La chute du mythe de la startup : pourquoi c'est pas grave
If you start me up, I'll never stop
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J’ai promis la dernière fois “un article pas piqué des hannetons” sur le sujet du management startupien, et que vous dire à part : le voilà (à peu près).
On dirait bien que la routourne est en train de tourner dans le monde des startups. Depuis le coup de frein des investisseurs en fin d’année dernière (-63% d’investissement au Q4 2022 vs. Q4 2023 aux US) et la disparition afférente de l’argent magique, on est sur un serrage collectif du muscle glutéal. Au pif et sur les dernières semaines :
cassage de gueule dans la livraison à domicile de bouffe avec juste là, top of mind, Flink revendu pour 5,4M€ (après avoir levé 750M$ fin 2021) et un licenciement de 44% de leurs effectifs, et Frichti en redressement judiciaire
faillite de VanMoof rattrapé de justesse, avec 144M€ de dettes
rachat de justesse aussi pour Luko, l’assurtech avec 45M€ de dettes
une vague de départs de fondateurs dans la French Tech
WeWork qui continue à pas work
même la fausse viande est en train de se viander
Et du côté de la pop culture, les derniers trucs qui sont sortis sur le sujet, c’est WeCrashed (sur WeWork), The Dropout (sur Theranos) et même The Billion Dollar Code (sur Google Earth), qui nous racontent beaucoup moins des trajectoires météoriques de gens qui cassent tout pour changer le monde, et beaucoup plus des crashs spectaculaires.
Bref, on est plus que jamais exposé à la fragilité du modèle et à ses dérives, et vous savez quoi ? JE PENSE QU’IL ÉTAIT GRAND TEMPS, parce qu’en érigeant la startup au rang de modèle absolu, on s’est fait du mal. Mais commençons par le commencement.
C’est quoi une startup ?
On utilise tous·tes le terme un peu n’importe comment, alors mon ami Investopedia et oim on va résumer ça en bulletpoints avec des mots-clés :
MARCHÉ : c’est une boîte qui a identifié un trou dans un marché, où y’a potentiellement une forte demande et pas d’offre, ou pas suffisante, et a une idée de quoi faire pour le remplir
EARLY : et qui est dans les premiers stades de son activité (si ça lève et que ça grossit fort, ça devient une scaleup, si ça grossit mais normalement ça devient une PME). Bon, dans cet article je vais parler du “modèle startup” en général qui s’applique à des boîtes à différents niveaux d’évolution mais parties sur les mêmes bases.
RAPIDITÉ : et qui a pour ambition de se développer très vite, en priorisant au début le fait d’acquérir le max d’utilisateurs vs. faire de la thune
DETTE : ce qui fait qu’elle a de gros besoins d’investissement et pas de cash, et donc qu’elle va lever des fonds et contracter des emprunts pour financer sa croissance
EVOLUTION : le but de la croissance, et la raison d’investir dedans, c’est que si ça marche, ça peut rapporter très très gros (les investisseurs cherchent à faire du x100, voire du x1000).
Et le tout emballé d’un papier cadeau shiny à base de mythes (le dropout brillant, les nerds dans un garage, etc.), de babyfoots et de get rich quick.
Au fond, si on regarde ça froidement : la startup c’est un produit d’investissement ultra-risqué (les chiffres varient, mais on tourne autour de 90% d’échecs en général, 75% des startups qui lèvent qui se ramassent, et 1% qui deviennent des licornes) qui ne performe autant que parce qu’il est enrobé d’une aura de sexyness.
Ok, et du coup, c’est quoi le problème ?
Dans l’absolu, y’en a pas : des gens qui veulent fabriquer des trucs qui font de l’argent, soutenu·es par des gens qui veulent soutenir des gens qui veulent fabriquer des trucs qui font de l’argent, si ça les fait kiffer c’est super.
Mais concrètement, le souci c’est que “la startup” vient assortie d’une idéologie, et qu’on l’a tellement portée aux nues sans la questionner qu’elle infuse plein d’endroits de notre société qui n’ont rien demandé.
Mais avant ça, petit instant transmédia
Pour éviter un article long comme un jour sans pain (ou avec pour les intolérant·es au gluten), si vous avez envie d’un peu de background, je vous ai concocté, avec l’aide de Romain, un petit carrousel Instagram qui raconte tout sur l’origine de la mythologie startupienne.
Et donc revenons-en à nos moutons.
Qu’est-ce que le mythe startupesque a contaminé ?
1/ Le langage
Je suis la première à parler un franglais dégueulasse, donc j’ai bien conscience de la poutre dans mon oeil. Mais la startup, c’est un langage, et que celleux qui n’ont jamais défini de KPI et de strat go-to-market pour leur roadmap vers la scalabilité dans leur pitch deck dont l’end goal est de devenir une licorne et de s’assurer un bon exit me jettent le premier BSPCE.
