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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
13 sept. · 14 mn à lire
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Managers toxiques : les pommes pourries qui cachent le verger pourri

Pointer des gens du doigt est quand même une bien bonne excuse pour ne pas se poser des vraies questions, c'est tout ce que je dis.

Bon, d’après vos feedbacks, je déduis que notre petite expérience fictionnelle de l’été vous a bien fait rigoler, et ça tombe bien parce que moi aussi, résultat va probablement y’en avoir d’autres. C’est en train de prendre forme dans mon cerveau dérangé. Stay tuned.

Pause musicale : avant d’entrer dans le vif de ce sujet à vif, sachez que je me mets à écrire des chansons corporate, cliquez ici pour découvrir le tube de la rentrée.

La toxicité fait partie de ces maxi-sujets essentiels mais intimidants que je SAIS que je vais traiter un jour, mais que je repousse (en l’air). Jusqu’au jour où je les repousse plus, et ça fait des maxi-articles de rentrée écrits avec du Britney Spears en boucle dans ma tête (je préviens, j’ai l’intention que vous l’ayez également dans la tête d’ici la fin de la lecture, y’a pas de raison) (I need a hit, baby, give me it).

Ma thèse, et vous allez trouver ça super original si vous lisez ma prose constructiviste depuis avant les thrillers corporate, c’est que la toxicité, bien sûr que c’est une question de gens, et vous inquiétez pas on va leur faire leur sort. Mais qu’à en faire uniquement une question de gens, déjà d’une part on met la responsabilité de gérer la toxicité sur les épaules des victimes (ce qui n’est pas super juste), mais en prime on occulte toute la dimension structurelle du bail. En d’autres termes, il y a des environnements, des structures, des process, des cultures et des modes de management toxiques. C’est en arrêtant de se cacher derrière l’idée que c’est juste la faute de gens, et prenant le problème de façon holistique qu’on peut avoir une chance de le régler.

Commençons, comme à notre habitude, par une séquence définitions. D’habitude, cette séquence est importante, mais LÀ, elle est primordiale, (je dis ça notamment pour justifier la longueur excessive de cette première partie), vous vous doutez de pourquoi.

La toxicité : info, ou intox ?

1/ Le souci avec “toxique”

La toxicité et particulièrement le mot “toxique” (I’m slippin’ under), si on devait les situer sur le Gartner Hype Cycle (qu’on utilise pour la tech d’habitude mais on est dans un pays libre que je sache), il serait en plein milieu du “creux de la désillusion”, avec ses petits potes “pervers narcissique”, “charge mentale” et “respect du résultat des élections”.

Et je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai mis autant de temps à traiter le sujet ici. On est un peu emmerdé, avouez. Parce que ces dernières années, y’a eu une giga-ouverture de la parole et des consciences sur ces sujets de toxicité, de manipulation, bref, sur les comportements pathologiques de connards, et que ça a fait un bien fou de mettre les mots pour comprendre des situations que jusqu’ici, on endurait sans trop pouvoir les verbaliser, les analyser, et s’en extraire.

Le truc, c’est qu’en devenant mainstream, le terme s’est banalisé, puis dilué.

Et maintenant, il est toujours livré en bundle avec ce petit pas de danse lexical que vous allez reconnaître : “ah non mais Machin, il est vraiment toxique. Je sais qu’on utilise trop le mot, mais…”.

On est emmerdé, quoi. On sent bien qu’il y a un spectre de la toxicité, mais voilà, on manque de nuances, de précisions, d’une grille d’analyse de toute cette mierda. Et en plus, on est pas aidé, je peux vous le dire, moi qui me suis tapé moult articles, podcasts et co sur le sujet pour préparer cet article (je suis pas là pour me plaindre (enfin si je suis clairement là pour me plaindre) mais j’ai écouté un podcast de… Radio Notre-Dame quand même).

