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Par CDLT
29 sept. · 7 mn à lire
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Les jeunes, ces petits flemmards merdeux

La querelle des Anciens contre les Modernes : analyse de texte

Publié initialement le 07 septembre 2021

Le week-end passé nous aura gratifié·es de deux choses :
1/ une météo vaguement clémente
2/ ce post LinkedIn d’un Ancien de la pub qui voudrait bien apprendre à ces générations de petits merdeux arrogants comment être humbles. Je vous invite à lire les commentaires. Déjà, parce que les commentaires positifs vous donneront une très bonne idée de qui bloquer/unfollow et quelles écoles éviter. Aussi, parce que beaucoup de choses intelligentes sont déjà dites dans ceux qui prennent le risque de se prendre un torrent de vomi pour avoir osé attaquer les paroles de l’Ancien.Réagir à cet article nous semble nécessaire, parce que le sujet n’est pas l’Ancien en question - des Anciens comme ça il y en a plein d’une part, et la volonté du post est évidemment de provoquer - le sujet est que ce post est le symptôme d’un débat profond dans cette industrie, celui de celleux qui décident de ne pas accepter les règles contre celleux qui les ont acceptées, ont morflé, et se disent qu’il est normal que les autres morflent aussi (un grand bizutage massif en somme).Mais voilà : d’une part, tout a été dit, dans les commentaires, et dans les stories BTA qui a eu, il y a quelques jours, le même débat.

D’autre part, il n’y a pas de réponse à apporter à ces Anciens qui décident de ne pas changer,la réponse est déjà là. Oui les talents désertent l’industrie, ielles n’y entrent plus, ou la quittent, oui les talents questionnent les façons de faire et boycottent les agences maltraitantes. Le mouvement est enclenché, on peut pester, on peut grogner, c’est trop tard, déso.

Et enfin, parce qu’ici c’est TTFO, et on a dit qu’ici on évitait toute forme d’intelligence (en plus on a plein de gens qui ont souscrit après le générateur de titres de métiers LinkedIn et qui croient peut-être encore qu’ici ça déconne à base de memes et de tops Topito). La première idée qu’on a eue c’est d’enregistrer ce post en ASMR comme le fait ce génie avec les politiques mais on n’a pas de bon micro (si vous êtes équipé·es please faites-vous-nous plaisir).
Ce dont je suis équipée en revanche, et ça ne m’a pas beaucoup servi jusqu’ici (enfin à part à balancer des refs obscures et à ce que tout le monde se foute de ma gueule), c’est d’un Bac L.
Et ce que cette oeuvre mérite si vous voulez mon avis, c’est d’une bonne analyse de texte à l’ancienne, sans aucun intérêt ni aucun apport au débat. C’est ti-par, et on va s’attaquer au paragraphe le plus juteux.

Autant d’expériences en agences et aux alentours qui me donnent aujourd’hui une idée assez claire des carences de trop nombreux jeunes padawans sortant des écoles de commerce et de communication, carences non seulement du côté du savoir mais plus inquiétant encore de la mentalité et du comportement.

Avant tout, notons la syntaxe. 47 mots, une seule virgule. L’impression produite à la lecture est celle d’être à court d’air après l’ascension de la Butte Montmartre, mais sans la vue. Il est clair que ce paragraphe vient, sinon du coeur, au moins des tripes (on reconnaît d’ailleurs toutes les caractéristiques d’une sécrétion biliaire).
La supériorité évidente d’une génération sur l’autre est créée par la mise en balance, d’un côté des expériences vastes “en agences et aux alentours” (ici l’auteur fait référence au CV impressionnant qui introduit son texte, et en utilisant le mot “alentours” transforme le paysage symbolique de la communication en un paysage physique, ce qui renforce son assise), et de l’autre côté les jeunes “padawans” sortant d’école, caractérisés par une référence pop culture. On reconnaît les prémices d’un argument d’autorité.
Pour revenir au médical, on notera la reprise du mot “carences”, choix de terme élégant montrant une déficience fondamentale propre à une génération entière. Mais comme on le sait, une carence se soigne.

