CAP ou pas CAP : les reconversions de cadres vers l'artisanat peuvent-elles nous aider à revaloriser les métiers techniques et manuels ?


🎙️ POINT PODCAST : grave envie de consommer le LONG contenu ci-dessous, mais l’aide de vos oreilles préférablement ? Vous en trouverez la version podcast (en 36 minutes dont UNE MINUTE ENTIÈRE de bêtisier que j’ai décidé de laisser en plein milieu de l’épisode) sur Spotify, Apple Podcasts et Deezer.
💻 POINT LOSE
Erratum de l’erratum : je n’arrive décidément pas à écrire correctement le nom de Silvia Galo. Peut-être que c’est la bonne ? Ou pas. On sait pas. Pardon Silvia. Silvia Galo.
🎤 POINT EVENT
Si vous êtes à Paris le 6 novembre, je vous invite CORDIALEMENT à venir à l’After T, le super événement trimestriel organisé par Mouvement T, le thème est génial : “Ton salaire n’est pas très net”. Ça va parler tabou de la thune au travail, avec de super intervenant·es et… moi, qui vais vous raconter l’historique de ma lose financière dans un exercice de stand-up assis qu’on peut donc qualifier de sit-down.
Il faut s’inscrire et c’est ici.
On a bien rigolé à la dernière édition !
C’est fini.
Il est temps de repasser aux choses sérieuses. Ça fait un bail que j’ai envie de parler de la dévalorisation des métiers techniques et manuels dans notre beau pays (je l’ai abordée au passage dans mon premier article sur les reconversions mais c’est loin d’être suffisant).
Dévalorisation qui nous fout bien dans la merdasse, je ne vous l’apprends pas. Si vous allez voir les stats de France Travail sur les besoins de main d’œuvre et que vous cliquez sur la petite colonne “Difficultés à recruter”, vous comprendrez un peu l’ampleur du bousin.
Mais voilà. Cet article fait partie de ceux où je vis moi-même un plot twist durant la rédaction.
J’étais sûrement un peu naïve, mais quand j’ai attaqué les recherches, mon postulat de départ était : peut-être qu’avec, justement, la grosse vague de reconversions de cadres avec un Master qui passent des CAP, on va pouvoir assister à une ✨ remontée de glamour des filières professionnelles ✨.
On peut légitimement y croire. Perso, à chaque fois que je vois un vin nat’ qui s’appelle “Soif”, une boulange qui s’appelle “Pain”, une boucherie qui s’appelle “Bidoche” ou une fromagerie qui s’appelle “Claquos’”, je la vois à l’œuvre, cette lame de fond. Devant la palette de couleurs sublimant un terracotta, un jaune d’or ou un bleu roi, je devine le parcours d’une personne qui a réalisé que son Master ne lui apportait pas le bonheur. Rien qu’à voir le logo en Bebas Neue, je peux l’écrire dans ma tête, la backstory de gens que tout destinait à la finance, mais qui ont réalisé en voyageant qu’en fait leur vrai appel c’était de travailler le produit (croyez-moi ou pas, j’ai googlé Bidoche, et voilà).
Je voulais raconter ici cette histoire pleine d’espoir d’un mouvement sociétal qui, pour le plus grand bien de tout le monde, réussit, par le pouvoir magique de la force aspirationnelle de la boboïtude, à remettre au centre du monde du travail des filières et des voies injustement méprisées.
Mais il s’avère que j’avais tort. Pas un peu tort. Maxi-tort. Ultra-turbo-tort. Les reconversions vers l’artisanat ne vont probablement pas aider à revaloriser les métiers techniques et manuels. Je vais vous expliquer pourquoi, mais évidemment il faut qu’on passe par un petit point historique d’abord.
Le bail de l’opposition entre l’activité technique et l’activité intellectuelle, c’est vieux, mais c’est pas une excuse : on a fait des choix.
(Là c’est moi qui ai fini cette partie et qui reviens en haut pour vous présenter mes excuses, je m’attendais pas à ce que ça soit aussi long.) (J’ai essayé de résumer grosses masses avec tout ce qu’il faut d’imprécisions pour aller plus vite, mais ça reste un poco dense.) (C’est juste que c’est ultra-intéressant.) (Enfin je trouve.)