Parce que voilà, la toxicité c’est à la mode, donc tout le monde y va de sa petite analyse à la con des “différents types de managers/employés/personnes toxiques” à la con, et ça donne des trucs à la con qui génèrent encore plus de confusion. En voici un exemple bien représentatif qu’on m’a envoyé (car oui quand je bosse sur un article, je bassine tout mon entourage avec mon sujet, mais regardez, ça porte ses fruits) :

Je pense que cette oeuvre de Monsieur Boîte provoque exactement tous les sentiments confus qui accompagnent le sujet chez nous : y’a quand même un gros paquet de ce qu’il appelle “toxiques” qui sont potentiellement… juste des cons ? Ou pas, on sait pas ? Enfin qui peuvent être toxiques, mais pas toujours ? Ça dépend… mais de quoi ?

2/ Une tentative de définition

Je vous passe évidemment l’origine du mot qui vient du poison (“intoxicate me nooooow”).

Vous allez rire, mais la meilleure analyse de la toxicité appliquée au management (et on va principalement parler de celle-là, parce que c’est celle qui a le plus grand pouvoir de nuisance), je l’ai trouvée… chez les militaires. Dans un paper de 2004 de la Military Review aux US, qui s’appelle “Toxic Leadership”.

Le Colonel George E. Reed y partage une réflexion éclairante sur la tendance montante de la toxicité dans le management de l’armée, appuyé sur une étude auprès des soldats. Déjà, oser en parler dans l’armée, grosse perf. En 2004, énorme perf. Avec une étude : turbo-perf.

Pour tenter de définir le “leadership toxique”, Le Colonel reprend d’abord la définition de Gillian Flynn, dans son article “Stop Toxic Managers Before They Stop You ” QUI DATE DE 1999 POUR INFO (comme Tomber la chemise, et Sang pour Sang, je veux dire, ça date). Et elle est tellement magistrale que je vais vous la livrer telle quelle, traduite par mes soins et ceux de Deepl :

Le manager qui tyrannise, menace, vocifère. Le manager dont les sautes d'humeur dictent le climat au bureau d’un jour à l’autre. Celui qui contraint les employés à se réconforter en chuchotant dans les open spaces et les couloirs. Le boss de l'enfer qui dénigre, rabaisse. Appelez cela comme vous voulez - piètres compétences interpersonnelles, pratiques managériales malheureuses - mais certaines personnes, par la seule force déplorable de leur personnalité, rendent le travail sous leurs ordres exécrable

On sent qu’elle en a gros sur la patate, et franchement, j’adore la vibe. Elle liste trois éléments-clé du leadership toxique : 1/ un manque d’intérêt apparent pour le bien-être des subordonné·es 2/ un impact négatif de leur personnalité sur le climat de l’organisation 3/ la conviction, pour les N-moins-quelque chose, que la personne est motivée avant tout par son intérêt personnel.

Le joli Colonel cite un autre bouquin sur l’armée, Band of Brothers, où Stephen E. Ambrose analyse le cas précis d’un leader toxique, et le définit ainsi (encore traduit par oim et l’AI) :

Tous ceux qui ont été dans l’armée voient le genre. C’était l’exemple type du petit chef. Il générait une anxiété maximale sur des enjeux minimes.

(le coup de l’anxiété maximale sur des enjeux minimes c’est extraordinaire de justesse) (en fait je vous le remets en anglais c’est mieux : “He generated maximum anxiety over minimum significance.”) (non vraiment en fait si vous ne gardez qu’une seule définition c’est celle-là).

Et notre Colonel ajoute sa petite touche finale, en ces termes flamboyants :

lls peuvent être très réactifs aux demandes de la direction, obséquieux envers leurs pairs et particulièrement envers leurs supérieurs, mais leurs manquements sont flagrants pour leurs subordonnés. Les leaders toxiques s’élèvent dans la vie sur les dépouilles de ceux qui bossent pour eux

(je vois pas pourquoi je m’emmerde à traduire, l’anglais est quand même inégalable : Toxic leaders rise to their stations in life over the carcasses of those who work for them”).

Je vous cache pas que toute cette hargne me fait du bien. Ces mots sont thérapeutiques. Cependant… je pense que tout y est, mais je sais pas encore si on y est (on dirait un mauvais feedback client, je sais).

