Pourquoi nos leaders sont si éclatés

De la fabrication sociale des figures de pouvoir : pour une anthropologie critique des imaginaires politiques et de leurs effets de sélection pathologique

CDLT
17 min ⋅ 27/11/2025

❤️ POINT LOVE : je sais pas comment vous dire à quel point vous êtes incroyables. Je vous dis pas mon niveau de pétoche avant de publier l’article précédent, mais vos réactions m’ont fait passer une journée entière en trip total. Bref, merci pour vos réactions, vos retours, vos précommandes, vos suggestions. C’est un kif énorme de vivre ça avec vous. Vous êtes super, y’a pas à dire.

📢 POINT PROMO :
- Vous pouvez toujours précommander Ciao les nazes évidemment (vu que ça sort le 15 janvier aux éditions Robert Laffont)
- Aussi, la boutique CDLT est ouverte pour vos Secret Santa passifs-agressifs
- Enfin, vu qu’il semble TRÈS CLAIR que vous avez envie d’événements CDLT (vous me laisserez pas rester cachée derrière mon écran hein)… eh bien je me mets sur le doss. Stay tuned, on va bien se marrer en 2026.

🎙️ POINT PODCAST : pour les gens qui comme moi ont du mal à lire des trucs longs mais ont ZÉRO SOUCI pour écouter des podcasts de 9 épisodes d’1h, cet article est dispo en version audio de SEULEMENT 31 MINUTES avec des effets sonores claqués sur SpotifyApple Podcasts et Deezer.

Ok vous savez quoi, il se passe un truc que je n’ai jamais vécu auparavant sur CDLT : je m’apprête à me lancer dans un sujet anthropo-philo qui me dépasse MAIS je suis aussi en train de glousser comme une vieille dindonne rien qu’à y penser.

Parce que je crois que j’ai mis le doigt sur un truc. Ptêt que pour vous ça semblera évident, mais ce truc me semble à la fois suprêmement éclairant, et m’a fait faire le “rhoooo” des gens qui exagèrent un peu.

Ok je vous raconte en deux mots. Ça fait longtemps que j’ai envie de faire un article sur le pouvoir. Ça me fascine, le pouvoir. Sa définition, sa recherche, son exercice. Qui a envie de pouvoir ? Pourquoi ? Et pourquoi c’est souvent précisément les gens qui cherchent le pouvoir qui sont vraiment les pires pour l’exercer ?

Et puis ptêt comme vous, récemment, je commence à avoir de plus en plus de conversations sur l’élection présidentielle de 2027. Conversations qui se terminent invariablement, entre gens qui ne votent pas RN, par une forme ou une autre de : “Ok, pas le RN, mais… qui ? C’est quand même une belle bande de brêles.”

Et c’est vrai, nan ? Ce qu’on nous propose, politiquement, ça tient quand même du plateau repas d’hôpital de la vision politique. Du bac à soldes Gifi de la grandeur. Du rayon surgelés du leadership après une panne de courant. Ouais y’a des exceptions, mais avouons-le-nous : même les gens qui surnagent… ça reste pas non plus des foudres de guerre. Leurs plumes ont beau caler des citations de Victor Hugo dans leurs discours, ça se sent qu’on n’a pas hérité des chips les plus croustillantes du paquet.

Pourquoi je parle politique dans une newsletter sur le travail ? Ben parce que c’est pareil. Je pense que notre conception du pouvoir dans le travail est ABSOLUMENT MIMÉTIQUE de notre conception du pouvoir dans la politique. D’ailleurs, les gens qui dirigent l’État et les gens qui dirigent les entreprises sont les mêmes. Et quand je dis les mêmes, c’est qu’iels sortent du même moule ET que souvent… ce sont les mêmes personnes, à quelques années d’écart. Bref, résultat, on est dans la même merde dans le monde pro : la chercheuse Isabelle Barth appelle ça la “kakistocratie” ou “le pouvoir des pires”.

Ok j’en viens au point. Le truc que j’ai compris.

Parce que l’analyse de pourquoi on en est là, elle peut partir des deux côtés.

  • Soit on part d’en bas : et là on essaye de comprendre pourquoi la machine à produire du leadership nous sort juste des vieilles saucisses trop cuites. Là, on peut par exemple regarder du côté de la méritocratie qu’est pétée, des grandes écoles qui sont des usines à formatage et à reproduction sociale, ou des réseaux sociaux qui appauvrissent la pensée, détruisent la complexité et extrémisent le débat. Et franchement, y’a de quoi faire je suis bien d’accord. MAIS. MAIS :

  • Soit on analyse le bail d’en haut : et on essaye de comprendre ce qui, dans le pouvoir en lui-même, attire un certain type de gens.