Alors oui, l’opposition entre les “arts libéraux” et les “arts mécaniques” ça nous vient de l’Antiquité. On a Platon et Aristote qui prêchent pour leur paroisse (Platon et Aristote, c’est clairement ce genre de gens qui ont acheté un Roomba/un Dyson et racontent à la terre entière à quel point c’est incroyable, parce qu’il n’y a qu’en le faisant acheter à d’autres qu’on peut justifier d’avoir mis un tiers de SMIC dans de l’électroménager), en expliquant que tout ce qui est intellectuel c’est LE FEU et tout ce qui est productif, utilitaire et utilise les mains, c’est SERVILE, parce que ça dégrade le corps et l’esprit et ça prive de la liberté nécessaire à la vie citoyenne. Je vous passe Rome où on fait comme les Romains, c’est-à-dire pareil, et on saute direct au Moyen-Âge, où… on fait aussi pareil, en fait, et où l’apparition des universités permet de formaliser l’enseignement savant (séparé entre trivium (grammaire, dialectique, rhétorique) et quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique)) pour bien bien le distinguer de l’ivraie. À la Renaissance, notamment grâce au poto Léo, on prend le parti d’accorder à des trucs genre l’architecture et l’ingénierie que CERTES c’est technique, MAIS ça utilise le cerveau donc c’est pas trop sale ça va.
Ça devient intéressant avec l’Ancien Régime, où on encadre les fameux “arts mécaniques” dans des corporations de métiers (y’a des corporations pour les métiers de la bouffe, du métal, du textile, du vin, etc.). Elles ont une valeur, qui est qu’elles reconnaissent et protègent les compétences techniques et manuelles, mais elles sont tout de même considérées comme subalternes. Tout ce qui est “arts libéraux”, c’est réservé à la noblesse, au clergé et aux intellos. Puis y’a les Lumières qui tentent un peu de nuancer le bail, notamment Denis Didi et son poto d’Alembert (Vous connaissez son blase entier ? Jean Le Rond d’Alembert) (Est-ce que ça claque pas ?) (Quand on y pense c’est sûrement le nemesis de John le Carré) dans l’Encyclopédie, qui sont peu ou prou les premiers à intégrer les techniques, les gestes et les métiers artisanaux dans un dictionnaire savant, et à les traiter non pas comme du geste teubé mais comme un savoir rationnel, c’est-à-dire un truc qui mobilise aussi le cerveau. Ils prônent ce truc fifou qui est que la connaissance peut venir de l’expérience, pas seulement du raisonnement abstrait.
Et puis avec la Révolution, en 1791, on supprime les corporations devenues maxi-puissantes, semi-mafieuses et monopolistiques, ce qui a pour bénéfice de limiter les privilèges et d’offrir la liberté d’entreprendre et de choisir son métier, mais qui a aussi l’effet de supprimer les protections qu’elles assuraient, notamment la protection sociale (les corporations étaient des communautés d’entraide qui géraient la maladie, le chômage, le veuvage, la retraite) et celle du savoir-faire (elles assuraient l’apprentissage évids, mais aussi la qualité et les critères d’accès au métier). En gros, soudain, les artisans se retrouvent sans structure pour défendre leurs intérêts et protéger leur expertise. Vous noterez qu’on a clairement hérité, socialement, de cette individualisation du travail, de cette idée de la primauté de la liberté d’entreprendre ET de la méfiance pour l’organisation collective dans le cadre pro.
Enfin bref, tout ça pour dire que là, on était bien bien mûr·es pour… le XIXᵉ siècle, qui éparpille façon puzzle l’idée d’une quelconque valeur du travail manuel. Avec la révolution industrielle, la liberté devient subordination, et le savoir manuel est rationalisé, découpé, mécanisé dans les manufactures et les usines. Vous vous souvenez de nos artisans dé-corporisés ? Beaucoup deviennent ouvriers. Or, les ouvriers n’exécutent plus un métier mais une fraction de geste, et on perd du coup le savoir-faire : c’est là où Max Weber and co expliquent que le travail perd de son sens, mais j’en ai déjà parlé.
La hiérarchie manuel/intellectuel se renforce, l’utilisation de son corps devient un critère social : plus on travaille avec ses mains, plus on est bas dans l’échelle symbolique. Et ce qu’on perd en statut, on est loin de le regagner en salaire ou en reconnaissance.
ET C’EST LÀ.
LÀ.
Là qu’on fait un choix. En France.
Parce que des pays comme l’Allemagne ou la Suisse, qu’on n’arrête pas (moi la première) de propulser aujourd’hui au rang d’exemples de sociétés où l’on valorise les métiers techniques et manuels (dans le rapport 2025 de l’OCDE sur les perspectives de carrière des ados, regardez en haut de la page 45, même parmi les ados issu·es de milieux favorisés, on a deux fois plus de gamin·es qui envisagent de faire ces métiers en Allemagne et en Suisse qu’en France), ben ils ont pourtant hérité de la même culture.
MAIS nous, à ce moment-là, on soft-launch l’école républicaine, et on décide de faire de l’enseignement général le levier central de l’émancipation. En gros, on se dit que le but de l’école est d’élever les enfants du peuple AU-DESSUS du travail manuel. On décide que le progrès social va passer par l’instruction intellectuelle, résultat on cantonne les savoirs manuels à des écoles distinctes et subalternes. Et on fonde notre méritocratie (lol) sur l’idée que plus un apprentissage est abstrait, plus il a de valeur.
