Oui, la bannière de cet article représente Emmanuel Kant à la Kantine, y’a quoi.
À l’année prochaine ! (rire gras, clin d’oeil lourdingue) Hé oui, c’est le dernier article de 2024. Il est même fort possible que je saute le premier de 2025, qui est censé arriver le 2 janvier, pour des raisons évidentes. Mais aussi parce que pendant le break qui s’annonce, je me lance dans un VRAIMENT TRÈS COOL projet d’écriture dont je vais vous reparler PAS MAL l’année prochaine. Un truc tout à fait CHANMAX, de type TOP qui m’excite SA RACE.
Et comme c’est la fin d’année et qu’en fin d’année vous le savez, je fais des bilans (jamais calmement, j’ai pas été calme depuis 1997), je voudrais vous dire un gros merci dégoulinant de crème (j’annonce un pic de cholestérol à la lecture). À vous, qui avez ouvert ce mail alors que si y’a bien un truc dont on manque pas dans la vie c’est de mails à ouvrir, ou cliqué sur ce lien alors que vous avez déjà 28 onglets actifs. A vous, qui me lisez depuis le début, ou depuis mon passage dans Programme B, depuis l’article sur CDLT dans Welcome (mais quelle année), suite à un forward “c’est vraiment horrible ça m’a fait penser à toi”, ou depuis vous savez plus combien de temps et vous savez plus pourquoi. A vous les 10 personnes qui likez TOUS mes posts Instagram même quand ils sont moyen-drôles. A vous qui mettez des petits commentaires sur mes posts LinkedIn parce que vous savez que les ami·es de mon algo sont mes ami·es. A vous qui partagez mes articles, en parlez autour de vous, ou m’écrivez en DM quand un truc a touché juste. FRANCHEMENT VOILÀ, JE VOUS LE DIS, VOUS ÊTES SUPER OKAY ??
Oui on attaque l’article maintenant. Comme dit précédemment, c’est pas non plus maxi-lol. On ne pourra faire que plus rigolo en 2025.
Je crois qu’il y a un truc.
Et pas qu’un petit truc.
Un gros truc.
Avec le sens du devoir.
Au travail.
Ouais je sais, quand on pense “sens du devoir”, on pense à l’éducation, la santé, ces métiers qui portent en eux une fonction supérieure (qui sont utiles, quoi) et sont soumis à une sorte de code d’honneur (et pas à un bras d’honneur, comme la plupart des autres jobs). Dans l’armée, il est défini comme ça :
un impératif de conscience qui pousse le chef à commander et à agir pour remplir la mission ou atteindre l’objectif fixé. Il n’est pas fonction du degré d’autorité ou du niveau des responsabilités exercées, mais il est lié à l’engagement du chef à servir et à agir selon un code, des règlements et une éthique du commandement.
Askip il '“donne un sens sacré à la mission, peu importent les difficultés rencontrées.” Donc oui forcément, quand on a un taf qui revient peu ou prou à “écrire des emails”, ça semble un peu étrange, l’idée d’un sens sacré du devoir. Mais restez avec moi.
Car je crois bien que j’ai vu la lumière. Pas seulement celle de la luminothérapie qui m’aide à traverser les heures les plus sombres de notre année. J’ai eu une illumination, genre.
Je crois que le “sens du devoir” est au cœur de tous les débats sur le travail en ce moment, c’est juste qu’on ne le nomme pas.
On ne l’étudie même pas d’ailleurs. Il n’existe pas en tant que tel en psychologie et sociologie des organisations (je me suis offert un petit rabbithole sur le domaine du “organizational commitment” que je vous épargne, parce qu’on n’y étudie l’engagement qu’à l’échelle d’une boîte/organisation et pas dans un sens plus général, qui est mon sujet ici). Au fond, il appartient à un domaine hors de mon champ de compétences (au cas où c’était pas déjà évident, ça va le devenir au fil de cet article), qui est la philo.
Si je devais le décrire, je dirais que c’est une sorte de Jiminy Cricket un peu sacrificiel à l’intérieur de chaque personne qui travaille, qui la pousse à “faire plus” ou du moins à se dire qu’il “faudrait faire plus”. Là vous vous dites peut-être “ouais non, c’est pas moi déso”. Donc laissez-moi vous dire que si vous avez déjà :
fait une charrette qui aurait pu être évitée mais bon, l’ambiance était à la charrette
ouvert vos mails un dimanche soir pour “préparer la semaine”
(re)fait le taf de quelqu’un d’autre parce que bon, c’était ni fait ni à faire
ressenti une culpabilité à partir pile à l’heure
paniqué un peu parce qu’il y avait soudainement moins de travail
accepté des responsabilités en plus sans compensation
hésité à prendre un arrêt maladie alors que vous étiez au fond du seau
alors je suis au regret de vous apprendre que vous êtes atteint·e de sens du devoir. C’est pas exactement incurable, mais c’est pas facile à curer. Il est composé de plein d’autres notions, qu’on appelle “conscience professionnelle”, “intégrité”, “dévouement”, “engagement”, mais je crois qu’il les dépasse et les englobe.
