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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
8 août · 6 mn à lire
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A la recherche du time perdu - Épisode 1/4 : Des ouzi sur la plage

La série de l'été CDLT en direct dans vos boîtes mail

Avec un total de 81 demandes en mariage et 28 confessions de lecteur·ices de Guillaume Musso, le sondage pas du tout biaisé de la semaine dernière offre des résultats sans appel : le peuple a voté pour une cohabitation entre une série fictionnelle de l’été et la ligne éditoriale habituelle. Je présente d’emblée mes excuses à la personne qui a dit non, et j’envoie ce message au bloc centriste qui a fait 24% : ces résultats m’engagent, et je tâcherai d’être à la hauteur de vos attentes clairement exprimées par le suffrage. Du coup c’est parti pour l’épisode 1/4 de notre série de l’été CDLT.

A la recherche du time perdu suit la quête d’Elodie, qui doit ABSOLUMENT remplir ses timesheets avant de partir en vacances, mais est saisie d’une amnésie totale sur ce qu’elle a fait le mois écoulé. Elle a donc 4 jours pour mener l’enquête sur ces 4 dernières semaines, sous peine de ne pas recevoir son salaire avant de partir en Grèce.

Son regard dit “Un pyjashort La Reine des Neiges ?”.
Mon regard dit “Oui, un pyjashort La Reine des Neiges.”.
Sa bouche dit “Faudrait que vous signiez là.”
Je signe là.
Je crois fermement que les signatures de livraison sur écran tactile pourrave ne servent à rien, car rien ne ressemble moins à ma propre signature que ma signature sur écran tactile pourrave. Je pourrais faire une réclamation, dire que c’est la voisine qui a récupéré mon ventilateur, et paf, j’aurais deux ventilateurs.
Ce qui ne sert à rien dans 15 mètres carrés, mais le vrai luxe ce n’est pas l’espace, c’est le superflu.

Quand tu habites au 6ème, tu découvres que la plupart des livreurs ne sont payés que pour faire 3 étages. Et comme tu as déjà honte de perpétuer un système exploitatif, tu ne te plains pas, non, tu te pointes au 3ème en pyjashort La Reine des Neiges s’il le faut, réveillée depuis 15 secondes, parce que ça te semblait une super idée un appartement sous les toits (ce n’est pas une super idée en été par exemple) (d’où le ventilateur) (en hiver non plus d’ailleurs).

La difficulté avec la gueule de bois, c’est de prioriser.
J'ai des relents de gin de vodka de sky et de saké, et 5 choses sur ma to-do : boire du café, monter le ventilo, lancer Slack pour faire genre je suis opérationnelle, me souvenir de ce que j’ai fait hier soir, m’habiller. J’ouvre donc le carton du ventilateur avant d’abandonner, je nettoie mon unique mug avant d’abandonner, je mets un t-shirt propre, puis j’ouvre Slack. Il est 9h59.
L’activité est molle ce matin. Dans #randomination (c’est juste un channel #random, mais dans une startup incapable de donner un nom normal aux choses, et qui se veut leader mondial de l’événementiel en réalité augmentée powered by AI) (moi non plus je ne sais pas ce que ça veut dire), à peine quelques “Bonjour tout le monde !” des habituels faux-culs, sans autre réponse que 2-3 emojis 👋 (signe universel de “ouais voilà une marque d’attention laisse-moi tranquille maintenant”). À croire que tout le monde est dans le même état que moi après le pot de départ de… de…
Merde, c’était qui déjà ? Le mec avec les cheveux là.

Dix heures pile, mail des RH : “Timesheets - 4ème relance”
ÇA c’est excitant. J’aime vivre dangereusement, mais je n’ai jamais atteint la quatrième relance : la troisième m’a suffi jusqu’ici (elle dit peu ou prou que si tu fais pas tes timesheets il y a 3 jours, tu seras inscrite à un stage de peinture corporelle en tête-à-tête avec le DAF, pendant que tous tes proches seront kidnappés par des clowns et qu’on leur arrachera les poils un à un en commençant par les cils).
Mais il faut croire que c’est comme les benzodiazépines, on s’accoutume.

“Si vous ne remplissez pas vos feuilles de temps pour le mois écouler d’ici au 31 juillet, nous nous verrons dans l’obligation de retenir le paiement de votre salaire en attendant la régularisation”.

NOW WE’RE TALKING.
Ça c’est de la menace.
Propre, nette et sans bavure (si ce n’est le “écouler”).

Si le but est de projeter un frisson glacé à travers le corps du destinataire, le but est atteint. Je pourrais renvoyer le ventilateur à ce stade.
J’ai beau savoir que c’est un mail automatique, et espérer qu’il est illégal de ne pas payer ses employés, eh bien voilà, je suis motivée là, y’a pas à dire. 

