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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
16 nov. · 6 mn à lire
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Travail : le win-win est-il possible ?

Oui-oui ou non-non ?

📸 Vous savez quoi, j’arrête de pousser la page LinkedIn tant que je saurai pas quoi en faire, en revanche l’Instagram, allez-y en confiance, j’irais pas jusqu’à dire que j’ai une ligne édito, mais il s’y passe des trucs en tout cas.

Mon ami win-winMon ami win-win

L’autre jour, j’ai entendu parler d’un concept qui a fait un petit BOUM CRAC dans ma tête. Vous savez, ces notions qui rangent soudainement plein de choses qui étaient en bordel dans votre esprit, comme l’émission C’est du Propre! mais sans mélange vinaigre blanc et bicarbonate pour les joints de carrelage qui font que ta salle de bain pue la sauce à salade pendant trois semaines.

Zéro + zéro

Ce concept, c’est le “Zero-Sum Mindset”. En français “Pensée à somme nulle”, mais comme ça sonne nul on va utiliser l’anglais.
Le Zero-Sum Mindset est une façon de considérer le monde qui implique que dans tout échange, transaction, relation, il y a forcément une partie qui y gagne, et une qui y perd.
Les personnes qui fonctionnent ainsi pensent donc qu’il est complètement impossible qu’il y ait une situation gagnant-gagnant, ou même neutre.

On connaît tous·tes des gens comme ça (je considère que le lectorat de CDLT est absolument parfait donc je vous exclus d’emblée) : des gens qui, quand une personne va vendre sa commode Ikea MALM sur leboncoin à XX€, et qu’une personne va l’acheter à ce prix, vont considérer qu’il y a forcément un perdant dans la transaction (on est d’accord, dans ce cas-là c’est l’acheteur, car MALM c’est un objet du démon, mais vous voyez).

C’est exactement la même pensée qui veut que toute avancée pour un groupe discriminé est vécue comme une perte personnelle pour les personnes qui détenaient les privilèges jusque-là, même s’il n’y a aucun impact sur leur vie.

C’est toujours la même qui mène à croire que quelqu’un ne peut pas être bon·ne à plusieurs choses à la fois, car chaque expertise doit forcément s’aquérir au détriment des autres.

Vous avez l’idée.

Et quand on y pense, le Zero-Sum Mindset est très, très enraciné dans notre conception du travail. En France, il est bien sûr symbolisé par la relation syndicats/patronat, et l’idée d’une bataille pied à pied parce que chaque avancée pour l’un est un recul pour l’autre. Mais même sans ça, il nous semble évident que dans une relation employeur/employé (et même donneur d’ordre/presta) tout ce que l’un gagne résulte en une perte de l’autre côté. Que les intérêts des deux parties ne peuvent pas être alignés.

Comme s’il fallait toujours se battre pour pas se faire douiller (comme David).

Et je pense qu’une grande partie du bordelos actuel dans le monde du travail (et notamment une partie de ce dont j’ai parlé la semaine dernière sur le retour au bureau) en revient à un problème de Zero-Sum Mindset. Pourquoi ? C’est parti pour ce qui ressemble terriblement à une dissertation, je suis vraiment désolée.

1/ La décrépitude des relations professionnelles

Comme d’hab, je partais pour un billet d’humeur concis, et je me suis retrouvée à lire des revues de sciences sociales. Notamment cet article de La Nouvelle Revue du Travail en 2022, qui traite des “relations professionnelles” à la fois comme des relations de travail entre employeur/employé, et comme du champ d’étude de ces relations. Et pose cette question (sans le formuler pas comme ça, est-il besoin de le préciser ?) : est-ce qu’il y a encore quelque chose à étudier, ou les relations professionnelles ne sont plus qu’une immense décharge à ciel ouvert qui pue la muerte ?

Alors je vais tenter d’expliquer en quoi l’article est super-intéressant. Comme c’est un poil complexe, je vous propose de le vulgariser (mais littéralement, de façon vulgaire) et je vous laisse le lire si vous voulez la version classe.