Pendant ce temps à Vera Cruz en Allemagne, en Suisse, en Autriche et aux Pays-Bas, on prend un autre chemin : plutôt que d’opposer école et atelier, on met progressivement en place un modèle dual, où un jeune qui apprend un métier manuel n’est pas en marge du système, mais en fait partie. En parallèle et au même niveau que les filières académiques, on crée des filières pro en béton, fondées sur l’apprentissage, qui combinent l’école et la formation en entreprise. On fait des formations professionnalisantes des voies de prestige, respectées et codifiées, avec des compétences reconnues par l’État et le marché.
Résultat, on a beau tenter de faire vaguement machine arrière aujourd’hui en France en clamant qu’il faut revaloriser l’apprentissage, ben on est un peu late to the party, parce qu’on s’est déjà fourré dans la tête que les métiers techniques et manuels sont réservés à celles et ceux qui “n’ont pas réussi” dans la voie royale : celle du général.
Et donc c’est là qu’on pourrait se dire que peut-être que tous les cadres qui se reconvertissent vers l’artisanat, et qui envoient donc bien fort le message de “c’est pas que je regrette mes études supérieures mais à la réflexion, je préfère faire un truc concret/utile” sont peut-être le retour de bâton du boomerang de la momie du Jedi qui pourrait ENFIN nous faire changer de braquet.
Voyons voir.
MAXI DISCLAIMER
Qu’on s’entende avant même que je ne commence cette partie :
- J’ai beaucoup de respect pour les personnes qui bossent de leurs mains. Une bonne partie de ce respect vient du fait que je suis, personnellement, absolument nulle à chier dans tout ce qui est manuel, de la céramique à la plomberie. Le seul usage non-nocif que j’ai trouvé à faire de mes dix doigts est de taper sur un clavier, et c’est pas faute d’avoir essayé tout le reste. L’autre partie de ce respect vient du fait que je suis également dépourvue d’une grande partie des compétences nécessaires à l’exercice de ce type d’activité, à savoir les compétences commerciales, sociales, financières et techniques.
- J’ai également beaucoup de respect pour les personnes qui se sont reconverties : on a établi dans la deuxième partie de mon article sur le sujet que c’est maxi-difficile et maxi-courageux.
- Je suis une maxi-bobo de l’enfer : j’adore tout ce qui fait authentchique avec une belle DA et je suis prête à payer des sommes absurdes pour un produit qui me raconte une histoire.
Ceci étant dit, il y a un paquetos de nuances à apporter à toute la mythologie des reconversions des cadres vers l’artisanat.
La première nuance… c’est qu’on ne sait pas les mesurer. On a des chiffres généraux (de type 18 % des actif·ves sont en train de préparer une reconversion pro en 2025), on a des chiffres sectoriels (par exemple (attention le lien downloade un doc) en 2023 486 entreprises artisanales créées par jour dont 1/3 par des personnes issues d’un autre secteur) mais on peine à mesurer exactement la part des reconversions de cadres dans le domaine.
La seconde nuance… c’est qu’elles sont pourtant surreprésentées dans le storytelling commun de la reconversion. Si on en croit ne serait-ce que mon étude Iflop, les parcours de reconversion sont extrêmement diversifiés.
Pour rappel, sur 138 répondant·es on avait (oui pardon je me répète mais cette liste me remplit de joie, je suis hyper fan de vous) : ingé informatique, prof des écoles, ingé en électronique, prof de guitare, mécanicien·nes vélo et moto, électricienne, archiviste-iconographe, agent immo, manager de fablab, ambulancière, kiné, accordeuse de pianos, dev, éducateur spé, prof de yoga, biographe, coach sportive, gérante de sauna libertin LGBT+, vidéaste, céramiste, responsable dans le funéraire, responsable marketing digital, bibliothécaire, archi d’intérieur, rédactrice scientifique.
Et pourtant, ce qui donne des articles, c’est soit les gens qui font un métier artisanal sexy (= qui travaillent le bois, l’argile, la feuille d’or, le pain, bref, de la belle matière bien noble et bien symbolique), soit les parcours qui alimentent le cliché de la reconversion (plus l’écart est extrême, plus ça fait un titre satisfaisant, l’idéal étant d’opposer la finance avec un truc terroir). Ce qui déforme la lorgnette déjà réduite avec laquelle on regarde le bail. D’ailleurs vous noterez que là, maintenant qu’on parle storytelling, on se retrouve à parler des métiers artisanaux surtout : on a déjà squizzé en route les métiers techniques. La seule fois où j’en ai entendu parler, pour être franche, c’est dans le super épisode de Thune sur le plombier qui avait fait SciencesPo.