Pour être plus précise, je pense que dans toutes les définitions, on confond trois trucs :

  • les personnes : dire qu’une personne est “toxique”, c’est porter un constat à la frontière du pathologique (la frontière, parce que la toxicité n’est PAS une pathologie, mais au fond, elle peut recouvrir certains troubles, comme ceux de la personnalité narcissique, psychopathique, antisociale, bordeline, paranoïaque j’arrête là avec les joyeusetés je suis pas médecin). Bref, c’est dire qu’une personne est intrinsèquement nocive. Qu’on s’entende, y en a un paquet, des gens toxiques, mais peut-être pas autant qu’on dit.

  • leurs comportements : on entre dans la nuance là. Parce que, par exemple, plein de gens, qui ne sont pas intrinsèquement toxiques, peuvent avoir des comportements toxiques (ce qui est intéressant c’est le pourquoi, on y reviendra). Mais ce qu’on liste généralement comme des comportements toxiques (micro-management, dévalorisation, manque de reconnaissance, manque de respect, changements d’humeur…) peuvent aussi… ne pas l’être. Le micro-management par exemple, ça peut être juste giga-chiant, ou alors vraiment néfaste. Ce qui m’amène à mon dernier point QUI EST LE POINT, PURÉE J’AI MIS LE TEMPS.

  • l’effet produit : je crois du fond de mon coeur que s’il y existe des palanquées de caractéristiques, listes, définitions qui peuvent aider à mettre les mots sur une situation qu’on vit (et surtout à la faire comprendre à d’autres, parce qu’être victime de toxicité c’est souvent se sentir seul·e), il n’y a que la personne victime qui peut définir une situation, une expérience ou un comportement comme toxiques. Car je pense fermement que la toxicité se définit avant tout par l’effet qu’elle produit. Et perso, c’est ça qui me touche dans les définitions ci-dessus. La perte de confiance, un stress non-nécessaire, être constamment à cran et sur le qui-vive, le sentiment d’être incompris·e (notamment par les gens non-concernés et les supérieurs). Ce sont ça, les red flags qui définissent une situation toxique. Des red flags qu’on devrait instantanément, absolument croire et prendre en compte, sans “mais”, sans nuance. Ensuite, seulement, on va chercher l’explication, trouver où la toxicité se niche, car, et on va y arriver, elle n’est pas que dans les gens, elle peut être dans les structures, les cultures, un projet ou même dans des relations presta-client.

Bref, tout ça pour vous livrer ma propre définition en résumé : “une situation, un manager, un contexte toxiques, ce sont des situations, managers, contextes qui créent une boule au ventre qui n’a rien à faire là”. Qu’on s’entende, il est normal, ou disons courant de ressentir une palette d’émotions au travail. Là on se parle d’une entreprise systématique de destruction de toute forme de joie de vivre et d’envie de se lever le matin pour bosser.

Rassurez-vous, la deuxième partie sera plus courte. Pas énormément, mais quand même.

Une histoire de personnes ?

Vu que je suis une méga-reporter de terrain et que je suis vraiment prête à tout, j’ai googlé “management toxique”. Je vous livre les titres de la page 1 :

  • Manager toxique : comment le repérer et y faire face ? (site d’une boîte en conseil RH) (premier conseil : “commencez par en parler directement à l’intéressé”) (dire Don't you know that you're toxic?” quoi)

  • Le management toxique : comment le repérer et faire face à la situation ? (grosse originalité sur le copier-coller) (un site de consultations médicales en ligne) (premier conseil : “informer son manager des conditions de travail qu’il est en train d’imposer à ses salariés”)

  • Manager toxique, comment lui résister ? (site conseil RH) (premier conseil : “Tant que vos peurs survivent, ce patron toxique prospère. La meilleure façon de vaincre cette forme de toxicité est donc de s'attaquer directement au pouvoir irrationnel que vous donnez à vos peurs et de le neutraliser.”) (vaste programme)

  • Reconnaître et prévenir le management toxique (site d’un service de santé mentale en entreprise avec “une approche basée sur les sciences cognitives et la data pour améliorer les performances de l’ensemble de votre organisation”) (premier conseil : appliquez les principes du “radical candor”" c’est-à-dire “care personnally” et “challenge directly”) (petit vomito ici pour ma part)