Le truc du langage, c’est qu’il a plusieurs effets. Le premier, c’est qu’il nous donne l’impression d’être important·es mais que parfois il nous rend un peu ridicules (allez, un peu de Macron gratos, vous saviez qu’on allait y passer, et un peu de Théobald parce que ça fait toujours plaisir). Mais le deuxième, c’est que c’est comme dans les sectes : le langage c’est aussi excluant. Ça sépare celleux qui sont dedans de celleux qui sont dehors, et c’est pas un hasard (on reparlera d’exclusion plus tard vous inquiétez pas).
2/ Des concepts
Vous les connaissez. Des trucs comme “Move fast, break things” dessinant un monde où les entrepreneurs, à cru sur leur monture, gun à la main dans les plaines du far west, innovent à tout crin en s’en battant les reins des règles, des lois, des industries en place, de l’emploi, des gens. L’exemple ultime, c’est Uber, ou tiens, les trottinettes dans les villes.
La philosophie derrière ça, c’est qu’on va pas demander la permission de faire les trucs (vu qu’on les fait pour le bien de l’humanité, et que celleux qui vont nous en empêcher sont les gardiens du status quo) : on va tout péter et on s’excusera après, une fois qu’il n’y aura plus d’autre choix que de faire avec.
Sauf que la tech, depuis toujours et encore plus aujourd’hui, touche à des sujets que ça serait peut-être bien de réfléchir deux minutes avant de les tout-péter : pensez aux IA, aux drones, à la génétique, à l’impression 3D, aux medicaments et à leurs impacts sur l’emploi, la vie privée, notre cerveau, notre santé, le climat, la sécurité nationale, la sécurité tout court, les services publics.
On arrive tout doucement à la conclusion que ce n’est pas parce que la tech peut faire des trucs que c’est une bonne chose qu’elle les fasse. Tiens, un article de HBR pour appuyer ma rage.
Un autre concept qui m’énerve c’est le “Fail fast, fail often”. Le truc dit sur le fond que c’est bien de tirer les leçons vite d’un truc qui marche pas et de passer à autre chose, et que c’est pas honteux d’échouer. Ce qui est super. Mais sur la forme, ça crée une culture de multi-entrepreneurs loués pour leurs multi-échecs, et les risques qu’ils ont pris : c’est super hein, mais globalement pour se permettre de se planter souvent, faut avoir un sacré filet de sécurité. Et donc les dernières datas toutes fraîches nous disent que 73 % des fondateurs de startups viennent d’une famille favorisée (et 4% des startups de la French Tech sont créées par des femmes) voilà, je vais pas épiloguer on est au courant.
3/ Le mythe du fondateur un peu chelou
Ça on le doit notamment à Peter Thiel, dans Zero to One. Comme tous les américains qui ont réussi un truc, le mec a fondé une philosophie à 100% sur la base de lui-même et de sa propre expérience, a investi ensuite dans des gens qui lui ressemblaient, et donné des conseils comme :
You need to have a clear vision. A grand, if slightly delusional, vision for the future, is exactly what companies need to go from zero to one.
Et nous y voilà ! Le leader charismatique qu’on sait jamais trop s’il est génial ou complètement chtarbé, au point où quand il fait des trucs chtarbés on se dit que ça doit être une autre preuve de son génie (je continue à m’auto-citer sur l’article sur le mythe du génie, et sur un peu d’Elon-bashing car ça fait toujours du bien). Et ça donne plusieurs résultats :
l’absolution des conduites problématiques qui en découlent, parce que tu comprends c’est tellement un visionnaire que c’est un détail si il maltraite ses employés / est perché en permanence / est violent avec sa femme / ignore ses enfants / harcèle ou agresse, etc.
l’adulation de personnalités charismatiques (coucou le “30 under 30” du Forbes), dont certaines sont vraiment super, mais dont certaines sont aussi des bonnes grosses arnaques
la relégation au rang de has been des entrepreneurs qui rentrent pas dans le moule
4/ Des méthodes impossibles à appliquer ailleurs
Alors ça je prends même pas la peine de vous linker du HBR : quelle grande entreprise ne s’est pas offert un petit field trip dans la Silicon Valley pour s’imprégner de lean, d’agilité et d’innovation ?
Ça nous a donné une pelletée de concepts géniaux - j’adore le Design Thinking, le Sprint, l’agile and co - qui se sont, c’est bizarre, avérées pas du tout facile à appliquer à des mastodontes de centaines/milliers de salarié·es avec moults BU et douze niveaux de C-quelque chose. Des concepts qui se sont donc retrouvés, au pire, cantonnées à des “labs” en “intrapreneuriat” qui souvent ont pas souvent donné grand chose à part des super protos, au mieux à des fonctionnements à l’échelle d’équipes.