Donc bref, on peut estimer que la part des reconversions des cadres vers des métiers techniques et manuels nous apparaît plus grande qu’elle n’est réellement (le seul chiffre que j’ai trouvé date de 2015 (tout en bas dans les notes) : les personnes qui occupaient un emploi de cadre ou de profession intellectuelle supérieure 5 ans plus tôt représentaient 0,7 % des travailleurs·es de l’artisanat).
Mais on pourrait toujours se dire que bon, le storytelling — même exagéré — pourrait suffire à changer notre image de l’artisanat.
Et c’est LÀ. C’EST LÀ qu’on réalise qu’en fait, pas.
Ce qui m’a ouvert les yeux, c’est cet article d’Antoine Dain en 2024 dans la revue Formation Emploi (“Une « quête de sens » ? Construction du sens par des reconverti·es dans l’artisanat”) et ce chapitre du livre L’artisanat français de Caroline Mazaud en 2019 consacré aux artisan·es issu·es d’une reconversion.
Les deux creusent le parcours des personnes reconverties vers des métiers artisanaux : le bouquin explore leurs origines, leurs motivateurs et leurs pratiques, et l’article essaye de décortiquer ce que signifie la famosa “quête de sens” invoquée pour justifier ce type de changement pro.
Sur l’origine, ce qu’on trouve, globalement, c’est que les personnes passées du statut de cadre à l’artisanat ont souvent des parents ou grands-parents indépendants, et qu’après avoir expérimenté le salariat, finalement le choix de l’artisanat est un moyen de concilier leur expérience personnelle et leurs origines familiales. Dans L’artisanat français, on lit :
Tout se passe comme si des valeurs et des dispositions étaient acquises dès l’enfance, mises en sommeil pour un temps, celui de l’itinéraire salarié et finalement réactualisées quelques années plus tard dans le projet d’installation à leur propre compte.
Sur les motivateurs, c’est assez intéressant. Là où Caroline Mazaud, dans son livre, avance que la plupart des reconverti·es racontent avoir changé de voie en réaction, suite à un “désenchantement”, et dans une vision “critique du salariat” (tout en précisant que c’est un storytelling a posteriori et que d’autres facteurs ont sûrement joué, par exemple l’environnement socio-économique qui offre des perspectives bif-bof dans le salariat), eh bien l’article d’Antoine Dain (qui interviewé 55 reconverti·es issu·es de professions intellectuelles) apporte une nuance que je trouve maxi-intéressante. Il parle d’un rapport “expérientiel” au travail : des personnes qui voient les carrières non pas comme “suivre une vocation” mais comme un empilement d’expériences intéressantes :
La reconversion de nos enquêté·es s’inscrit généralement dans un rapport au parcours professionnel valorisant le changement. Pensé comme une succession d’“étapes”, voire d’“expériences”, le parcours n’est pas nécessairement envisagé autour d’un métier ou d’une carrière linéaire.
Il explique que la reconversion est vue comme une phase parmi d’autres dans une “carrière par projets”, où la pire chose qui pourrait arriver c’est de se retrouver “coincé·e” dans une voie, et où on bifurque dans une succession de cycles quand on a l’impression d’avoir “fait le tour” d’une expérience. Bref, des carrières faites d’évolutions plutôt que de ruptures. MOI JE DIS YES, C’EST EXACTEMENT CE QUE J’ESSAIE DE RACONTER DEPUIS DES ANNÉES SANS PARVENIR À LE FORMULER AUSSI BIEN.
Alors oui, on pressent que forcément, on se parle de gens qui disposent d’un certain nombre de privilèges de départ, et qui n’embrassent pas l’artisanat comme une vocation mais comme un truc à essayer. Mais au global : c’est super non ? Ça montre que l’artisanat, le travail manuel, sont une option maxi-valable, tout autant que les métiers intellectuels ?
ALORS C’EST PLUS COMPLIQUÉ QUE ÇA.
Et c’est là où il faut que je vous fasse une confession : en lisant le paper d’Antoine Dain… je me suis pissé dessus. J’ai vraiment ri à gorge déployée. Je sais pas si ça vous fera le même effet quand je vais vous le raconter, mais je vous le souhaite.
En gros, tout le taf qu’il essaye de faire, c’est d’expliquer de quoi se nourrit l’idée de la “quête de sens” qui semble enrober ces reconversions. Et là où il est malinos, c’est qu’il ne s’arrête pas aux raisons invoquées par les concerné·es, et reprises en chœur par les médias (l’idée d’un travail “concret”, “utile”, “authentique”, des valeurs comme le localisme, l’ancrage dans une tradition ou un terroir et l’environnement) .