Parce que, là où je veux en venir, c’est que le “sens du devoir” appartient à la morale.
C’est ptêt pour ça qu’on a du mal à mettre le doigt dessus, et à l’étudier en tant que donnée mesurable.
Et si ça m’obsède autant, c’est parce qu’aujourd’hui, je crois bien que c’est de “sens du devoir” qu’on parle, quand on parle de désengagement au travail et notamment de cette fameuse Génération Z qui n’est pas assez investie gnagnagna.
Petit tour en page 1 de Google Actus sur la recherche “ne veulent plus travailler”
Je crois qu’on ne peut pas comprendre l’espèce de backlash du moment, cette grande vague de réaction aux transformations du travail post-Covid si on ne les regarde que d’un point de vue concret, et pas moral. Parce que concrètement… ces arguments sont pas fondés sur grand-chose (c’est pour ça que je me suis arraché les cheveux ici sur le retour au bureau, et ici sur le désengagement).
En revanche, il est très évident qu’ils sont fondés sur un bon gros seum. Je vous explique.
Miroir mon beau miroir
En juin dernier, Ipsos a sorti une étude appelée Observatoire sociétal des entreprises : le rapport au travail de la Génération Z.
C’est pépite. On y lit, côté chef·fes d’entreprise, que :
57% pensent que les moins de 30 ans sont moins investis que leurs aîné·es
72% trouvent qu’iels sont moins fidèles
53% moins respectueux·ses de la hiérarchie
77% moins prêt·es que leurs aîné·es à faire parfois des heures supplémentaires non payées
Alors qu’en face, les jeunes de 18 à 28 ans sont :
Bon, évidemment, des deux côtés, entre le déclaratif et la réalité, y’a un monde. Mais on est quand même sur en opposition en miroir assez parfaite d’un côté et de l’autre.
Et je crois, parce que j’adore m’enflammer, que ce miroir, ben… c’est le sens du devoir. Je crois que le sens du devoir est compris de façon radicalement différente d’un côté et de l’autre, et que c’est exactement ça qui crée de la tension. Je crois que le gros clash - notamment générationnel - du rapport au travail ne se fonde pas sur les faits, mais sur un jugement moral, et un sentiment de trahison de valeurs qu’on pensait inattaquables. J’irais même plus loin, je crois que cette vague de râlage est…
Une panique morale
Ouais je sais, j’y vais fort. La panique morale, c’est assez américain, et généralement ça désigne tout ce qui fait que des générations plus âgées se montent la tête véner sur des supposées menaces qui souilleraient la jeunesse : satanisme, drogues, jeux vidéo, lobby LGBT, wokisme et compagnie.
A l’origine, le terme a été formulé dans un bouquin en 1972 par le sociologue Stanley Cohen pour décrire comment les affrontements entre les Mods et les Rockers au Royaume-Uni des années 60 ont été traités de façon disproportionnée par les médias et ceux s’arrogeant une autorité morale. Son analyse est que ça parlait moins des faits en eux-mêmes (quelques bastons) que de l’anxiété que ces mêmes autorités morales projetaient sur eux (“oh mon dieu le monde court à sa perte la jeunesse part en steak c’était mieux avant”).
Il a défini la panique morale ainsi :
une condition, un événement, une personne ou un groupe de personnes est désigné comme une menace pour les valeurs et les intérêts d'une société
Ben moi, je trouve que cette tendance à pointer du doigt les jeunes qui veulent plus s’investir, tous·tes ces relou·es qui privilégient l’équilibre pro/perso face aux besoins de la boîte, les rebelles qui veulent pas retourner en présentiel, en disant que c’est les responsables du bordel, eh bien c’est un peu du même acabit.
Je crois que ça parle moins d’une réalité dramatique que d’une perception exacerbée, et moins de risques réels que d’une forme de trahison morale qui fout le seum. Car oui, je crois que c’est ça, le sujet derrière le sujet : les cris d’orfraie face à la disparition du “sens du devoir”, c’est avant tout…
Une giga-vexation
Mais genre une turbo-badance. Pour l’expliquer, je vais être obligée de faire un détour par la philosophie, watch me pédaler dans la semoule.
Le truc avec le “sens du devoir” dans sa dimension morale, c’est qu’en théorie, d’une part c’est absolument, résolument NON-QUESTIONNABLE (on est censé l’avoir, point) et d’autre part, c’est un but en soi, une attitude qui n’appelle rien en retour.