  • Êtes-vous un manager toxique qui s’ignore ? (la bonne vieille Harvard Business Review) (sous paywall c’est dommage)

  • Cinq profils de managers toxiques les plus courants (et comment se libérer de leur emprise) (post LinkedIn) (premier conseil : “une discussion ouverte et sincère avec votre manager pour lui dire que son comportement dépasse les limites”) (Maurice)

  • Manager toxique : comment le repérer et le gérer ? (site de jobboard) (premier conseil : '“développez des mécanismes de défense”) (non mais lol)

  • Contre le management toxique : les leçons d’une expérience chez Michelin (ça c’est la CGT, toujours dans les bons coups) (premier conseil : “Un bon projet et une culture bienveillante d’entreprise sont indispensables, mais ils ne suffisent pas à garantir l’absence de management toxique. Il faut sans cesse informer, éduquer et, si nécessaire, sanctionner.”) (ENFIN DES GENS QUI DISENT DES CHOSES SENSÉES)

  • Comment repérer un manager toxique (site de jobboard, mais de cols blancs) (premier conseil : “Faites votre travail le mieux possible, en évitant une trop forte implication émotionnelle”) (jipépé)

  • Quels sont les effets du management toxique ? (cabinet conseil sécurité au travail) (conseils : démarche d’évaluation et de prévention des risques psycho-sociaux et formation) (LÀ c’est du sérieux, comme Carla et moi)

Alors déjà.

NUMÉRO UNO j’avais pas prévu de faire ce constat mais c’est l’intérêt d’une vraie enquête de terrain : la toxicité est bel et bien un énorme jackpot pour faire du SEO et vendre sa soupe au passage. Je vous épargne un point sur la qualité du contenu, elle est souvent médiocre, fondée sur absolument rien, et assez similaire d’un site à l’autre. C’est quand même un poil flippant qu’un sujet aussi sensible soit utilisé comme clickbait.

NUMÉRO DEUZIO vous me voyez venir (baby can’t you see). Mais voilà, si la plupart des ressources sur le sujet réalisent certes quelque chose d’essentiel, qui est de mettre des mots et d’aider à identifier la situation… l’analyse reste au niveau interpersonnel. La cause, c’est une personne. La solution, c’est en gros, si on synthétise, soit d’en parler avec la personne concernée (qui, si elle est toxique, va le prendre SUPER BIEN et PAS DU TOUT envisager de représailles), et puis… de prendre sur soi. Non, pire : de le prendre moins mal. Je vous passe aussi la réflexion pour savoir si on est soi-même toxique : elle est essentielle, c’est super faites-le, mais compter sur une personne toxique pour s’auto-analyser c’est comme compter sur Darmanin pour avoir de la dignité.

ET ENFIN je n’ai pas vu de mention, par exemple, du fait que quand on est victime, ça peut être essentiel, non, vital de se faire accompagner. Parce que même le dernier article de la page 1, le plus nul d’entre tous, parle d’effets comme des “niveaux élevés de stress, d’anxiété et de frustration” et des “problèmes de santé mentale tels que le burn-out et la dépression”. Je sais pas vous, mais face à ça, je pense que l’accompagnement d’un·e professionnel·le de la santé mentale est peut-être un poil prioritaire que d’appliquer des suggestions à la con écrites par une IA pour faire du SEO… mais bon, j’suis pas experte.

Et voilà ÇA Y EST je suis énervée. Car dans ces listes je ne vois QUE l’idée qu’il est ÉVIDEMMENT possible, à son échelle, de “résister”, “faire face” et “se libérer”. Et donc qu’il est de la responsabilité de la victime de gérer la situation, et par extension… ben que si elle y arrive pas, c’est de sa faute ? Elle n’avait qu’à… “éviter une trop forte implication émotionnelle” ? L’équivalent littéral des gens qui disent “nan mais tu prends ça trop à coeur” quand on leur raconte une situation pourrie.

Ça me met dans une rage, vous avez pas idée.