Il explore d’abord un premier truc : les conditions financières de ces reconversions. Et là apparaît une première évidence : c’est évidemment un poil plus confortable de se lancer dans l’artisanat quand on vient d’une catégorie socio-pro un peu plus aisée que quand on démarre à l’école. Évidemment, la plupart des enquêté·es ont le chômdu, un bon paquet ont eu une prime de licenciement ou une rupture co, et un certain nombre peut bénéficier d’aides familiales, ou a au minimum les moyens pour solliciter un prêt. Ajoutons, et c’est ultra-important, qu’en plus du capital économique, beaucoup ont un capital culturel qui fait office de filet de sécurité : quand on a un diplôme, au pire si besoin, on peut revenir à un job de cadre ou intellectuel si on se foire ou qu’on change d’avis. On ne se lance pas all-in, le risque est relativement mesuré.
Il explore ensuite où, à quel moment du parcours, on trouve le “sens”. Et ce qu’il comprend, c’est que le sens se trouve d’abord dans le changement de métier en soi, avant même le métier. Que beaucoup, d’ailleurs, n’avaient pas un job précis en tête et ont trouvé une voie par tâtonnement, mais que finalement, dans un parcours “expérientiel”, rien que le fait de changer est déjà une opportunité de trouver (et raconter) du sens.
Il trouve ensuite, ET C’EST LÀ QUE ÇA DEVIENT RIGOLO, que le sens n’est pas perçu dans l’activité en elle-même mais se “construit” au quotidien, dans la façon d’exercer le métier, de trouver des moyens de s’y épanouir et… ça va être important… d’exprimer ses valeurs et son style de vie.
Et ça passe par différentes choses (et je suis désolée d’avance, parce que autant d’un côté je suis clairement ultra-cliente de tous ces trucs, autant là je vais pas pouvoir faire autrement que d’en rigoler) :
des pratiques professionnelles distinctives pour se différencier des pratiques “conventionnelles” : genre en boulange, refuser d’avoir recours à du surgelé ou des farines avec des additifs ; pour les maçon·nes, favoriser la pierre sèche ou de la terre crue et rejeter le ciment des maçon·nes tradi. Bref, se distinguer par une façon de faire plus raisonnée, plus puriste, plus authentique. ET LÀ si vous êtes comme moi, vous l’entendez, vous L’ENTENDEZ, le sommelier à barbiche dans une petite “cave à manger” du 10ᵉ qui vous explique “alors là on est sur un orange hyper vivant, c’est fait par [insérer ici un blase qu’on connaît pas, genre Violette Richedou ou Jean-Louis Charputier], on est sur un chenin avec macération en skin contact dans une amphore en grès, évidemment zéro intrant, zéro sulfite, ils font les vendages à la pleine lune, et tous les arômes que tu sens là c’est juste le sol calcaire affleurant et une oxydation parfaitement maîtrisée, franchement moi je l’a-dore”
l’hybridation : là c’est mélanger des tâches intellectuelles à l’activité artisanale. J’ai même plus besoin d’écrire de vannes à ce stade, dans l’article on a un boulanger qui organise des concerts et des expos dans son local et des chocolatiers qui font des conférences
l’esthétisation du métier : là évidemment on pense aux logos en Bebas Neue, mais aussi à des pratiques de revalorisation d’aliments/matériaux méprisés, ou au branding du savoir-faire. Là pareil, tout ce que je pourrais inventer sera JAMAIS aussi savoureux que le réel, donc je cite :
Soucieuse de proposer des produits “proches de la terre, de Dame Nature”, elle façonne notamment des petits pains à la forme allongée et irrégulière (plutôt qu’une forme ronde plus habituelle), qu’elle appelle “brindilles” et “branches”. Afin de leur donner “la bonne couleur”, pour que “ça [fasse] vraiment des branches”, elle ajoute du cacao à la pâte, mettant ainsi en œuvre une esthétique de la “naturalité”.
Ça c’est encore rien. Voici mon préféré, de très très très très loin :
Achraf, reconverti en boucherie, fait ainsi part de sa volonté de s’intéresser “aux produits méprisés, vulgaires, dénigrés”, le conduisant à souhaiter “anoblir” la merguez. Pour cela, il entend “créer une poudre d’épices” de la même manière qu’on peut “créer un parfum” : il s’agirait, plutôt que d’appliquer simplement une recette, d’élaborer une “pyramide olfactive” afin de faire d’un produit “assez anodin” quelque chose de “très original et intéressant”.
Et en fait.
Voilà.
Moi, je suis profondément désolée, mais on m’a perdue pour la cause à “anoblir la merguez”.