Et c’est là que j’en arrive (enfin) à la problématique de cet article. Celle qui m’a fait faire “rhooo” :

Et si le pouvoir, tel qu’on le définit aujourd’hui, était tellement toxique que seuls les gens abîmés, pétés du casque, accros à la domination ou prêts à tout sacrifier souhaitent et peuvent y accéder ?

En gros, ma question, c’est : est-ce que si aujourd’hui on a autant de leaders pétés, c’est moins la faute des gens que d’une vision du pouvoir qui attire des gens pétés ?

Moi ça m’éclate. Let’s go pour expliquer ça dans un article plus pâte phyllo que philo.

1/ L’archétype du pouvoir

Ok je suis surex mais je vais tenter, calmement, d’essayer de définir ce qui poppe directement dans nos têtes quand on nous demande d’imaginer une “figure de pouvoir”. Parce que ce qui poppe dans nos têtes, c’est précisément l’archétype auquel on se confronte quand on doit 1/ voter pour quelqu’un ou décider de si quelqu’un est apte à exercer le pouvoir 2/ décider de si on a envie de bosser pour quelqu’un 3/ décider si, soi-même, on est apte à accéder au pouvoir.

C’est parti, quand on dit “personne de pouvoir” on voit quoi ?

1/ Un homme blanc vieux, d’abord

C’est un problème de persistance rétinienne j’pense. Je sais pas exactement où il faut remonter. Les Rois de France ? Napoluche ? Le grand Charlie ? Bref, quand c’est un peu toujours le même bail dans ce pays : on cherche un papa, surtout quand c’est un peu le bordel. Un daron avec des cheveux blancs qui nous rassure.

Alors, vous allez me dire : oui mais PARFOIS on met des meufs quand même. Pas nous, mais des gens. Par exemple, là, au Japon, qu’est clairement PAS le pays de la troisième vague du féminisme (ni de la deuxième) (ni de la première) (en fait leur seule vague c’est une estampe), on vient de nommer une femme Première Ministre. En Italie, y’a Georgia Meloni. Aux US, on a essayé de balancer Clinton et Harris (OUAIS je les appelle par leur nom de famille, c’est soit ça soit je dis aussi “Joe” ou “Donald”), et super, le résultat. Et là, je vais vous répondre non pas une mais deux choses.

La première chose, je la porte en moi depuis longtemps, mais je l’ai enfin formulée grâce à l’excellente newsletter sur le travail de Laëtitia Vitaud (une absolue queen, Laëtitia Vitaud, elle est super, c’est fou que j’en aie pas parlé avant) : le First Woman Paradox. En gros, c’est quand on promeut une femme qui a absorbé toutes les règles du système, qui ne va absolument rien y changer, mais qui nous permet de dire “VOUS VOYEZ y’a pas de problème de sexisme chez nous, regardez, on a mis une ZOUZ”. Ou comme Laëtitia Vitaud le dit (mieux) :

The political establishment doesn’t embrace feminism; it embraces a woman who shows that gender equality won’t threaten the existing order.

The message is always the same: I’m not here to represent women. I’m here to prove I can rule like a man.

Moi ça m’a fait exploser le ciboulot. C’est une façon extrêmement claire et simple d’expliquer ce que j’essayais maladroitement de formuler dans le quatrième bulletpoint de la sous-partie 2/ de la partie I/ de cet article.

Et le deuxième truc que j’aurais à vous répondre, c’est la Falaise de verre. En gros, notre fâcheuse tendance à nommer des femmes… dans les moments où c’est la maxi-mierda et où c’est un peu perdu d’avance. J’en avais fait un carrousel à l’époque où on a envoyé Kamala Harris au casse-pipe. Et parce que j’aime bien faire genre j’suis pas rancunière mais en fait j’suis turbo-rancunière : quand je l’avais posté sur LinkedIn, un mec était venu me dire que c’était de la merde, que je sous-estimais les femmes et que Kamala s’en sortait très bien. J’ai le seum d’avoir eu raison, mais j’avais raison Jean-Mich.

Bref, purée, je voulais faire court sur celui-là on est mal barr les amigos. Continuons sur l’archétype de la personne de pouvoir.

2/ La négation du corps

JE VOUS PRÉVIENS JE L’AI PAS ENCORE ÉCRITE ET C’EST DÉJÀ MA PARTIE PRÉFÉRÉE. ÇA FAIT TELLEMENT LONGTEMPS QUE J’AI ENVIE DE FAIRE SON SORT À CETTE IDÉE DE MERDE.

Une personne de pouvoir n’a pas de corps.
Ou plutôt : elle dépasse les limites de son corps physique.
Elle est un être supérieur, au-dessus de nos considérations bassement mortelles.