Là faut évidemment qu’on parle de Kant, le OG du devoir, avec sa distinction entre l’impératif hypothétique (ce qu’on fait de bien mais en vue d’une fin particulière, type être sympa avec la meuf des RH car elle a la main sur la valid des notes de frais) et l’impératif catégorique, qui est ce qu’on doit faire inconditionnellement. Avec l’idée qu’on doit agir par devoir, pour le devoir.
Et dans le cadre du travail, c’est un peu de cet impératif catégorique qu’on a hérité : c’est même exactement ça qu’on appelle “la conscience professionnelle”. L’idée qu’on doit bosser bien, même un peu mieux que bien, parce que… parce que rien. Juste parce qu’il le faut. Et la culpabilité qui vient avec le fait de ne pas avoir donné le max.
A propos de Max, j’en ai parlé quand j’ai abordé la vocation, il y a un peu d’éthique protestante du travail qu’est passée par là. Avec, chez Max Weber, l’idée que le travail est un devoir sacré, une preuve d’élection par Dieu, et que ce devoir doit subsister d’ailleurs même si on en retire la notion religieuse.
On rigole, on rigole, mais je vous signale qu’on a eu un Premier Ministre qui a opposé le contre-Uno du “devoir de travailler” au Uno du “droit de grève”, sous prétexte qu’il est dans le préambule de la Constitution de 1946 (déjà qu’on a du mal à respecter celle qu’est en vigueur, c’est pas le moment de s’embrouiller la tête en ressortant les versions WIP si vous voulez mon avis).
Moi, je crois bien qu’on l’a longtemps pas trop questionné, ce devoir supérieur. Ou pas beaucoup. Et génération après génération, on s’est transmis cette idée que c’était normal de se dévouer, que c’était même pas un truc qu’on pouvait remettre en question. Avouez, vos darons vous ont forcément déjà fait sentir que vous aviez quand même bien de la chance d’avoir un travail, et qu’il faudrait ptêt viser à s’estimer heureux·se (cf. l’article “Expliquer vos choix de vie à votre famille à Noël” de l’année dernière). Et vous me voyez venir : c’est quand même sacrément bénef (pour les boîtes). On a construit un système (ouais, je parle du capitalisme) qui repose précisément sur cette donnée : y’aurait toujours des gens prêt·es à faire un sale boulot, à accepter sans trop broncher de se faire bolosser un peu plus que de raison. Derrière ça, il y a évidemment la nécessité de payer le loyer. Mais quand le loyer est assuré et qu’on encaisse quand même des trucs pétax, je pense du côté du sens du devoir qu’il faut aller chercher.
Sauf que, soudainement, le truc est en train de changer. Le sens du devoir n’est plus aussi évident. Et si c’est salement vexant pour les personnes en position de pouvoir et de management, c’est pour deux raisons : la première, c’est parce qu’iels ont l’impression de perdre un truc qui leur était dû (et perdre un truc qu’on croyait qu’il nous était dû, c’est agaçant). La seconde, c’est parce que c’est renverser la logique du bizutage. Le bizutage, c’est faire souffrir parce qu’on a soi-même souffert. Voir des personnes changer de relation au travail, devenir exigeantes, questionner des trucs qui nous semblaient non-questionnables (et qu’on a donc pas questionnés), c’est les voir refuser de souffrir quand on a soi-même souffert et faut dire que c’est un poil crispant. Il y a un vrai truc, à voir, par exemple, quelqu’un de plus jeune refuser ce qu’on a soi-même accepté à son âge (avouez, les blagues “si tu viens pas samedi, pas la peine de revenir dimanche” et “tu prends ton après-midi ?” sont vachement moins drôles en 2024). On peut pas lui en vouloir, mais… en fait on se sent un peu con. On réalise qu’en fait, il aurait ptêt suffi… de dire non, quoi. C’est vexant, franchement.
Mais au fond le truc, le vrai truc, c’est que…
Le sens du devoir n’a pas de sens
Je crois que cette vexation et ce sentiment de trahison expliquent les datas de début d’article.
Dans la génération des employeurs, le sens du devoir au travail est un impératif catégorique : on l’a toujours eu soi-même (et on s’est convaincu·e que c’est ce qui nous a mené·e là, et qu’il n’y avait pas d’autre choix), on l’a en tant que boss, on considère qu’il est évident que les employé·es l’aient. Voire… on en a besoin pour faire tourner la machine (qui repose souvent sur le fait que les gens feront plus que ce pour quoi on les paye).