Un début de remède ? Que les écoles arrêtent de leur répéter qu’ils sont une sorte d’élite qu’on s’arrachera (sur 100 chefs de pub juniors à peine un atteindra une direction générale,

La métaphore médicale est ici filée avec maestria. Mais contrairement à une carence, qui se soigne par l’ajout d’un nutriment, ici par un oxymore, la carence se soigne par l’arrêt de quelque chose.
Car le remède est moral. Il consiste à cesser sur-le-champ de bourrer le mou des jeunes. Ce qui est intéressant ici, c’est l’usage subtil de la contre-vérité, supportée par l’argument d’autorité. D’un côté, une affirmation sur les écoles à la véracité questionnable (aux dernières nouvelles dans les écoles on explique plutôt aux jeunes que le secteur est bouché comme un évier dans lequel on aurait vidé l’huile froide de la friteuse et qu’il va falloir trimer gratos un bon moment pour espérer décrocher un CDD), de l’autre une statistique (non-sourcée, mais c’est pas ici qu’on va critiquer). Ici, dans le rapport de 100 à 1 (plus précisément “à peine un”), on parle d’un écrémage. On notera l’absence d’explication par d’autres causes de cet écrémage forcément non-volontaire (type, les gens quittent l’industrie ou s’en foutent d’être DG). Là, sur une ambition partagée par toute une génération s’écrase le lourd marteau de la réalité.

et arrêtez de penser que parce que les HEC, ESSEC etc ont déserté notre métier, nous serions obligés de recruter le 1er melon venu),

On attaque par une synecdoque (“les HEC, ESSEC" etc”) à la fois généralisante car elle désigne des étudiants par le nom de leur école, et particularisante car elle attaque par extension, comme tout le reste du texte, une génération entière de têtes de cons. Puis, avec “melon”, on est probablement sur une métaphore mais on sait pas trop. “melon” signifie-t-il “personne ayant le melon”, ou juste “débilos”? Là est le mystère. Mais le message, lui, est clair : cassez-vous si vous voulez, on s’en bat les steaks, il y aura toujours quelqu’un pour vous remplacer. Et de façon étonnante, c’est le message que renvoient des générations de managers toxiques à leurs employés en souffrance.

et que les agences arrêtent de trembler à l’idée de leur demander de travailler dur de peur qu’on les accuse de harcèlement moral et je sais de quoi je parle. .

Là aussi, on soigne la carence par un arrêt. Avec une personnification des agences qui “trembleraient”, à moins que ça soit une autre synecdoque (pour désigner les managers d’agence) ce qui fait beaucoup de synecdoques.
On notera, après l’énigmatique “et je sais de quoi je parle” faisant à la fois référence à l’expérience susmentionnée et à des faits non-précisés, l’utilisation d’un double-point séparé d’un espace, nouveauté typographique qu’on pourrait soit attribuer à une non-relecture d’un texte écrit dans l’émotion, soit définir comme des points de suspension sans le point du milieu, épaississant encore plus le mystère, soit à un double poing mais sur la table.

Mais aucune raison de paniquer non plus. Rien n’est jamais irrémédiable dans la vie.
Perso ma plus grande fierté c’est d’avoir engagé un mec qui dans son CV avait osé revendiquer non sans malice qu’il avait d’abord eu un CAP.
Soyez courageux et vous deviendrez de bons publicitaires.
Soyez humbles et bosseurs et votre talent sera reconnu.
Soyez fiers de faire l’un des derniers métiers où l’on autorise encore la différence et la liberté.

Là où la tension des précédentes phrases était palpable, ici un relâchement bienvenu s’offre à nous, sous la forme de sagesse. Une sagesse exprimée à la fois via un proverbe, et via une anaphore (“soyez”), popularisée par une autre grande figure de type présidentiel. On passe d’un présent insatisfaisant dans le reste du texte à un futur simple (le futur de la certitude), et la balance entre l’impératif et le futur donne un message clair : filez droit, vous en récupérerez les bénéfices.
Ensuite, après les HEC et ESSEC susmentionnés, l’auteur boucle avec finesse la tirade avec un contraste en mentionnant le CAP, et après son CV impressionnant, il boucle également un texte qui commence par des faits sur un acte moral visant à le valoriser.
Enfin, car on sait que la dernière impression est celle qui compte, l’auteur termine avec brio sur une antiphrase : “l’un des derniers métiers où l’on autorise encore la différence et la liberté”, une affirmation qui ne peut évidemment être prise au premier degré au vu du contexte et des témoignages de femmes, personnes racisées, personnes atteintes de handicaps dans l’industrie.

Comme vous le voyez, un texte riche et d’une profondeur insoupçonnée. Et pourtant, s’il y a une chose sur laquelle mon énergie de littéraire bute incontestablement, c’est sur les commentaires. Face à un tel déchaînement de violence, je suis sans mots. Je vous laisse donc sur le partage de quelques extraits sans l’enrobage sucré d’une analyse littéraire.

Bisous,

Séverine