POURQUOI ?

PARCE QUE (et je préviens je m’apprête à vomir le paragraphe qui suit) OUI BIEN SÛR, il y a une partie non-négligeable des situations toxiques qui proviennent d’une personne toxique. MAIS pour commencer sur ce point interpersonnel déjà, les personnes qui ont une action toxique sont souvent en position de domination, généralement de management. En d’autres termes, elles ont la carrière de leur victimes entre leurs mains MAIS OUAIS OK FRANCHEMENT IL SUFFIT DE LEUR EN PARLER, et dire “euh j’crois que t’es toxique hihi tu peux arrêter stp” vraiment c’est sûr que ça va grave aider. Ensuite, la plupart des personnes toxiques savent très bien, mais alors très bien créer les conditions de l’emprise (confusion, doute de ses ressentis, hausse progressive du seuil de tolérance face à la violence, perte de confiance, etc.) et isoler leurs victimes (en les faisant passer pour chiantes, cheloues, incapables, en décrédibilisant leur parole auprès des autres) ce qui vraiment, leur donne un MAX DE CAPACITÉ à “se libérer de leur emprise” et à se faire entendre et soutenir par les gens pourraient aider (There's no escape). ET ENSUITE, ces personnes au comportement toxique n’évoluent pas en vase clos. C’est facile, de pointer des “pommes pourries” pour pas regarder le pommier pourri, et le verger pourri autour. Elles sont intégrées dans un système, des structures. Et A PRIORI, si elles peuvent agir comme ça et avoir cet effet, c’est SOIT que ce système n'a pas conscience de la toxicité de la personne, SOIT qu’il s’en bat les steaks, SOIT… pire.

Passons à ce pire tiens.

C’est un peu plus compliqué que ça

1/ Il y a des contextes qui permettent la toxicité

J’en reviens à mon Colonel et à son paper de 2004. Je crois, accrochez-vous, que si cet article est aussi pertinent et résonne toujours autant 20 ans plus tard, c’est parce qu’il y a dans l’armée un certain nombre de caractéristiques structurelles permettant la toxicité, son acceptation silencieuse et donc sa perpétuation… qu’on retrouve dans un bon paquet d’entreprises aujourd’hui. Le Colonel fait bien car il les liste, je vais vous les résumer en tranchant dans le lard (on peut dire que je coupe Colonel) et en les appliquant au travail en entreprise :

  • L’envie d’être fier : il dit “soldiers want to be proud of their units”. Et purée, il y a un vrai truc sur la fierté et le travail. J’en ai déjà parlé dans mon article sur notre rapport au taf. Je veux dire (hors de son cercle proche qui est là pour ça) ça la fout mal de se plaindre de son taf. Notre taf, c’est un badge social. ENCORE PLUS quand on bosse dans une boîte cool, le type de boîte où, quand on la nomme en soirée, les gens font “ah”, pas le même “ah” que quand on dit qu’on est huissier·ère de justice ou contrôleur·se. C’est VACHEMENT DUR d’admettre qu’on y est malheureux·se car ça donne une sale image… de nous.

  • La culture du silence : évidemment, l’armée c’est la grande muette (pas rieuse), mais bon, la lenteur et l’extrême violence de l’émergence #metoo sectoriels (pub, justice, politique, journalisme and co) montre qu’il y a pas mal de domaines où l’omerta règne, parce que si on l’ouvre, on sera “grillé·e dans tout le secteur”, et puis “y’a tellement de gens qui sont prêt·es à prendre notre place”.

  • Personne n’aime les pleurnicheurs : faut dire que ça aussi ça la fout mal. Dans plein de boîtes, le sourire fait partie des pré-requis. Globalement, quand y’a un·e “Happinness Manager” on sait ce qui est attendu de nous, et par extension on sera jamais valorisé·e pour avoir niqué l’ambiance.