Moi je pense que tout ce merdier nous vient de l’idée des deux corps du roi. En deux mots, avant, on dissociait deux corps dans notre roi : son corps physique (beurk) et son corps symbolique, politique, éternel, parfait, immortel (super). Le symbole du bousin, c’est que quand un roi clamsait, on disait “Le roi est mort (corps physique beurk), vive le roi (corps immortel super)”.

On avait besoin (= spoiler, on a toujours besoin) d’imaginer que les personnes qui nous gouvernaient incarnaient quelque chose de plus grand qu’un sac à organes, portaient en elles une dimension supérieure, quasiment sacrée, un truc qui dépassait les contingences organiques de type faire caca ou avoir des pustules.

Et j’pense qu’on n’a vraiment pas lâché cette idée. ÉVIDS vous me voyez venir avec : LE PRÉSIDENT JUPITÉRIEN. Parce que le truc là du premier mandat, sur Manu Macs comme une sorte de sur-homme, brillant en tout, qui dort pas, qui a le nez dans tous les bails, c’est pas anodin. Pour moi cette “séquence” était une campagne de com orchestrée pour faire rentrer le bonhomme dans le costard, lui donner de la “stature”, surtout en réaction au Président Normal. Le Président Normal c’était génie en son temps, mais m’est avis qu’un des trucs qu’on lui pardonne pas, c’est d’avoir trahi le corps du roi. Comment ? En montant à l’arrière d’un scooter pour aller ken adultérinement. C’est pas corps du roi ça. À dispo pour venir faire des éditos politiques sur les plateaux télé.

Laissez-moi revenir à cette histoire du sommeil, ça me tient à cœur. ÇA M’ÉNERVE TELLEMENT ce mythe à la con du leader qui dort pas. Manu Macs et ses 4h de sommeil, Elon Musk dans les mêmes eaux et qui dort au bureau, Jack Dorsey même bail, Tim Cook qui se réveille à 3h45 et toute la pelletée d’insomniaques qui décident de notre avenir. Mais le pire c’est que les gars EN FONT UNE FIERTÉ. Je veux dire, il est PROUVÉ que le manque de sommeil fout le zbeul dans notre cerveau. Si comme moi vous êtes insomniaque — ou que vous avez des enfants en bas âge — vous avez pas besoin d’une étude pour savoir que le manque de sommeil rend con. Mais au-delà de la question cognitive, ce qui est intéressant, c’est aussi la partie émotionnelle du bail. Eh bien il est MONTRÉ DEPUIS 2007, via IRM, que le manque de sommeil désactive partiellement le cortex préfrontal (zone du raisonnement, du self-control et de la prise de décision) et active l’amygdale (zone de la peur, du stress, des réactions émotionnelles disproportionnées). Des gens explorent également le lien entre manque de sommeil et difficulté à prendre des décisions éthiques sous pression. En gros, le manque de sommeil transforme les gens en enfants en sugar rush pendant un anniversaire d’enfant. NON MAIS ÇA EXPLIQUE PAS PLEIN DE TRUCS ? ET POURTANT, on baigne dans une culture où, quand une personne de pouvoir dit qu’elle dort 4h, on se dit YES, ÇA C’EST UN LEADER ÇA LUI DONNE LE TEMPS DE LEADER. Ça me teeeeeend. D’ailleurs pour info, Jeff Bezos — que je porte pas dans mon cœur — a fièrement affirmé dormir 8h par nuit (il aurait mieux fait de doubler ça d’une petite siestasse le jour où il a décidé de soumettre le Washington Post à Trump, si vous voulez mon avis). Sheryl Sandberg — que je porte pas dans mon cœur — est elle-même revenue sur le mythe qu’elle avait alimenté de la meuf qui dort peu pour tout gérer durant ses années Facebook :

If I could go back and change one thing about how I lived in those early years, I would force myself to get more sleep.

Et je vous passe le truc sur l’alimentation, les heures de travail délirantes et la connexion permanente. On a accompli la perf d’assimiler l’exercice du pouvoir à la négation absolue des besoins physiologiques, et à voir les gens qui s’y plient comme des sur-hommes alors que ce sont juste DES DANGERS PUBLICS.

Voilà, c’est dit, on continue.

3/ L’absence d’émotions

Je vais faire court, parce que j’ai fait un article entier sur les émotions dans le cadre du taf. J’ai même pas envie de prouver quoi que ce soit, je vais juste dire ce que je pense : on en est venu à associer l’expression d’émotions à l’incapacité à gouverner ou diriger. Voilà, send tweet.

