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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
29 févr. · 6 mn à lire
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Et la gentillesse, bordel ?

Comment on en est arrivé à ce que "gentil" soit une insulte ?

🎙️ ANNONCE : si vous vous en avez pas marre de me lire, vous pouvez m’entendre dans le dernier épisode du podcast Les Équilibristes de Sandra Fillaudeau (hop un lien Spotify). On parle longuement d’évolution du travail, de remote, d’ambition, de management… et de oim hein faut l’avouer. Et vous y assisterez à l’origine de cet article, la boucle est bouclée. Bonne écoute et merci à Sandra !

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Vous êtes sur le point d’assister à une perf : un article méchant sur l’importance de la gentillesse.

Mais pourquoi est-on si méchant ?Mais pourquoi est-on si méchant ?

Comme beaucoup d’entre vous je parie, je me pose souvent une question : comment en est-on arrivé à ce que “gentil” soit devenu une insulte ?

Vous voyez très bien de quoi je parle.

Parce que voilà, mon pote Roberto donne des définitions super jolies de “gentil” :
1. Qui plaît par sa grâce
2. Qui plaît par sa délicatesse morale, sa douceur.

Et pourtant quand on dit :
“Ah oui Jean-Kévin, tu sais… il est gentil” (regard appuyé).
On sous-entend pas du tout que Jean-Kévin nous plaît par sa grâce, on sous-entend qu’il est inoffensif mais que c’est pas le crayon le mieux taillé de la trousse.

MAIS POURQUOI BORDEL À CHIOTTES ? C’EST QUOI NOTRE PROBLÈME ?

Parce que scoop : même si on ne pense pas que ne pas être une ordure est LA MOINDRE DES CHOSES, il s’avère qu’on a BESOIN de la gentillesse. Sans la coopération, on serait encore couvert·es de poils et accroché·es à des branches. La coopération est la base de la civilisation (source). Elle implique de faire, pour les autres et avec les autres, des trucs qui n’ont pas forcément d’intérêt pour nous, voire nous coûtent, mais qui leur bénéficient ou bénéficient au groupe. Dans la coopération, il n’y a pas que la gentillesse, mais la gentillesse est l’huile qui fait rouager les rouages, et au global, nous évite de vivre dans Mad Max.

ALORS POURQUOI, POURQUOI JE VOUS LE DEMANDE, on considère, notamment dans le business, que la gentillesse c’est sale ? A tel point que s’il n’est pas une insulte, le mot n’est jamais prononcé. C’est Voldemort le bail. On va essayer d’y réfléchir, et surtout, on va bien rigoler ensuite en listant tout ce qu’on a inventé pour tourner autour du pot de la gentilesse sans jamais en-prononcer-le-nom. C’est parti.

De quoi la gentillesse est-elle le non ?

Là moi je foule pas, je reprends les analyses d’Emmanuel Jaffelin dans Eloge de la Gentillesse. Qui étend mon constat : si pas de mention de la gentillesse dans le taf, on ne la trouve pas non plus des masses en philosophie. Il a même cette phrase magique : “Sauf erreur de notre part, la gentillesse ne se rencontre dans aucun dictionnaire de philosophie”. Il a fait un “Sauf erreur”. On est dans la même team Manu.

Pour Jaffelin, la gentillesse est souvent vue comme une vertu enfantine, et le problème est qu’on la confond avec :
- la naïveté : la propension à se faire avoir
- la mièvrerie : une incapacité à comprendre la complexité (et la difficulté) des situations
- la crédulité : la tendance à se faire exploiter, voire manipuler
Et c’est extraordinairement vrai (qu’on les confond) et extraordinairement faux (qu’on ne peut pas être “gentil·le” et en même temps lucide, perspicace et capable de s’affirmer).

Ce qu’il ajoute, et qui est intéressant, c’est que l’opposé de la gentillesse, ce n’est pas la méchanceté mais le cynisme. C’est bien français, de voir derrière le cynisme une forme d’intelligence et une vertu supérieure : parce que hé, si on me la fait pas à moi, c’est que je suis moins bête que les autres (et moi je trouve que ça, c’est la base de trucs comme le complotisme : prove me wrong).

Mais le point que j’ai trouvé éclairant dans son analyse, et qui s’applique parfaitement au taf, c’est l’idée que la gentillesse, dans notre perception, “relève de la servitude”. Dans un système économique fondé sur la compétition, et une relation employeur-employé qui hérite de l’opposition capital-travail, ben être gentil·le, c’est avoir une tendance trop forte au compromis et tendre le bâton pour se faire exploiter.