De l’autre côté, c’est plus compliqué que ça. Le sens du devoir, c’est super, sauf qu’on a vu génération après génération armées de sens du devoir… se faire quand même bolosser. Je repense très très très souvent à un truc qu’on m’avait raconté. Le père d’une amie, qui était facteur, avait le droit d’être défrayé pour son trajet avec son véhicule personnel vers son lieu de travail, et au retour. Eh bien tout au long de sa longue carrière, il a demandé le défraiement à l’aller, mais jamais au retour, parce qu’il considérait qu’à la seconde où sa tournée était terminée, c’était du temps perso, et que La Poste ne lui devait rien. Ça semble ridicule, un peu, hein ?
Sauf qu’en fait, quand on a un job avec une forme de sécurité, une assurance de progression et un rôle clair dans la société comme l’était feu le job de facteur, ben c’est pas totalement absurde d’avoir le sens du devoir. Je dis pas que le deal est incroyable, mais il y a des bénefs clairs. A la seconde où La Poste fait intervenir KPMcKinloitte pour “moderniser” le bousin (= trancher dans le lard et transformer les facteurs en prestas de service à la personne), ben le sens du devoir soudain nous fait passer pour des grosses vicos.
Et c’est là que je veux en venir : l’impératif du devoir professionnel n’a en fait jamais été catégorique. Le sens du devoir, ça va dans les deux sens, pardon pour la répétition. On ne s’en rendait juste pas compte, parce qu’au fond, pendant longtemps, ça a été vaguement donnant-donnant : que ce soit par paternalisme ou simplement parce que le contexte économique le permettait, les boîtes pouvaient à peu près rétribuer leurs gens de façon fair. Le dévouement n’avait pas besoin d’être questionné, parce que chaque partie remplissait peu ou prou sa part du deal. Aujourd’hui, les domaines où le travail offre le précité trio magique (sécurité, progession, sens) sont en voie de disparition (pour info, toujours dans l’étude, 60% des jeunes disent prêt·es à rester dans un emploi où iels ne s’épanouissent pas, tant qu’il est stable, téma la hauteur de la barre). Alors forcément, exiger un sens du devoir à l’ancienne quand en face, on n’a rien de bien sérieux à proposer (je veux dire, au-delà du fameux babyfoot, d’une soirée raclette en décembre, de quelques valeurs de marque-employeur et d’une bonne mutuelle), ben ça ressemble un peu à une arnaque.
Et forcément, si on ne peut plus compter sur le sens du devoir, la relation à l’entreprise devient beaucoup plus transactionnelle : ce que je donne vs. ce que je reçois en échange. Toujours dans la pré-citée étude d’Ipsos sur les jeunes, leurs critères pour rejoindre une entreprise sont :
pour 80%, l’équilibre pro/perso
pour 80% aussi l’ambiance de travail
pour 79% l’intérêt du poste
pour 77% la rémunération
pour 76% les perspectives d’évolution
Ce qui ne sont pas des trucs débiles à attendre d’une boîte, en fait. C’est sûr que c’est pas romantique, que ça manque un peu de sacrifice et de cette bonne vieille loyauté (79% des 18-28 pensent qu’il est indispensable de changer régulièrement d’entreprise pour avoir un meilleur salaire), mais… ben c’est lucide.
Au fond, l’incompréhension pré-citée a une origine : ce n’est pas que le sens du devoir disparaît, mais qu’il devient beaucoup plus conditionnel. Dans une autre étude, cette fois par l’Ifop x Epoka, les jeunes se disent prêt·es à travailler beaucoup MAIS SI, ET SEULEMENT SI c’est en échange :
d’être bien payé·es à 82%
de travailler sur des projets intéressants pour 71 %
de monter en compétence pour 55 %
Alors qu’en 2018, c'était l'intérêt des projets qui venait en premier.
Bref
Si ça se trouve, vous vous dites que je m’excite pour rien. Mais voilà, ça a fait 3 ans et demie que, telle Laura Flessel je m’escrime à répéter ici que les attentes des gens envers le travail ont changé, et que JE NE COMPRENDS PAS pourquoi les employeurs en face persistent à ne pas capter. Et je crois que je viens de réaliser (il m’aura fallu le temps) qu’au fond, les deux côtés ne parlent pas de la même chose. D’un côté, on reproche aux gens qui bossent, particulièrement aux plus jeunes, ce qui tient de la faute morale : une trahison d’un sens du devoir qu’on n’avait que très peu questionné jusqu’ici et qu’on s’était soi-même infligé. De l’autre, on a une relation beaucoup plus transactionnelle au travail qui, m’est avis, est infiniment plus saine.
Mais forcément, comment voulez-vous qu’on se comprenne ?
CDLT,
Sev
Guillaume Théaudière Thu, 19 Dec 2024 16:08:31 GMT
Pour capter, faut avoir la réf, eg parler le même langage, et là aussi, je crois qu'il y a comme un hiat