Sauf que :

  • C’est pas parce qu’on interdit leur expression qu’elles n’existent pas : tout l’enjeu alors pour une personne de pouvoir revient à cacher ses émotions, ce qui est super parce qu’une émotion, c’est bien connu, ça se laisse hyper bien refouler, ça revient jamais nous bite in the ass sous des formes diverses, allant de l’ulcère au pétage de plombs, on y reviendra.

  • TOUT dans la politique est une question d’émotions et d’affects. Frédéric Lordon l’explique mieux que personne : il s’agit pour les personnes en position de pouvoir de gérer/modérer/canaliser leurs propres affects TOUT en manipulant, pardon, en mobilisant ceux des gens.

  • Évidemment, ça exclut toute personne considérée comme trop émotionnelle pour exercer le pouvoir. J’entends les femmes bien sûr. C’est pas pour rien que les conservateurs aiment autant Thatcher : la seule zouz qu’on admet dans le club doit avoir un cœur en pierre.

MAIS SURTOUT, ça ne peut fonctionner que si on accepte un postulat complètement débile, et pourtant nécessaire. Vraiment, il est débile. Mais il est essentiel à toute cette merde. Il est plus qu’essentiel : il est fondateur.

Ce postulat c’est : la colère n’est PAS une émotion.

Un leader qui a des “sautes d’humeur”, et des “colères homériques” c’est pas du tout un gros bébé qu’a jamais appris à ressentir, accepter et formuler ses émotions et qui résultat pète des crises débiles au point de (mon symbole préféré) donner des coups de poings dans des murs. NON. C’est une figure d’AUTORITÉ. La colère, c’est la seule émotion qu’on accepte… parce que ce n’est PAS une émotion pardi.

Je suis obligée de vous faire une liste, qu’on prenne ensemble conscience de l’ampleur du problème. Thatcher et son “handbagging” qui est entré dans le vocabulaire courant, pour désigner les moments où elle sortait son sac, qui annonçaient qu’elle allait totalement annihiler quelqu’un. Les colères virulentes de Bezos appelées “nutters” en interne. Les explosions imprévisibles et publiques de Musk contre ses employé·es et ses “rage firings”. Les “colères froides” de Mitterrand. Les “colères” de Sarkozy et l’Elysée '“devenu un volcan cracheur de feu” selon Le Monde. Les “colères” de Macron contre ses conseillers (OUAIS, on a au moins trois articles du Monde intitulés “Les colères de” à propos de nos présidents, what a fucking cocorico). Le “tempérament volcanique” de Tony Blair, documenté dans le bouquin de son dircom (le gars lançait des objets sur ses assistant·es). Poutine qui pète des crises alors qu’il veut faire croire à son sang-froid. Les humiliations publiques de Steve Jobs. Le “hairdryer treatmentd’Alex Ferguson (c’est quand un coach délivre une volée de bois vert si près du visage qu’on a l’impression que c’est un sèche-cheveux qui nous souffle dessus). Trump (pour l’ensemble de son œuvre). L’“epic meltdown” qui a fait virer Travis Kalanick de Uber. Attendez, ça manque de France, outre les présidents : les explosions de colère de Bernard Tapie, Xavier Nielsanguin”, qui “pique de terribles colères”, Vincent Bolloré qui “ratiboise” et assume complètement manager par la terreur.

Bon j’arrête là, je pourrais y passer la journée. Ça fait un truc hein ? Vous notez les patterns ?

  • On a une surreprésentation des gros bébés colériques aux positions de pouvoir : pour affirmer ça plus solidement, faudrait que je fasse une étude comparative évidemment. Mais je vais assumer, pour une fois, de faire appel au gut feeling : vous en connaissez beaucoup, vous, des gens comme ça, dans votre vie de tous les jours, la vie normale ? Non hein. J’espère. Ma théorie à deux balles, c’est que ces gens sont tellement obligés de réguler et refouler leurs émotions dans leur taf que ça pète forcément à un moment. Et qu’on a donc dû rebrander la colère comme “pas une émotion” pour ne pas avoir à affronter le problème, car si on admet que MÊME les hommes sont émotionnels alors tout s’effondre et on ne peut plus justifier d’exclure les femmes.

  • Les accès de colère ont souvent des p’tits noms c’est marrant : qu’ils soient donnés par les victimes ou les journalistes. Ce qui veut dire trois trucs : ils sont fréquents, ils sont institutionnalisés et ils sont minimisés.

  • La colère n’est jamais appelée “émotion” : dans les descriptions, c’est un état, c’est SURTOUT le résultat du comportement de quelqu’un d’autre, c’est JAMAIS un trop-plein qui s’exprime n’importe comment.

  • Jamais, jamais on ne questionne l’aptitude au pouvoir de ces gens : la colère est une donnée qu’on décrit. On ne fait pas le lien entre ces colères et un problème fondamental de gestion de soi un peu inquiétant dans l’exercice de ses fonctions.