Le Baron Saint-Boyau de la Guez, chevalier de la Barbeuquerie
Je me suis laissé 30 secondes pour rire comme une loutre (euh… alors là c’est le moi qui ai fini l’article ET enregistré l’article pour le podcast qui reviens, et je peux vous dire que j’avais pas fini de rire en fait), et je reviens au sujet : c’est quoi le problème, dans tout ça ?
Le problème dans tout ça n’est évidemment pas que des gens essayent de valoriser des pratiques saines et respectueuses de la planète, ou de revaloriser des produits et des pratiques méprisés. Ça c’est super, et ça peut potentiellement tirer tout le monde vers le haut.
Le problème c’est qu’on ne peut absolument pas espérer un ruissellement sur la filière entière si ces pratiques viennent de personnes qui y arrivent avec un petit privilège de départ et viennent y apporter leurs méthodes mais en se créant un petit monde à part, construit dans un entre-soi en opposition aux “conventionnels”.
Et c’est précisément ce que pointe Antoine Dain quand il explique que ces personnes débarquent dans une filière mais sans s’y intégrer, sans y socialiser avec les autres personnes qui y exercent, sans acquérir la “culture du métier”, sans s’y identifier et en rejetant les pratiques historiques. Antoine Dain remarque que ces reconverti·es s’identifient plus facilement à d’autres reconverti·es, ou à leur milieu d’origine, qu’au métier qu’iels exercent. Ce que ça veut dire, c’est donc qu’iels se considèrent comme… à part (j’ai pas encore dit “supérieur·es” mais on y vient). D’ailleurs, beaucoup racontent qu’iels prennent en apprentissage… d’autres reconverti·es. Bref, pour mon joli tableau des filières qui s’enrichissent et se nourrissent et de l’attractivité qui ruisselle… on commence à être mal barr.
Mais là où on est vraiment mal barr et où j’ai ri un peu, certes, mais j’ai surtout maxi-grincé des dents, c’est que les citations des interviewé·es puent, mais alors PUENT LE MÉPRIS DE CLASSE. Ça dégouline d’une vision idéalisée d’un artisanat pur et pétri de belles valeurs, et donc ça déchante quand ça réalise que tout ça est peut-être un peu trop sale ou un peu trop beauf à son goût. Je vais même pas commenter, car ça va m’énerver, je vais me contenter de citer :
La mise à distance des travailleurs de métier peut par exemple prendre la forme d’un mépris de classe exprimé contre des figures stéréotypées : le “patron un peu bourru” dans le bâtiment ; le boulanger “en marcel”, “la clope au bec” ; les “beaufs” de la fromagerie ou des chantiers ; ou même, dans un entretien, les “gens débiles” de la boulangerie.
Y’en a encore.
Ainsi Gabriel, account manager, avait tenté, à 33 ans, de bifurquer vers la fromagerie. Alors qu’il s’imaginait “parler de fromage” comme on parle de vin “quand on va chez le caviste”, il a déchanté en réalisant qu’en boutique, “tu passes ta journée à dire ‘bonjour monsieur, bonjour madame, et avec ceci ?’”. À l’issue de sa formation, il apprend que son ancienne entreprise n’avait toujours pas pourvu son poste, et s’arrange donc pour y être recruté à nouveau.
Bichette.
Y’en a encore.
On peut enfin évoquer le cas d’Olivier […]. Musicien d’orchestre, il entame à 41 ans une reconversion comme couvreur, mais renonce finalement à s’engager à temps plein dans ce métier. En cause : de mauvaises relations de travail, avec notamment un chef d’équipe qui le prend en grippe, mais aussi plus largement des collègues “qui parlaient juste de ce qu’ils avaient entendu aux infos”, ce qui n’était “pas hyper passionnant"‘ aux yeux d’Olivier. Il revient donc finalement à son poste à l’orchestre
Là j’ai envie de dire, Olive, frérot, je peux imaginer pourquoi ton chef t’a pris en grippe.
Bref, comme le dit Antoine Dain mieux que moi : “pour satisfaire ce rapport expérientiel au travail et au parcours, les reconverti·es font preuve de modalités spécifiques d’engagement dans l’activité artisanale, au sein de laquelle ils cherchent davantage à importer certaines pratiques et dispositions qu’à s’acculturer au métier.”
Ce que ça signifie, en gros, c’est que j’avais tort sur toute la ligne.
Moi je m’imaginais une revalorisation des métiers manuels par le pouvoir de la reconversion de CSP+ aspirationnels surmédiatisés qui donnent envie de s’engager dans des filières pro, alors que ce qu’on fait (parce que je m’inclus hein, si j’étais pas une brêle manuelle il est pas exclu qu’à l’heure où je vous parle, je vous parlerais pas, je serais en train de fabriquer des meubles, des sacs ou de faire de la mozza et d’en tirer des vidéos ultra-satisfaisantes pour Instagram) c’est juste… qu’on gentrifie les métiers manuels et artisanaux.