  • C’est presque un torture-test : alors celle-là elle est puissante. Le Colonel dit, je cite “We expect professionals to perform to the best of their ability despite a supervisor’s leadership style.”. Ça a fait “crac-boum” dans ma tête ça. Au fond, parfois, supporter la toxicité est un attendu. Une preuve de performance. Parce que voilà, quand y’a un·e manager toxique, y’en a qui le vivent plus ou moins bien. Donc si y’en a qui s’en sortent, C’EST BIEN LA PREUVE 1/ que c’est possible 2/ que les autres sont des faibles. Un moyen à la fois de culpabiliser celleux qui souffrent, et de mettre en place une bonne sélection Darwinienne de celleux qui peuvent encaisser le pire. Grosse perf de bâtarderie y’a pas à dire.

  • Le turnover : alors si la rotation est un fait dans l’armée, elle l’est aussi en entreprise, où beaucoup de managers durent - pour des raisons diverses - pas plus longtemps que l’amour selon Beigbeder. Ce qui peut amener des employé·es à juste… se taire et attendre que ça passe (= que la personne parte), plutôt que de risquer leur carrière en se plaignant. Comme disait Britney : it's getting late to give you up.

  • L’importance de la hiérarchie : alors celle-là elle est passionnante, elle pourrait donner un article entier, mais bon bref, MÊME dans les boîtes “horizontales”, il y a bien évidemment une hiérarchie (on met juste plus de temps à la comprendre). Et la hiérarchie, c’est humain, on la respecte.

(pour la blague, mes bulletpoints sont beaucoup plus longs que le passage que j’étais supposée résumer).

En d’autres termes, sans même le vouloir ou être intrinsèquement toxiques, beaucoup d’entreprises et de secteurs créent les conditions pour la perpétuation de situations inacceptables. Précisons qu’askip, les managers ont un impact plus important sur la santé mentale (69%) que les médecins (51%) ou les thérapeutes (c’est couillon), et autant que les conjoints (69%). Ajoutons la normalisation des situations stressantes et de la pression au taf, la détérioration des relations client-presta. Saupoudrons de deux-trois tendances un peu culturelles, comme la peur de se dévaloriser en dévalorisant son travail, ou la soumission à la hiérarchie… et paf, ça fait des Chocapic.

Ne pas prendre en compte ces facteurs dans leur globalité, en pointant du doigt des gens (autant les coupables qui seraient juste un ver dans le fruit, que les victimes qui devraient prendre sur elles) c’est déresponsabilser la structure. Et c’est pas okay, okay ?

2/ Il y a des contextes qui ferment l’oeil avec plaisir sur la toxicité

Et là on arrive en eaux troubles, mettez vos lunettes de piscine.

Dans ce paper que je sais plus comment je suis tombée dessus, l’auteur parle d’un travail du professeur de Management Alan Goldman, et écrit cette phrase qui m’a fait tiquer :

Dr. Goldman argues that most highly productive leaders have some toxic qualities instrumental to their success.

Et effectivement, Alan Goldman a écrit un livre, Transforming Toxic Leaders que je vous mets pas en lien car il mérite pas, qui part du postulat qu’il n’est pas sûr-sûr que les leaders toxiques soient néfastes. Qu’en fait, les personnes sur-performantes ont par essence des traits toxiques qui sont en fait à l’origine de leur succès et de leur talent (vous connaissez la fameuse stat que tout le monde sort sur la sur-représentation des psychopathes dans le leadership). Il dit en gros que la toxicité est un fait normal d’une vie d’entreprise, et qu’il s’agit de la gérer plutôt que de l’éliminer car elle est productive.

Alors moi je suis un Bisounours corporate donc cette idée me fait gerber. Mais elle m’éclaire aussi (en fait non, je suis un Luminou corporate). Elle m’éclaire sur une culture qui ferme l’oeil sur la toxicité parce qu’elle arrange bien les boîtes quand même.

Cet article est déjà très long donc je vous épargne (ne me dites pas merci) tout une digression philo sur le fait qu’il y quand même des questions à se poser sur les gens qui aspirent au pouvoir. Que vouloir le pouvoir, ce n’est pas neutre, que ça renvoie à des questions d’ego et de domination. Je vous épargne aussi un point sur notre tendance naturelle, quand on l’a, à en abuser. Lisez cette interview de la chercheuse Julie Battilana si vous voulez creuser le truc.