  • C’est toujours asymétrique : c’est marrant, ça pique des colères contre les employé·es, les subordonné·es, les journalistes. Jamais contre quelqu’un à son niveau. Quand c’est envers les sous-fifres, alors là c’est acceptable.

BREF. On n’accepte aucune émotion dans l’exercice du pouvoir, sauf la colère. Et pas n’importe quelle colère : la colère violente, méchante, dévastatrice. Pas la colère contre le système, mais celle contre les gens. La colère imprévisible qui maintient les autres dans une posture de soumission et de terreur permanentes. La colère destructrice qui peut ruiner une carrière en un claquement de doigts. La colère culpabilisante qui cherche des responsables. La colère physique, spectaculaire, qui casse des trucs et assoit la domination à l’ancienne, comme chez les gorilles.

VOILÀ. Purée ça m’a fait du bien. Et du mal. Mais c’est sorti.

On notera que j’ai commencé cette partie par “je vais faire court”.

On continue.

4/ L’infaillibilité

Y’a deux trucs dans l’infaillibilité.

Le premier, c’est qu’on n’admet pas qu’une personne en position de pouvoir puisse faire des erreurs. C’est probablement encore hérité des histoires de droit divin et compagnie, mais l’idée qu’elle puisse faire une erreur disqualifie IMMÉDIATEMENT et INTÉGRALEMENT une personne en position de leadership. Y’a pas de nuance : soit on est infaillible, soit on est une merde. Et je pense (toujours dispo pour vos plateaux télé) que c’est parce que cette conception est si ancrée que nos politiques comme nos dirigeants d’entreprise persistent à MENTIR COMME DES ARRACHEURS DE DENTS et à NIER LEURS CONNERIES QUI CRÈVENT POURTANT LES YEUX. J’pense que c’est une métonymie ou un truc comme ça. Une partie pour le tout : admettre l’erreur, c’est admettre qu’on est soi-même inapte. Vous me voyez probablement venir, je sais, c’est facile, c’est gratuit, c’est vu et revu, mais comment se priver, c’est si bon purée, c’est extrêmement savoureux, c’est délectable, c’est succulent, je vais évidemment citer notre président jupitérien à propos de StopCovid :

Je ne dirais pas que c'est un échec : cela n'a pas marché

Voilà tout est dit.

La deuxième facette de l’infaillibilité, c’est l’absence totale de doute. Un bon leader projette en toutes circonstances l’apparence de l’infaillibilité. Il faut non seulement décider, mais décider vite, et s’y tenir. Hésiter est une preuve de faiblesse. Prendre du temps, un signe de pétoche. Changer d’avis, un aveu d’échec. Avouer une erreur, une fin de carrière. La seule fois où on peut admettre le doute, à la rigueur, c’est 50 ans après les faits, à la page 439 de ses mémoires.

Je vous fais pas un point sur le mal que fait cette prétention d’infaillibilité hein, vu qu’on en paye le prix tous les jours. Allez dernier point.

5/ L’omniscience

Et le dernier truc qui me semble absolument interdit en position de pouvoir : dire “je ne sais pas”.

Ça c’est un truc de ouf. On attend d’un·e leader qu’iel SACHE. Tout. Du moins, tout ce qu’il y a à savoir. C’est fascinant quand on y pense. Enfin quand j’y pense. Enfin ça me fascine. Moi. Il y a eu un court instant dans l’Histoire occidentale, peu ou prou pendant la Renaissance, où l’on pouvait tout savoir. Le corpus de connaissances était suffisamment limité pour qu’avec un peu de taf et d’hypermnésie, on puisse à peu près savoir tout, ou a minima savoir ce qu’on ne savait pas. Les gens qui y parvenaient, on appelait ça des polymathes (les gens qui y parvenaient pas, des “échec-et-mathes”).

Pas besoin de vous expliquer que c’est plus trop possible. On produit en une journée aujourd’hui plus de données que l’humanité entière sur des millénaires blablabla.

ET POURTANT on continue d’attendre qu’un·e leader SACHE. On est obsédé·es par ce qu’on appelle “l’incompétence” de certaines personnes en position de pouvoir, sans pouvoir vraiment la définir. Parce qu’on est, par définition, tous·tes absolument incompétent·es à un paquet de trucs. Mais plutôt que d’admettre que de ne pas savoir est la norme, on préfère 1/ persister à attendre des dirigeant·es qu’iels sachent tout 2/ leur en vouloir quand iels savent pas 3/ et donc persister à voir l’exercice du pouvoir comme une aventure solitaire qui nécessite des génies, plutôt que comme un aventure collective qui nécessite des leaders qui savent s’entourer.