Et je dis “gentrification” parce que le terme ne dit pas “élévation commune”, il dit juste “création de poches d’entre-soi qui, à terme, excluent les gens qui étaient déjà là”.
Et pendant que des anciens cadres anoblissent la merguez, la paupérisation et la dévalorisation des métiers techniques et artisanaux continue tranquillement, les risques physiques changent peu, on a toujours 90 000 accidents du travail par an dans le BTP, tout ça étant élégamment masqué dans nos récits par la Bebas Neue.
Au fond, tout ça procède d’une extension de la logique capitaliste par d’autres moyens. Oui je vous sors une réflexion inspirée de Boltanski/Chiapello et je vais parler comme une sociologue de gauche l’espace de quelques phrases, accrochez-vous, on peut pas anoblir la merguez éternellement. Je crois que le discours du “manque de sens”, de “la perte de l’indépendance”, de “l’éloignement du concret”, qui était à l’origine un discours critique du capitalisme, a été absorbé par le capitalisme sous la forme de la mythification de la reconversion artisanale, qui promet de retrouver “sens”, “indépendance” et “concret” en enrobant tout ça d’“entreprise de soi”. Plutôt que de questionner les structures qui font que les cadres sont à bout, et celles qui dévalorisent les métiers techniques depuis deux siècles, on propose des versions bohème du travail manuel comme une solution au désenchantement du tertiaire, en les enrobant dans une esthétique Etsy, mâtinée de jolies valeurs mais dont les logiques sont les mêmes. Aux personnes qui peinent dans le salariat, on propose une autre voie, qui est moins une alternative qu’une autre version du même bail sous une forme libérale, aspirationnelle et auto-entrepreneuriale. C’est évidemment pas la faute des gens qui opèrent ces reconversions, je me répète mais je trouve ça maxi-cool. C’est juste que pendant ce temps, le gamin de 15 ans orienté en CAP par défaut, lui, a surtout accès au mépris.
Ce qui m’amène à ENFIN conclure cette partie, et à me poser la question : super, mais si on peut pas agir par le storytelling, on fait quoi ?
Évidemment qu’on se pose la question de l’école.
C’est ÉVIDEMMENT là que ça se passe, je vois pas où on peut agir sinon.
On l’a vu, on a hérité d’un gros gros préjugé qui est que la seule voie valable est générale, et que toutes les autres sont juste des voies de garage pour celles et ceux qui n’y arrivent pas.
J’en ai déjà parlé mais c’est important de répéter : en 2012, un rapport de la Cour des comptes pointait du doigt l’orientation vécue “comme la sanction d’un parcours scolaire : elle sert surtout à discriminer entre bons élèves envoyés dans la filière générale et mauvais élèves” et alertait sur le pouvoir énorme des collèges (qui décident d’où un enfant peut et ne peut pas aller) dans le choix de l’orientation des gamin·es, laissant uniquement à celles et ceux dont les parents sont informés une réelle capacité de décision ou d’opposition. En 2025, leur rapport sur l’orientation explique même que “l’orientation est ainsi largement déterminée à la fin de l’école primaire”. LA PRIMAIRE SA MÈRE.
Et on en arrive au sujet : que ça soit volontaire ou non, cette orientation est déterminée socialement. Le rapport en fait de sacrées tonnes là-dessus, et ose même balancer : “À notes et vœux équivalents, les décisions des équipes éducatives sont influencées par le contexte social de l’élève.” NON MAIS SUPER. Y’a des chiffres savoureux dans mon article sur la méritocratie, mais je vous en sors juste deux : à notes égales, la probabilité d’accéder à une seconde générale ou technologique est deux fois plus importante pour un·e élève issu·e d’un milieu favorisé que défavorisé (Cnesco) et on a 80 fois plus de chances de faire une grande école quand l’un de nos parents l’a faite (330 fois plus pour feue l’ENA, 296 fois pour Polytechnique) (Thèse de Stéphane Benveniste). Et bien évidemment, l’orientation est déterminée par d’autres biais, genre le genre (84,5 % de filles en sciences techniques, sanitaires et sociales, 40,6 % en spé maths dans le général).
Ajoutons, c’est important, que ça va dans les deux sens. D’un côté on a des gamin·es qu’on envoie en filière pro… parce qu’iels sont pauvres, pardon mais y’a pas d’autre façon de le dire. Mais de l’autre côté, on a des gamin·es de milieux favorisés qu’on ne laisse pas aller vers des filières pro même s’iels en ont envie, parce que quand même, ça serait dommage, avec leurs bonnes notes, et puis que vont en dire les ami·es des parents ?
