguement positive, je nous laisse tous·tes faire le point avec nous-mêmes sur le sujet des biais et je vais juste poser des questions random et naïves, comme ça.

Est-ce qu’on a vraiment besoin de photos sur le CV ? Est-ce qu’on ne pourrait pas se passer des selfies sur LinkedIn (même si l’algo les adore, je sais) ? Est-ce qu’on pourrait pas re-complexer le racisme ? Est-ce qu’on a besoin que le personnel de bord des avions soit beau ou que ça serait mieux qu’il soit maxi-entraîné à la sécurité, surtout en ce moment ? Est-ce qu’on peut arrêter en tant que société de s’auto-congratuler parce que Demi Moore et Nicole Kidman ont eu des rôles récemment alors qu’on a 50 ans de retard sur la présence au cinéma des femmes de plus de 50 ans ? Est-ce que tout jugement de valeur qu’on porte sur l’apparence de quelqu’un ne cacherait pas notre propre anxiété sur la nôtre ?

Ouais j’vous ai bien saisi·es avec la dernière je sais.

CDLT,

Sev

CDLT

CDLT

Par CDLT

Ancienne employée, dirigeante d’une entreprise dans le freelancing, j’aime mettre les pieds dans 1/ le plat 2/ les évolutions du monde du travail. Je m’attaque, toutes les deux semaines, à un sujet lié au taf qui pose problème, qui m’énerve, ou qui devrait changer, avec une verve de tenancière de PMU et des sources académiques.

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