Je crois que c’est Jancovici qui m’a ouvert les yeux là-dessus. Dans une interview. Je sais plus laquelle. J’ai bien peur que ça soit sur Thinkerview. Quand on lui demandait pourquoi autant de dirigeant·es politiques étaient aussi nazes sur le sujet du climat (ouais ça sonne Thinkerview), eh bien parmi les réponses, il a avancé ça : l’incompétence. Un manque de connaissances sur le sujet + un manque de temps pour s’éduquer sur le sujet. Qui sont NORMAUX. Auxquels on peut remédier. C’est ça que j’ai trouvé intéressant. C’est normal de pas tout savoir : on peut apprendre. Mais pour ça, faut prioriser le sujet. Et à date, quitte à apprendre des trucs par cœur sur des fiches, iels préfèrent apprendre le prix d’un ticket de métro parisien (c’est facile : PRIX UNIQUE, mais Y’EN A DEUX, c’est selon) ou d’une baguette de pain pour faire semblant de connaître la vraie vie des vraies gens.

Brrrrref.
Voilà.

À vue de nez, sans prétention d’exactitude ni d’exhaustivité, quand on imagine une figure de pouvoir, on voit : un homme blanc surhumain, sans émotions, infaillible et omniscient.

Arrive la suite de ma dissert.

2/ Pourquoi c’est un problème

1/ Parce que c’est fucking toxique, duh

En dressant ce portrait, même moi qui étais déjà pas mal d’accord avec moi-même, j’ai pris la mesure du truc que j’étais en train de décrire. En fait, l’archétype du pouvoir tel qu’on le conçoit dans nos têtes est éminemment toxique. En soi.

Affabilité. Conviction d’être supérieur. Mensonge. Manipulation. Absence d’empathie. Absence de culpabilité. Émotions superficielles. Impulsivité. Incapacité à accepter la responsabilité.

Cette liste ? Elle provient de la Psychopathy checklist du psychologue Robert D. Hare. Ouais. C’est golri parce que je ne l’ai cherchée qu’après avoir fait ma propre liste. Je me suis auto-mind-blown.

En gros, quand on imagine une figure de pouvoir, on imagine plus ou moins… un psychopathe.

Et forcément, formulé comme ça, ça attire un certain type de personnes. Qui soit collent parfaitement au modèle, soit apprennent à s’y plier. Dans le contexte du travail, le même Robert D. Hare a écrit le célèbre Snakes in suits, qui décrit comment ces figures psychopathiques parviennent à atteindre des positions de pouvoir dans les entreprises.

Parce que, comme le décrit très bien cet article du politologue Brian Klaas auquel je reviendrai, il faut trois trucs, quand on est “power-hungry”, il faut 1/ chercher le pouvoir 2/ obtenir le pouvoir 3/ se maintenir au pouvoir. Ces trois phases requièrent un certain type de personnalité, un certain type de compétences et un certain type d’actions, qui ont fait dire à Douglas Adams, dans ce grand livre de philosophie qu’est le Guide du voyageur galactique :

Anyone who is capable of getting themselves made President should on no account be allowed to do the job.

Mais surtout.

2/ Parce que ça exclut les personnes normales de l’exercice du pouvoir

Brian Klaas, dans l’article pré-cité, explique que quand il donne des conférences sur le pouvoir, il commence par demander à l’assemblée qui serait prêt à échanger sa place, là tout de suite, contre celle d’un·e membre du Congrès. Évidemment, très peu de mains se lèvent.

Et c’est ça, qui m’énerve. Que cette conception qu’on a forgée du pouvoir en exclue les personnes normales qui seraient, a priori, peut-être un peu moins néfastes. D’ailleurs, Brian Klaas, leur a consacré la dédicace de son livre :

To all the nice, non-psychopaths out there who should be in power but aren’t.

Parce que cette conception psychopathique du pouvoir, elle fait trois trucs. D’une part, elle crée des structures où ce qui permet d’accéder au pouvoir, ce n’est pas la vision, la générosité, l’équilibre, la douceur, l’empathie, l’écoute ou la capacité à s’entourer, mais le talent pour la manipulation, la domination et la machination. D’autre part, elle donne des excuses aux personnes en position de pouvoir pour en exclure des personnes trop différentes d’elles (le fameux, “trop émotionnelle pour être un leader”). Enfin, elle fait que des personnes qui ne rentrent pas dans le moule s’auto-excluent d’emblée de toute aspiration à diriger, alors qu’on se porterait probablement mieux si on leur permettait de le faire.