Ça fait un paquet de déterminismes ancrés, de talents contrariés et d’injustices à la source, cette histoire.
Bon, je doute fort qu’on arrive à résoudre cette situation de merde par des campagnes de pub avec un volet influence pour rendre l’apprentissage sexy auprès de la Gen Z.
En revanche, j’y connais rien hein, mais on pourrait :
Étaler l’orientation : en gros vous vous souvenez d’Elisabeth Borne qui voulait orienter les mioches dès la maternelle ? Ben l’inverse. Les comparaisons OCDE disent un truc : plus on trie tôt, plus on accroît les inégalités. Les pays les plus équitables (Finlande, Danemark) et avec une bonne performance ont un tronc commun long et une orientation progressive, pas un couperet vers 15 piges comme chez nous.
ÉVIDEMMENT, arrêter l’orientation comme sanction : et ça, bien sûr, ça implique de refondre complètement les différentes voies à partir du collège, et d’investir massivement dans les filières pro et leur valorisation. En Allemagne et en Suisse, les filières techniques sont co-construites entre l’État, les écoles et les entreprises, avec des référentiels communs et des financements pérennes.
Créer des passerelles entre les voies, de l’académique vers le technique et inversement, pour éviter cette impression qu’on a chez nous que toute décision prise alors qu’on a trois poils dans le Sloggi (le quatrième est gratuit) va déterminer l’intégralité de notre avenir.
J’en ai déjà parlé, mais je pense qu’il faut stéroïder monstagedetroisieme.fr et en faire une sorte de Parcoursup mais exploratoire, avec plusieurs stages d’observation dès le collège, un passage obligé par la plateforme pour se voir attribuer un stage, une obligation de toutes les boîtes de +50 personnes d’en proposer, et un algo qui fait le matching sur des domaines opposés à la profession et au milieu social des darons.
Réintroduire des activités pratiques dès la primaire et le collège : je vois pas de meilleur moyen de casser l’opposition manuel/intellectuel que de faire pratiquer les deux à l’école. Et franchement, franchement, je pense que moi (j’ose pas étendre à ma génération, mais m’est avis que je pourrais), J’AURAIS PAS CRACHÉ sur des bases de couture, menuiserie, bricolage, mécanique et cuisine pour me lancer dans la vie.
Renforcer les aides pour l’apprentissage et pour la reconversion : pour que plus de gens puissent se reconvertir vers des métiers techniques et manuels en tension, même s’iels n’ont pas un filet de sécurité personnel et social.
Renforcer la protection et le soutien des métiers techniques et manuels : pardon, mais on a ptêt intérêt à rediriger un bout de la thune qu’on a foutue dans la startup nation pour protéger ces métiers, favoriser l’accès aux financements, renforcer la protection sociale des indépendant·es, leur donner accès justement à des accompagnements pour vendre, brander et valoriser leur activité, et leur filer des petits coups de pouce financiers plutôt qu’à Total et LVMH.
Bref j’avais tort. Y’aura pas de solution sexy à tout ce bordel. Oui, je viens de passer un article entier à m’auto-démonter mes arguments pour démontrer un truc que vous aviez peut-être déjà compris. Mais au moins, on aura eu la merguez anoblie donc on a pas fait tout ça pour rien.
Les deux derniers trucs que je voudrais dire, c’est que la revalorisation des métiers techniques et artisanaux, c’est pas seulement une histoire de tension du marché, de baisse du chômage ou un rêve de retour à un avant qui était mieux. C’est aussi un enjeu écologique, parce que, par exemple :
Si on veut réparer plutôt que jeter, va nous falloir un paquet de mains qualifiées, d’électricien·nes comme de cordonnier·es et de mécanicien·nes.
Si on veut produire localement plutôt qu’importer de Chine par exemple, ben va falloir qu’on réapprenne des trucs qu’on a délégués à d’autres pays en pensant qu’on resterait potes.
Si on veut rénover énergétiquement 5 millions de passoires thermiques en France, va nous falloir un paquet de plombier·es, électricien·nes, menuisier·es et maçon·nes.
Bref, tous les grands objectifs écologiques (sérieux) reposent sur des métiers techniques et manuels.
Et la deuxième raison, c’est que globalement, ce sont des métiers IA-proof. Des jobs qui ne peuvent pas être faits à distance, généralement pas délocalisables, et pas facilement remplaçables par des robots. On continue à les maltraiter alors que ce sont probablement ceux-là, les jobs d’avenir. Si vous n’avez jamais essayé Willrobotstakemyjob, je vous y encourage, et bon courage.
J’suis KO je vais aller me faire un petit kombucha chez le petit kombucheur du quartier dans un petit bol en céramique avant d’aller me choper une petite fougasse à la boulange orange et beige qui fait sud.
Sev
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