Au fond, tout ça renvoie notamment au mythe du génie auquel j’ai déjà fait un sort ici. À cette idée que certains comportements néfastes sont excusables quand la personne démontre un talent exceptionnel.

Dans cet article de l’ADN, la psychologue des organisations Mary-Clare Race fait ce constat qui fait froid dans le dos :

Les leaders toxiques n'avancent pas dans leur carrière malgré leur comportement problématique. Ils réussissent grâce à lui.

Elle dit au final deux choses auxquelles je souscris. La première, c’est qu’on a tendance à considérer que la récompense logique pour un excellent travail, c’est la promotion au rang de manager. Alors qu’au final, ce n’est pas parce qu’on est bon·ne à un job qu’on est bon·ne manager, voire qu’on aspire à l’être. Ensuite, elle explique que des personnes sont sur-disposées à prendre des risques - quelles qu’en soient les conséquences, notamment humaines - peuvent être grandement appréciées dans une entreprise, au point qu’on peut être disposé à ne pas trop se soucier desdites conséquences.

Le pré-cité Goldmann, que je ne recite pas avec joie, explique que la toxicité est le fruit d’organisations qui n’ont pas mis en place les mécanismes de détection, sont aveuglées par des leaders toxiques ou… permettent simplement à la toxicité d’exister parce que ben… bah bénef.

En d’autres termes (les miens), dans notre culture du management aujourd’hui, nous avons encore tendance à valoriser des qualités - autorité, dureté, fermeté, absence d’empathie - que certaines personnes toxiques possèdent en version stéroïdée. Ajoutons en prime un sens de la politique, une capacité à charmer les bonnes personnes (celles qui ont le pouvoir) tout en bolossant les autres, et paf : ça fait que ces personnes avancent dans leur carrière grâce à ce qui constitue leur toxicité, aidées par la complicité d’entreprises qui ferment les yeux sur des comportements de merde, parce que tu comprends, cette personne est tellement talentueuse…

3/ Il y a des contextes qui favorisent la toxicité

Et on termine en entant dans le dur.

Il y a des entreprises qui non seulement permettent la pérennisation de situations toxiques, mais les créent, les favorisent, les souhaitent.

Quand, par exemple, la boîte est dirigée, de tout en haut, par des personnes qui intègrent les mécanismes de la toxicité dans le fonctionnement même de l’entreprise. Dans le livre Toxic Management, le philosophe d’entreprise (oui, c’est un métier, ça existe, c’est pas Chance.co qui vous propose ça hein) (faut dire qu’il y en a en gros… eu un seul et il a quitté son job et fait un bouquin à charge dessus, donc oui c’est un peu bouché comme secteur) Thibaud Brière raconte ses 7 ans dans une boîte qu’il appelle Gadama. Il y décrit comment, sous la houlette d’un fondateur qui se veut visionnaire et est en fait un grand malade, cette entreprise qui se veut innovante dans ses méthodes, met en place à chaque étage, dans chaque process, des mécanismes de manipulation et de délation qui virent au sectaire. Et rendent des personnes lambda… elles-mêmes toxiques. Tout ça, et c’est ultra-intéressant, sous le chapeau de grandes et belles valeurs qui justifient la soumission à une forme d’idéal. En bref, au fond, une grande “vision”, on dirait aujourd’hui une “raison d’être” peut être non seulement un arbre cachant une forêt bien pourrie de toxicité, mais aussi un moyen de la rendre acceptable.

Un autre cas concerne, et je ne vais pas m’étendre car vraiment beaucoup de gens l’ont fait mieux que moi, les boîtes où les effets de la toxicité sont… activement recherchés. Parce que, par exemple, on veut mettre en place une réorganisation à marche forcée et se débarrasser de celleux qui ne vont pas suivre le mouvement. Des faibles. Pensez France Télécom. Dans un autre registre, cet été j’ai lu Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans, où Anne Plantagenet redonne une histoire à Letitzia Storti, ouvrière d’UPSA, retrouvée morte dans un fossé un an après une tentative de suicide sur son lieu de travail. Elle raconte comment soudain, quand elle se blesse après une vie d’ouvrière dévouée, Letizia, qui trouvait de la joie et de la valorisation dans son travail, est peu à peu réduite au statut de poids mort, de charge, de personne inutile qu’on pousse vers la sortie en la déplaçant de poste inutile à poste inadapté pour elle, détruisant peu à peu sa confiance en elle et à terme… sa volonté de vivre. Cette toxicité-là, elle est voulue.