Parce qu’on est le mardi 23 juillet, que le samedi 27 je pars en vacances en Grèce, que le vendredi 26 est donc mon dernier jour, et que j’ai plus ni un rond sur mon compte ni l’âge de dormir dans des auberges de jeunesse ou de manger des grecs (le sandwich) (le midi) (sobre).

J’ai 4 jours pour régulariser, mais on ne va pas tenter le diable. J’ai évidemment oublié le mot de passe de ClockBlock, le logiciel de timesheets. Je le récupère grâce à un code reçu par SMS, un selfie de moi, un scan de mon passeport, les noms de jeune fille de mes deux grand-mères et l’année de ma première relation sexuelle. L’UI du site rappelle les meilleures heures de l’internet 1.0, celles des Chuck Norris Facts, où on mettait 4 jours à télécharger un mp3 de Korn sur Kazaa qui s’avérait être un remix techno de la danse des canards. 

Ok, à nous la semaine 26, celle qui a commencé le 24 juin. J’ai fait…
J’ai fait…
Ça va me revenir, il suffit de checker mon agenda… Qui est vide, ça doit être un bug. Ah si, il y a eu le All-chemy, la plénière de la boîte, où on nous a annoncé les résultats de Q2 (aucun souvenir, ils devaient soit être mauvais, soit être bons mais pas assez pour augmenter les gens et il allait falloir maintenir l’effort). La plénière, ça devait être quoi, une heure, ça me remplit déjà 1/8ème de mon jeudi. Pour le reste… 
Je checke mes mails sur la période. Rien non plus, à part des alertes de l’IT sur le phishing et 18 tentatives de prospection pour externaliser mon développement web et gagner de nouveaux clients.
Il suffit de se concentrer.
Rien. Rien de rien.
Je sais pas ce que j’ai bu hier, mais ça devait pas être du Cacolac.
Purée, c’est vrai ça, je sais pas ce que j’ai bu hier.
Mais je sais au moins où j’étais hier ?
Ah bah non.
Avec qui ?
Non plus.
J’essaie, mais rien de rien. C’est même pas flou, c’est juste… pas là.
J’étais au pot de départ, ça je sais, le pot de départ de… purée mais c’est quoi son nom bordel ? Avec les cheveux là !
Bref, et avant ça j’ai…
Ok, mais la veille j’ai…
La semaine dernière ? Ah ben j’ai…
Rester calme.
De quoi je me rappelle ? AH OUI le off-site d’entreprise ! On a fait du lancer de haches ! J’avais fait un perfect en pensant très fort à mon boss. C’était…
Mon agenda m’indique que c’était le 21 juin.
Il me faut du café.
Je lance la Tassimo - invention du diable, des capsules 90% plastique, 10% terreau universel qui prétend être du café, mais c’était un cadeau de Noël il y a 3 ans et j’ai jamais changé - et formule à voix haute le constat : je suis atteinte d’une amnésie sur un mois entier.
Doctissimo m’indique que soit ça devrait passer d’ici max 24h, soit j’ai un cancer.

Bon, au pire du pire, vous me direz, il n’a rien pu se passer d’incroyable sur le mois écoulé.
Je veux dire, mon enfant n’a pas fait ses premiers pas vu que j’ai pas d’enfant, j’ai pas gagné une médaille olympique vu que j’ai arrêté la danse de jazz à 12 ans et que les JO n’ont pas commencé, et je n’ai visiblement pas acheté un 150m2 parquet-moulures-cheminée vu que je vis dans ce trou.

Donc on va rester calme et se concentrer sur les vraies priorités : comprendre ce que j’ai fait au taf ce mois-ci pour pouvoir partir en vacances tranquille, ce qui me laissera amplement le temps de recouvrer la mémoire. Car si on dit “vacances j’oublie tout”, quand on a déjà tout oublié AVANT les vacances, l’effet doit être inversé. CQFD.

“Dis j’ai foutu quoi ces derniers temps ?” n’est pas une question que l’on peut décemment poser à ses collègues. Il va falloir la jouer en finesse.
“KAKOU KAKOU !”
Laura saura. Laura c’est ce que les Américains appellent une work-wife mais nous on préfère ne pas mettre d’étiquettes. En gros, on se voit aussi en-dehors du travail et on se soutient au quotidien, c’est-à-dire qu’on s’envoie des memes.
“Laura est en train d’écrire…”
Puis rien.
Puis “Laura est en train d’écrire…”
Puis rien.
Puis “Hello”
Je ne suis pas très forte en body language digital, mais je dirais que c’est pas très chaleureux. Elle est peut-être juste en gueule de bois.
“Ça vaaaaaa ?”
“Yes, et toi ?”
Laconique sa mère.
“Super. Dis, je suis en train de faire mes timesheets, et je suis pas sûre d’avoir noté tout ce sur quoi j’ai bossé ce mois-ci, tu sais toi ?”
“Laura est en train d’écrire…”
Puis rien.
“Laura est en train d’écrire…”
Réponse lapidaire : “Haha”.
J’attends.
Rien d’autre.