5/ Des modèles de management pétés
J’en parlais la dernière fois, alors je vais faire rapide, faites un tour sur Welcome et faites-vous un petit bingo “équipe jeune” (60% de stagios), “autonomie” (pas de management), “collaboratif” (pas de décisionnaires), “remboursement de 50% du Pass Navigo” (pas de politique RH), “pas peur d’un environnement challengeant” (le boss est odieux), “intense” (on charrette tous les jours).
Il suffit d’aller sur Balance Ta Startup pour voir se répéter toujours la même histoire : des gens qui rejoignent des boîtes parce qu’iels y croient, et qui se retrouvent broyés sous couvert de cool.
Alors continuer de lire des articles sur les RH qui enjoignent les grandes boîtes à s’en inspirer pour se moderniser, ça fatigue un peu.
6/ Une certaine vision de l’entrepreneuriat
Décider que notre pays sera la startup nation, c’est faire le choix conscient de valoriser un modèle au détriment des autres.
Qu’on s’entende, la startup c’est pas une mauvaise chose en soi. Je vais pas vous faire une liste des startups qui ont changé nos vies en mieux (mais coeur avec les doigts pour Alan, Payfit, Pennylane et Qonto quand même), on le sait : c’est un modèle qui a permis de mettre un grand coup de frais dans plein de marchés qui en avaient bien besoin.
Le seul truc, c’est que c’est un modèle globalement déconnecté des réalités économiques. Le critère de réussite dans les startups, c’est la valorisation (= la spéculation sur la valeur de la boîte), et c’est cool mais comme en témoignent les exemples au début de cet article, le jour où les investissements reculent, on se rend compte de qui nageait à poil, comme dit le bon vieux Warren. Aujourd’hui, c’en est presque rigolo, le monde des startups s’agite et découvre qu’il va lui falloir envisager une nouvelle voie : la rentabilité. Faire de l’argent. Si.
Le truc c’est qu’au passage, dopées à l’argent magique, elles ont attiré parmi les meilleurs talents, et aussi toute l’attention, et aussi les subventions au détriment de boîtes peut-être moins shiny, mais plus solides. Et décourageant peut-être aussi au passage toute une génération de gens qui ne se retrouvent pas dans le modèle, mais qui pourraient créer des boîtes qui contribueraient à l’économie. La startup n’est pas la seule manière de faire de l’entrepreneuriat.
7/ Une vision politique
Ça, ça mériterait des années de recherche et un essai de 400 pages, donc je vais faire court, incomplet et probablement inexact. Mais le mythe de la startup est loin d’être neutre politiquement.
Sur le rôle des Etats, la politique de la Silicon Valley embrasse généralement un libertarisme qui, au mininum, affirme que les entreprises de tech sont les mieux placées pour aider les Etats à réaliser leur rôle de service public, au maximum que l’Etat c’est de la merde et qu’il faut le remplacer.
Doublé d’un idéalisme un peu mégalo qui postule que la tech peut apporter des solutions à tous les problèmes : guerres, pauvreté, et bien sûr crise climatique (sur ce dernier, me lancez pas, ça fait qu’au lieu de réfléchir à des vraies solutions, la Silicon Valley préfère investir dans des projets pharaoniques pour en régler les symptômes sans remettre en cause l’idée de la croissance).
Et cerise sur le gâteau avec le transhumanisme, et la croyance, au minimum qu’on pourra tromper la mort en fusionnant l’humain et la machine, au maximum que les humains augmentés vont dominer le monde post-démocratique.
Et évidemment, ça serait juste des élucubrations de nerds si on n’en était pas DÉJÀ à un point où les grosses entreprises de tech et leurs dirigeants sont traités comme des Etats et des chefs d’Etat. Je m’arrête avant de faire un pavé sur Elon Musk et son rôle dans la guerre en Ukraine avec Starlink, ça me file des frissons.
Bref
Je l’ai dit, je le redis : c’est pas le modèle startup le problème. Y’en a des bien.
Le problème, c’est de l’ériger en idéal voire en unique modèle d’entrepreneuriat valable, sans le questionner, et sans questionner son impact sur le reste de l’entreprenariat d’une part, et sur la société d’autre part. Peut-être que les secousses qu’il traverse en ce moment peuvent être l’occasion de réfléchir à des idéaux plus durables.
CDLT,
Sev
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🌎 AUSSI, si vous voulez en lire plus sur le sujet, je vous recommande cet article de Fortune de 2007 sur la PayPal Mafia qui est une pépite, cet article de Wired sur la pensée politique dans la Silicon Valley et cet article terrifiant de Peter Thiel lui-même sur sa croyance dans l’inadaptation de la politique - et de la démocratie - face aux enjeux actuels et futurs.