Ok vous voulez une anecdote gênante ? Vous pouvez passer hein. Ça m’arrangerait même que vous sautiez le paragraphe. Bon. Je vous confiais à l’article précédent que petite, je voulais être présidente de la République. C’était pas des craques. Ça m’a prise en fin de primaire je crois. En plus, à chaque fois que je le disais tout haut, on me répondait “Eh bah moi je voterai pour toi !”. C’est donc armée d’une quinzaine de promesses fermes de vote que j’ai attaqué SciencesPo. Et là j’ai fait quoi ? J’ai rejoint la section du PS de l’école évidemment (oh, ça va). Je suis allée à un total de UNE réunion de section. Là, j’ai tout de suite compris que ça serait pas pour moi. La présidence, déjà. La politique, ensuite. Y’avait deux jeunes gars en costard sur l’estrade qui parlaient… uniquement de stratégie. À qui parler. Sur quoi se positionner. À quel courant s’intégrer. Avec qui s’allier. Quel sujet pour se faire remarquer. Zéro, absolument zéro débat de fond, zéro question de point de vue, de valeurs, de vision. Est-ce que l’un d’entre eux s’appelait Gabriel ? Peut-être bien. Je me souviens distinctement m’être dit : ah ouais nan, j’ai pas du tout les skills en fait. Gabriel, il les a, les skills. J’suis non seulement incapable, mais en prime très en retard. Si quelqu’un doit finir président, c’est Gabriel, pas moi.

ALORS QU’ON S’ENTENDE. Déjà, j’espère que j’avais tort. Sur Gabriel. Ensuite : a posteriori, je les ai pas, hein, les skills. Je veux dire, même les bons. Vraiment zéro regret. En revanche, est-ce que j’aurais pu être utile à la cause d’une façon ou d’une autre ? Ptêt. Et surtout : est-ce que tous les gens qui s’auto-excluent du pouvoir pourraient nous éviter d’être dans le merdier actuel, si iels participaient au pouvoir ? Zéro doute. Déjà, parce que ça peut pas être pire qu’aujourd’hui.

En d’autres termes : notre conception même du pouvoir en exclut les personnes dont on a particulièrement besoin aujourd’hui pour l’exercer. Évidemment j’entends par-là les femmes et les minorités, structurellement exclues, mais pas que. J’entends juste toutes les personnes à peu près sensées. Pas les psychopathes quoi. La barre est basse.

3/ Et donc

Ben, et donc, il faut qu’on change notre conception de la figure de pouvoir, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise. C’est facile, je vais prendre tout ce que je vous ai raconté, et je vais en faire le miroir.

1/ Et si on voyait le pouvoir comme un exercice collectif ?

Le pouvoir a toujours été collectif, mais encore faut-il l’assumer. Me lancez pas sur le concept de VI République et de système parlementaire, on va jamais s’en sortir. On ne peut pas tout savoir, on ne peut pas avoir tous les éléments en main pour prendre une décision. Il n’y a que le collectif comme solution. Si on arrête d’espérer un daron pour nous sauver, on va aussi arrêter de promouvoir/voter pour des personnes qui sont terrifiées de tout contre-pouvoir, s’isolent et prennent des décisions débiles en chambre, comme par exemple, au hasard, de dissoudre l’Assemblée Nationale.

2/ Et si on ré-humanisait le pouvoir ?

Déjà, je propose globalement qu’on arrête de glorifier les gens qui ne dorment pas ou s’astreignent à des rythmes impossibles. Et moi j’ai une suggestion pour y parvenir super efficacement : le lol. Moquons-nous. Pas d’elles et eux : de l’idée. Dès qu’on peut. Y’a rien de plus efficace que le ridicule. Ensuite, arrêtons d’exiger la perfection. C’est le mauvais combat. Plutôt que de passer notre temps à pointer les bourdes, les gaffes, les fautes de français, les erreurs débiles mais humaines des personnes qui dirigent ou aspirent à diriger comme si c’était HALLUCINANT qu’elles puissent se tromper, et si on leur foutait la paix sur leurs conneries mais qu’on devenait intraitables sur leurs actions et leurs idées ? Ensuite, y’a le sujet des émotions. Là tout de suite, j’ai l’impression que le seul tremplin qu’on puisse utiliser pour revaloriser l’importance des émotions, c’est de… rebrander la colère comme une émotion. Je pense qu’il n’y a qu’en montrant aux gros bonhommes qu’ils ont DÉJÀ des émotions qu’on réussira à renverser l’idée qu’elles sont incompatibles avec l’autorité. Donc moi, perso, je prends l’engagement ferme à partir de dorénavant de labéliser la colère des gugusses comme une émotion dès que je le pourrai. “Ben dis donc, t’as l’air super émotif aujourd’hui, ça va ?”. “Je vois que vous êtes submergé par vos émotions Patoche, je vous laisse un peu de temps pour que ça retombe”. “C’est hyper courageux d’assumer votre vulnérabilité en public”. “Je comprends que tu sois un peu dépassé par tes feelings Philou, tu me dis quand on peut revenir aux faits”. Voilà.