En gros, c’est marrant, aujourd’hui on ne raconte qu’un côté de l’histoire : ces sales travailleurs·es qui veulent plus rien branler. Et on ne rappelle pas les trucs qui se sont passés avant, par exemple :

  • la globalisation des entreprises et des marchés : délocalisations, dumping, “si t’es pas content·e y’a bien quelqu’un en Inde qui voudra faire ton taf à 30% de ton salaire” qui éparpille façon puzzle les systèmes de relations professionnelles et de protection sociale locaux

  • la fragilisation du syndicalisme, pas besoin de vous faire un dessin

  • l’affaiblissements des mécanismes de négociation collective : en bref, l’Etat donne depuis les années 80 la voie libre aux boîtes pour slalomer entre les conventions collectives et le droit du travail comme si c’étaient des bananes dans Mario Kart et le CE ne sert plus qu’à organiser des voyages au ski et choper des réducs sur au Club Med Gym et au ciné

  • l’éloignement de la figure patronale : tous les trucs qui font qu’un jour vous avez ptêt entendu “nan mais j’y peux rien c’est décidé au niveau Groupe” ou “nan mais c’est la maison-mère aux US qui a le final cut déso” et pire encore depuis les plateformes, le fait que les gens qui emploient des gens veulent même pas être leur employeur

Tout ça pour dire : ça fait 40 piges qu’il y a un mouvement de fragilisation des relations professionnelles au détriment des employé·es/salarié·es/prestataires. C’est important de ne pas l’oublier quand on couine(-couine) sur ce que certain·es appellent du désengagement et qui est ptêt juste bon gros retour à l’envoyeur.

Tout ça pour dire en fait : l’antagonisation, elle est des deux côtés. Car faut être deux pour danser le tango. Ou pour monter une commode MALM (preuve).

2/ Deux-trois préjugés

Il y a plusieurs préjugés qui sous-tendent ce Zero-Sum Mindset, et donnent aux employeurs/managers l’impression de se faire duper (comme Alain).

Il y a par exemple cette idée tenace que tout ce qui est extérieur au travail nuit au travail. Que quelqu’un qui a - au choix - des enfants, une personne à charge, une autre passion dans la vie, une autre activité, est forcément quelqu’un de moins engagé.

Il y a aussi cette idée que l’implication doit se voir, concrètement, par du temps passé et de la présence, ce qui ouvre la porte à toutes les fenêtres, comme le présentéisme ou le fait de devoir participer à des activités hors du taf pour juste montrer sa trogne.

Il y a l’idée que si on donne la main, les gens prendront le bras, et qu’on va forcément abuser de toute liberté donnée (est-il besoin que je refasse référence au télétravail ?).

L’idée que les motivations principales des employé·es sont égoïstes, et qu’iels n’ont absolument pas d’intérêt au succès de la boîte ou à son bon fonctionnement.

Et ce qui est marrant dans tout ça, marrant avec des guillemets bien sûr, c’est que je crois vraiment qu’il y a un gros souci d’unité de mesure. Ou plutôt, que dans l’évaluation de l’engagement des employé·es, on a tendance à se focaliser sur des aspects facilement mesurables, comme le temps passé, parce qu’il est compliqué d’estimer les autres aspects (loyauté, reconnaissance, dévouement, satisfaction) et de faire le lien entre ces aspects et des impacts concrets sur la boîte (turnover, productivité, résultats). Résultat, on privilégie des unités de mesure probablement pas pertinentes, et terriblement court-termistes, mais sur lesquelles on a le contrôle.

Et paf, ça fait 2023. Un monde merveilleux où le rapport au travail des gens est en train de changer radicalement, sous l’effet de myriades d’impulsions individuelles, et où la réaction en face est d’avoir l’impression de se faire berner (comme Stéphane), alors que tout simplement, les règles d’avant n’ont plus cours.

3/ J’achète un monde où tout le monde gagne

C’est mon côté optimiste naïf, mais je crois bien qu’un win-win est possible. Qu’il existe un monde où tout le monde est content et les résultats s’en ressentent. Vous connaissez ma tendance à l’utopie, mais je ne délire pas totalement je vous assure (comme Bruno). Prenons les trucs ci-dessus un par un et listons de belles datas bien claires, pour montrer qu’en fait, y’a peut-être une troisième voie.

Tout ce qui est extérieur au travail nuit au travail ?

