Ce que les euphémismes au travail disent en ne le disant pas
L'euphéminisme est-il un humanisme ?
Article paru aujourd’hui et non pas jeudi, parce que jeudi je serai en train de me la couler douce au soleil. Donc interruption des programmes pour 3 bonnes semaines, à moins que Mag ou Romain ne se chauffent en mon absence. Le suspense est total.
L’autre jour en me brossant les dents, dans ma quête ininterrompue du fun, j’écoutais cet épisode du podcast du Monde sur Total (je persisterai à dire Total ou Le Crédit Lyonnais, on ne se rachète pas une virginité avec un rebranding). Et j’ai tiqué au moment où les journalistes présentent Patrick Pouyanné comme “un manager exigeant”.
“Exigeant” on sait tous·tes ce que ça veut dire. Et ça n’a pas loupé, dans les 30 secondes qui suivent, ça parle “d’accès de colère difficilement contrôlables”, de l’histoire d’un employé qui s’est fait démonter en public avant d’être promu peu après, et ça finit sur “c’est un homme de coups de sang mais qui peut aussi reconnaître les qualités de ses collaborateurs”.
Et ça m’a fait penser à tous ces euphémismes qu’on utilise dans le monde du travail, et du tableau qu’ils peignent de notre façon d’aborder les relations entre nous. Je vous propose donc un article moitié top Topito, moitié réflexif.
Mes euphémismes préférés
Je précise que j’ai fait un bac L mais pas une prépa, donc certains seront des litotes, certains peut-être des antiphrases, d’autres probablement même des périphrases, et cette imprécision fait leur charme.
Manager exigeant
= harceleur Ça loupe jamais. Avec l’expérience on arrive à comprendre que c’est un red flag de type banderole clignotante. “Exigeant”, ça veut dire qu’il exigera à terme de posséder ton temps libre, ta santé, voire ton estime de toi.
Gentil·le
= con·ne Ça c’est marrant, c’est l’inverse exacte d’exigeant. Parce que la gentillesse, c’est forcément de la faiblesse. Dire de quelqu’un qu’iel est gentil·le, c’est signifier qu’on n’a rien trouvé d’autre à dire sur cette personne. Pour vraiment dire gentil·le, on dit “bienveillant·e” ça fait plus cool. Oui, faut suivre.
En arrêt maladie longue durée
= en burn out Le burn out est partout, mais il est surtout nulle part. C’est le drame-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom, vous comprenez, ça pourrait être contagieux. Donc on recouvre pudiquement le problème d’un petit voile de mystère, avec des termes issus tout droit d’Ameli.fr. C’est plus propre.
Restructurer
= licencier Ça restructure sa race en ce moment sur le marché dis-donc. A croire que c’était pas super bien structuré. On espère que les prochaines structures seront plus solides structurellement.
C’est une belle école
= une boîte qui presse les juniors comme une centrifugeuse et les recrache dès qu’iels n’ont plus de jus / dès qu’iels ont des aspirations salariales La belle école, y’en a dans tous les secteurs. C’est la boîte où t’es content de choper ton premier taf parce que ça fait bien sous le CV, mais dont tu sors 3 ans plus tard avec envie de te reconvertir dans la naturopathie. Ou la psychopathie.
Tête bien faite
= a fait une grande école Ben ouais, on peut pas dire que cette personne est intelligente - parce que bon, si la grande école faisait l’intelligence, on vivrait là :
On ne peut pas non plus dire qu’elle est intéressante, ou qu’elle a la tête bien pleine, donc on peut juste dire ce truc, qui ne veut rien dire.
Senior
Alors celle-là elle est à tiroirs. Senior (adj.) = expert·e Senior (nom) = vieux/vieille Très senior = expert·e et vieux/vieille C’est pas mal cette polysémie - c’est comme la Polynésie mais sans les colliers de fleurs - ça nous fait faire une très belle trajectoire en orbite autour du pot.
Y’a pas de hiérarchie ici
= on peut se tutoyer Le modèle horizontal c’est l’apanage des boîtes qui n’ont pas pris le temps de structurer, qui font appel aux idées de tout le monde mais au moment des augmentations y’a carrément une hiérarchie.
Qu’est-ce que ça dit en ne le disant pas ?
Toutes ces expressions participent d’un ramollissement global du sens. Les mots deviennent fluffy, un peu plus doux, ils perdent leurs contours, comme un vieux pouf qui a vu passer trop de culs. Le problème avec ce lexique business cotonneux, c’est que sous couvert de lisser tout ce qui gratte, il crée une sorte de monde mou et plat qui atténue aussi, au passage, les choses graves. Dire “un manager exigeant”, ça n’incite pas à l’action, à la remise en question, au changement. Ça fait même pire : ça transfère la responsabilité du côté des victimes. S’il est juste “exigeant” c’est donc que, quand on se fait défoncer, on n’a pas répondu aux attentes. On n’avait qu’à être moins nul·le. Et boum, c’est la porte ouverte au gaslighting. Dire qu’on est “sous l’eau” pour ne pas dire qu’on chiale tous les jours aux chiottes, qu’on a “beaucoup appris” pour ne pas dire qu’on s’est fait bolosser dans une boîte d’esclavagistes, ça nous protège, à court-terme, ça adoucit les interactions, mais ça participe à perpétuer des cultures de l’omerta qui n’aident pas à éviter aux autres de se prendre les mêmes douilles.
Comme disaient nos mamies (et comme je dis toujours, mais je dis aussi quotidiennement “pas piqué des hannetons” donc je suis pas une référence) : “quand c’est flou, y’a un loup”. Il n’y a pas un seul euphémisme corporate qui ne cache une forêt de questions de société. Au final, ils sont même une clé d’entrée : s’il y a un truc qu’on a besoin d’euphémiser, alors c’est qu’il y a derrière un problème non-résolu, un sujet gênant, une pelote à détricoter.
Faites l’exercice de les dégoter, vous verrez c’est marrant. Enfin, marrant, vous voyez ce que je veux dire. Moi j’aimerais bien qu’on tente, chacun à son échelle, de dire les termes. Pour voir ce que ça change. Qu’on essaye de dépasser un peu l’inconfort de l’instant, pour voir si, parfois, ça aide à ouvrir la parole, et à protéger d’autres personnes qui n’ont pas eu le mémo.
CDLT
Et bonnes vacances à moi
Sev
CDLT
Séverine Bavon, ex-employée, dirigeante d'une entreprise dans le freelancing, amatrice de jeux de mots et de St Môret.