3/ Et si on définissait le pouvoir comme une compétence ?

Le problème majeur avec la petite liste du début de cet article, c’est que la capacité à exercer le pouvoir est considérée comme une essence. Un trait de personnalité. Un truc avec lequel on naît. Ce qui nous amène, à chaque fois, à chercher dans les gens qu’on nous propose les traces d’une stature semi-divine qui reste désespérément inconnue à cette adresse (sauf chez des gens problématiques).

Alors qu’a priori, je dis ça sans sources hein, mais les humains sont imparfaits, faillibles et limités. Si on voyait l’exercice du pouvoir en soi comme une compétence, un truc qu’on peut apprendre, alors on arrêterait ptêt de répéter les mêmes erreurs, et on donnerait une chance à des personnes un peu différentes du modèle pétax dont on a hérité.

Et le point le plus clé de cette compétence, si je devais le définir, serait la capacité à préserver sa lucidité. Je vous renvoie vers cet article (oui, je réalise une perf qui est de citer un truc que j’ai écrit, mais) qui vient de ces génies de Punchie, et auquel je souscris intégralement. La lucidité, c’est pas très spectaculaire, parce que ça permet d’éviter les incendies plutôt que de se faire voir en train de courageusement les éteindre. La lucidité, c’est pas très confortable, parce que ça implique d’embrasser le doute. La lucidité, c’est pas très fun parce que ça sous-entend qu’il faut prendre soin de soi et de son corps pour s’y maintenir. La lucidité, c’est pas un achievement, c’est un process permanent. La lucidité, c’est donc probablement le truc le moins sexy et pourtant le plus important qu’on puisse attendre des personnes en position de pouvoir.

Bon,

Je vais vous faire une confidence, j’ai super peur de Zohran Mamdani, qui vient d’être élu maire de New-York. Je veux dire, j’ai pas peur de lui, je le trouve génial, regarder des vidéos de lui c’est l’activité la plus feelgood que j’ai trouvée depuis que j’ai fini la S2 de Nobody Wants This (et avant que je la re-regarde d’ici 1 à 2 mois). Mais soudain, j’ai l’impression que TOUS les espoirs des démocrates, des libéraux et même des gauches des autres pays se portent sur UN SEUL homme, principalement par… manque total d’alternatives. Avec une barre aussi haute (porter à lui tout seul, dans un système complètement pété, tous les espoirs de la gauche), il ne peut que décevoir.

Mais ce qui est marquant avec Mamdani, c’est qu’il va à rebours de toute la petite checklist psychopathique de l’archétype du pouvoir. Bon, déjà, gros scoop, il est pas blanc, il est pas vieux, il est même pas chrétien. Ensuite, il ne dit jamais “je”, quand il parle de sa campagne ou de ce qu’il promet d’accomplir. Il dit absolument tout le temps “nous”. C’est assez révolutionnaire je trouve. Il n’a pas non plus peur de montrer ses émotions, voire de chialer sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Il se présente comme quelqu’un qui écoute plutôt que quelqu’un qui sait. Il est capable de présenter des excuses (SUR FOX NEWS) quand son avis a évolué. Il est même capable de se faire kiffer par Trump, sérieux, téma la perf.

Le succès du bonhomme, et le retentissement dudit succès, sont présentés comme la preuve qu’il y a une envie de neuf, de frais chez les gens. Mais je crois, si vous voulez mon avis (dispo, plateaux télés, etc.) que la où on pèche, c’est à définir le “neuf” et le “frais” que représente Mamdani (par exemple, suivre son exemple ce n’est PAS se faire filmer en train de ramasser les poubelles). Mamdani n’est pas juste une “nouvelle tête” ou un mec fort sur les réseaux, c’est un mec qui, consciemment, stratégiquement, remet en question le vieil archétype de la personne de pouvoir pour montrer qu’une autre voie est possible. J’espère fort que ça va marcher, et que ça va ouvrir la voie à une nouvelle génération de leaders qui, contrairement à l’actuelle, ne sera pas qu’une variation à la marge sur un archétype archaïque.

CDLT,

Sev

CDLT

CDLT

Par Séverine Bavon

Ancienne employée, dirigeante d’une entreprise dans le freelancing, j’aime mettre les pieds dans 1/ le plat 2/ les évolutions du monde du travail. Je m’attaque, toutes les deux semaines, à un sujet lié au taf qui pose problème, qui m’énerve, ou qui devrait changer, avec une verve de tenancière de PMU et des sources académiques.

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