Visiblement je suis drôle, c’est déjà ça de pris. Mais là les temps sont graves, il en va de ma capacité à boire des ouzos (des ouzi ?) sur la plage.
Je réponds : “Haha ?”.
Elle répond… pas. Elle répond pas.
Retour du frisson glacé. Je vais finir en Mister Freeze.
Allez, pieds dans le plat.
“Laura… j’ai fait quelque chose de mal ?”
La réponse arrive instantanément : 
“Haha”.
Dans mon cerveau, ça clignote en rouge comme au poste de contrôle de la qualité de l’eau de la Seine un soir d’orage. J’ai dû merder, mais salement, parce que Laura c’est la meuf sûre, celle qui te dit quand tu pues mais a toujours du déo, t’envoie des offres de taf en pré-écrivant ton mail de motivation, et dit que tu as une gastro explosive quand tu t’es pas levée pour cause de cuite (la gastro explosive, c’est redoutable comme excuse, car c’est trop gênant pour être faux).
Je remonte la conversation à la recherche d’indices, mais il n’y a que des memes sur la veste de Marine Tondelier.

Il est temps de tenter une autre approche.
Patrick, le boss des chefs de projet.
Patrick partage trop souvent des photos de ses oeuvres (il fait de la sculpture sur bois), mais au fond il est sympa. Avec Patrick, il n’y a pas de problème, que des solutions. C’est un poète de la deadline, et ça tombe bien car j’ai une deadline et cette matinée ne rime à rien.
“Bonjour Élodie”
Il a répondu “Bonjour Élodie” à mon “Coucou”.
Ça pue, ça pue, ça pue.
Ça fait des années que Patrick me gratifie d’un “Hello Élo” chaque matin et que ça le fait toujours autant marrer. Pas moi, mais là je donnerais tout ce que je possède (peu, certes) pour une petite graine de normalité dans le champ de fumier qu’est ce mardi.
J’opte pour l’approche directe : 
“Dis, Patrick, je suis en train de remplir mes timesheets pour le mois, et je crois pas avoir les codes projet pour mes sujets, tu les aurais sous la main ?”
“Haha”.
Nom d’un chien, mais arrêtez tous avec vos “haha”, c’est pas le Jamel Comedy Club.
“Patrick est en train d’écrire…”
“Tu devrais peut-être appeler Simon”
Simon, le CEO ?
“Non que ça fasse une différence, mais ça serait apprécié.”
MAIS QU’EST-CE QUE J’AI FAIT ? j’ai envie de répondre.
“Ok merci je fais ça” je réponds.
Evidemment que je ne vais pas faire ça.
J’ai le sentiment que cet appel impliquerait de m’excuser, ce qui n’est pas mon activité favorite, et en prime POUR QUOI ? POUR QUOI JE DEVRAIS M’EXCUSER ? QU’EST-CE QUE J’AI FAIT ? QU’EST-CE QUE JE N’AI PAS FAIT ?

Un message Slack de Sidonie des RH. Sido c’est une meuf avec une haleine de sanisette Decaux, douce comme du papier de verre mais relativement compétente, et il y a des gens - PAS MOI - qui l’appellent Sodo. Mais pas moi.
“Salut Elodie, tu aurais une dispo pour un petit point ?”
Ça pue ça pue ça pue.
Dans la panique, je lui réponds que je suis malade aujourd’hui, que je vais prendre la journée et que je la recontacterai quand ça ira mieux. Je ferme mon ordi juste avant qu’elle me demande un certificat médical, et je me jette sur mon lit (ce qui consiste à me laisser tomber en arrière).

Mon téléphone fait “ding”, et d’abord je ne comprends pas d’où vient le son, car comme toute personne normalement constituée j’ai mis mon téléphone en silencieux il y a 10 ans pour ne jamais revenir en arrière. C’est un numéro inconnu, et il n’y a pas d’historique de conversation.

“Bonjour E,
C’est bon, tout est prêt ?
K”

Je ressens un truc étrange dans le ventre, mais la cause est probablement organique. Les spams sont de plus en plus élaborés quand même. C’est devenu des funnels à 48 étapes qui s’étalent sur 3 mois. J’ai dû lâcher mon numéro sur l’un des mails de phishing reçus sur mon adresse pro, ça serait pas la première fois.

Je jette mon téléphone plus loin sur mon lit. Le plan est simple : il paraît que le sommeil est bon pour la mémoire. Donc je vais passer la majorité des 23 heures restantes à dormir, puis quand les souvenirs seront revenus je ferai mes timesheets, et ensuite ciao les nazos, direction Naxos (oui je sais, je vais à Naxos mais vous connaissez sûrement une bien meilleure île, tout le monde connaît une île grecque qui dépasse toutes les autres, je m’en bats les steaks) (fromage).

Sur cette douteuse blague kébabière, je vous dis à jeudi prochain pour l’épisode 2/4.

CDLT,

Sev