  • avoir des enfants : cette étude bien pas fun de 2014 racontée ici a comparé la production scientifique de chercheurs, et a découvert que non seulement les parents, sur toute leur carrière, sont plus productifs que les personnes sans enfants, mais que les mères de plus de 2 enfants niquent absolument tout le monde en termes de production au global (juste pas sur les années juste avant et après la naissance mais ça, ça s’explique aussi autrement)

  • avoir une activité/passion à côté : ça a été étudié depuis les années 50, mais plus récemment, une étude de la San Francisco State University a calculé que les gens qui ont une passion créative à côté avaient des résultats de performance 15 à 30% plus élevés

Il y a un deux aspects intéressants (et un peu évidents si vous voulez mon avis) (comme la Marine américaine). Le premier, c’est que “plus on a de trucs à faire, plus on fait de trucs”. Quand y’a pas d’autre choix que de devenir une machine de productivité, on se retrouve à couper tout ce qui est inutile dans sa journée et à faire mieux, même en moins de temps. Le deuxième, c’est que beaucoup de jobs se nourrissent de perspectives extérieures, et qu’avoir autre chose dans sa vie permet d’appliquer au taf des compétences et des références latérales qui enrichissent tout le monde.

L’implication doit se voir ?

  • une question de perception : j’en ai parlé la dernière fois, une étude de Stanford a interrogé employé·es et employeurs·ses sur la productivité en remote : les employé·es ont estimé qu’il l’améliorait de 7,4%. Les managers… qu’il la réduisait de 3,5%. J’avais aussi cité l’étude d’Atlassian aux US où un quart des gens à qui on laisse une flexibilité sur le mode de travail ressentent une pression à aller au bureau, avec 10% qui disent craindre qu’on les croie moins productifs·ves s’iels bossent de la maison.

  • le turnover : les boîtes qui proposent le remote ont 25% de turnover en moins askip

Si on donne la main, les gens prendront le bras ?

C’est marrant, parce que :

  • les gens aiment bien être productifs : McKinsey a sorti une étude sur les femmes au travail en 2023, et l’un des chiffres dingo est que 83% des employées citent l’efficacité et la productivité comme bénéfice premier du travail à distance. J’ai bien dit “premier”. Genre, les gens demandent un truc qui leur permet avant tout de bosser mieux.

  • les gens ont envie de performer : cette même étude démontre que, si on croit que le remote a mené au lâcher-prise chez les femmes, elles sont en fait encore plus ambitieuses qu’avant : 80% veulent être promues, comparées à 70% en 2019, et c’est la flexibilité offerte depuis la Pandémie qui a rendu ça possible

Rien à voir
Vous avez vu le sketch de Last Week Tonight où John Oliver réalise un assassinat de McKisney en bonne et due forme ?

Les motivations principales des employé·es sont égoïstes ?

  • une bonne culture d’entreprise ça fait de la thune : une étude à long-terme comparant les cultures d’entreprise a montré que celles qui ont une culture forte et offrent des bénéfices ont démontré une hausse de 682% de revenu sur la durée, c’est-à-dire 4x plus que les autres. Donc bref, des gens qui se sentent bien bossent mieux. En revanche, 47% des gens qui songent à se casser citent la culture de boîte comme la raison première.

  • le bonheur ça fait de la thune : on en a tous·tes vu mille, donc je te cite celle-là qui dit que les gens plus heureux sont 12% plus productifs, et celle-là qui dit que c’est 20%, et celle qui dit que les boîtes listées dans le top 100 de Forbes des meilleures boîtes où bosser ont vu leur cours de bourse augmenter de 14% par an entre 89 et 2005 comparé à 6% pour les autres.

  • la reconnaissance ça fait performer : une étude sur ce qui motive les gens a performer a montré que pour 37% des gens, c’est la reconnaissance qui compte le plus. La reconnaissance pour… leur travail. Et les autres sont loin derrière (12% l’autonomie, 12% l’inspiration, 7% le salaire, 6% la formation, 4% une promotion)

En bref, je pense que oui, le win-win est possible. Il implique juste de sortir d’une mentalité où il faut que l’autre côté perde pour pouvoir gagner. Il implique de dépasser des préconceptions qui n’ont plus lieu d’être, parce que le rapport au travail change, et qu’on ne va pas pouvoir revenir en arrière. Il implique de changer d’unités de mesure, et de cesser de considérer des trucs aussi insignifiants que le temps passé comme des preuves d’engagement ou de productivité. Il implique de voir plus loin, et au fond, il implique de la confiance des deux côtés. Et globalement, même si c’est risqué, on n’a pas trouvé meilleur moyen de susciter la confiance, que de faire confiance. J’arrête avant de virer Bisounours.

CDLT,

Sev