En bref

(ironique pour la meuf qui approche déjà des 25000 signes) (j’espère que vous êtes addicted to me and you love what I do)

Tout ce que je veux dire, c’est ce que je dis à chaque fois : la toxicité c’est pas qu’une affaire de gens, c’est la responsabilité de toute la structure.

En d’autres termes, mieux formulés dans Toxic Workplace par Mitchell Kusy et Elizabeth Holloway :

One brave person without a system of support cannot solve the problem of toxicity. After all, if it takes a village to raise a child, then most certainly it takes an organization working together to change the tide of toxicity

Et bon, ça me dégoûte d’avoir besoin de le dire, parce que LUTTER CONTRE LA TOXICITÉ DEVRAIT ÊTRE ÉVIDENT PAR PRINCIPE ET NE PAS NÉCESSITER D’ARGUMENTS, mais voilà : la toxicité fait partie des risques psycho-sociaux et peut engendrer des taux élevés de burn-out, dépression, maladie (= je traduis en langage employeur : “arrêts maladie”), en plus d’une baisse de productivité, de créativité et d’engagement (= je traduis en langage employeur : les gens bossent moins bien —> moins de sous). Mais bref, les boîtes ont INTÉRÊT à prendre le sujet à bras (cadabra) le corps.

Il est de la responsabilité des boîtes, d’une part, de formaliser clairement leur refus de la toxicité et sa définition, d’autre part de la traquer, la débusquer (parce qu’on a vu que c’était pas logique d’espérer des dénonciations proactives), et d’agir fermement quand elles en sont informées d’autre part. Cela implique de créer les canaux de communication qui le permettent et un cadre de confiance, notamment aux RH. Pour en revenir à la métaphore que je refusais au début (vous vous souvenez, c’était y’a longtemps), la toxicité est un poison, et si on ne l’arrête pas, elle s’étend.

Je repose également une question-clé issue des réflexions de Mary-Clare Race : un poste de management est-il la seule évolution possible pour les personnes performantes à leur taf ? Et par extension, est-ce qu’il n’y a pas des personnes moins performantes qui auraient, en revanche, des qualités positives dans un rôle de management ?

Et je termine évidemment avec mon Colonel. Il alerte d’abord sur l’importance, pour les dirigeant·es, de ne pas se laisser berner par les rhétoriques des personnes au leadership toxique :

Toxic leaders will rationalize their behavior as necessary to get the job done, or as part of the time-honored command technique of coming into the unit hard because it is easier to ease off than to tighten up.

Il insiste aussi sur l’importance de l’auto-analyse, et de la réflexion sur les structures et les process de promotion et d’évaluation :

What we must ask is, to what extent do variables, such as promotion and command selection systems, military education, performance metrics, personal- ity type, and organizational culture, permit the exist- ence of toxic leaders who seem to prosper, and what are we willing to do to solve the problem?

Il parle ensuite de mesures concrètes, appuyées par son étude auprès des soldats : poser la question franchement en entretien de départ (“Have you considered leaving the Army because of your supervisor’s leadership style?”), mettre en place des évaluations à 360… mais aussi et surtout, formaliser et appliquer clairement une culture saine, venant d’en haut.

Voilà, tout ce que j’ai à ajouter, c’est intoxicate me now, with your lovin' now, I think I'm ready now.

Ah non attendez, un dernier truc. Mon ancien boss a créé ce site, qui n’est plus actualisé depuis un an mais qui regroupe une mine d’or de témoignages de personnes qui ont vécu des situations toxiques au travail. Ça vaut le coup d’être lu, c’est vraiment bien.

CDLT,

Sev