Et donc par extension, une forme de dureté, de méchanceté, serait une forme de protection et d’affirmation de soi et de ses compétences. Ça expliquerait plein de trucs.

Au fond, le seul endroit où la gentillesse est attendue dans le travail, c’est quand elle est appliquée aux femmes. Pour toutes les raisons pré-citées, la gentillesse est perçue comme une qualité “féminine”. Or, dans le monde du business ce qui est valorisé, c’est ce qui est vu comme des traits masculins : leadership, autorité, ambition. Ce qui a un double-effet Kiss Cool : d’une part, on attend des femmes qu’elles soient gentilles et on leur reproche quand elles ne le sont pas. Et d’autre part, on utilise leur gentillesse contre elles parce qu’être gentille ce n’est pas être un·e leader. Ce tweet de Zoé Scaman me l’a fait réaliser en mode uppercut, et on en parle dans le podcast pré-cité avec Sandra, qui recommande The Myth Of The Nice Girl exactement sur ce sujet.

Mais vous savez ce qui me FAIT MARRER ? JAUNE, S’ENTEND ?

C’est qu’on est globalement en train de redécouvrir un truc vraiment dingo, un énorme scoop, qui est que les gens sont plus productifs quand iels sont pas maltraité·es. Fou hein ? Askip les salarié·es heureux·ses sont plus productif·ves (12% ici) (les chiffres varient selon les études, mais franchement, on a pas besoin de data). Alors bien évidemment, le bonheur au travail ne dépend pas que de la gentillesse (la moula aide, par exemple). MAIS, ce qui est marrant, c’est que des études commencent à faire des corrélations entre la gentillesse et le bonheur et même la performance, et y’en a même qui font le lien entre sa propre gentillesse et sa propre satisfaction au taf (on est pas sur des causalités j’admets, mais en même temps tout le monde s’en balek de la gentillesse donc d’ici à ce que ça soit étudié en profondeur…).

Bref, be kind, rewind : j’en reviens à ce que je disais au début : ON A BESOIN DE LA GENTILLESSE.

MAIS ON TROUVE ÇA UN PEU NAZE.

ET DONC ON FAIT QUOI ?

ON TORTILLE DU CUL POUR CHIER DROIT, VOILÀ CE QU’ON FAIT.

Et là arrive la partie golri de cet article, où je vais essayer de lister tous les termes, concepts et méthodes qu’on met en place pour essayer de réintégrer la gentillesse dans le business, mais surtout, SURTOUT sans dire que c’en est.

Cachez cette gentillesse que je ne saurais voir

La gentillesse c’est mal vu, alors on la valorise pas et on ne la met pas en avant, ET DONC :

  • non seulement on excuse facilement la méchanceté (“il est un peu dur mais il est vraiment talentueux” ou “c’est un manager exigeant”, cf mon article sur les euphémismes dans le taf)

  • mais puisqu’on a quand même besoin idéalement que les gens ne s’entre-tuent pas, on essaye de faire entrer la gentillesse par la fenêtre avec des concepts éclatés au sol.

Genre quoi ?

🤦‍♀️ La bienveillance

Rien que d’écrire le mot me fait vomir un peu dans ma bouche. Pardon hein, mais est-ce qu’on peut arrêter de se mentir l’espace de 5 minutes et s’avouer que cette “bienveillance” dégoulinante dont sont nappées les discussions RH, c’est JUSTE DE LA GENTILLESSE nom d’un chien (Médor).

Mais ce qui est intéressant tout de même, c’est que la bienveillance est principalement évoquée dans le cadre du “management bienveillant”. Pas folle la guêpe, on reste quand même dans une perspective descendante : la gentillesse ça ne se risque que quand on est protégé·e par sa position hiérarchique.

Les définitions du management bienveillant ne manquent pas, mais tenez, là : “un concept de management où le manager accompagne ses collaborateurs de manière positive et sincère. Le manager bienveillant a une attitude vraie et permet à son équipe de se développer tant professionnellement que personnellement.”

Pardon hein, mais si on vivait pas dans un monde de merde, ça s’appellerait juste du “management”.

Est-ce que ça n’en dit pas beaucoup sur à quel point on est tombé bien bas, comme espèce, le fait qu’il existe DES FORMATIONS AU MANAGEMENT BIENVEILLANT ? Genre littéralement, tu donnes de l’argent à des gens en échange de savoir comment ne pas être un trouduc ? Wow.

Evidemment je suis de mauvaise foi : c’est pas un équilibre simple, en tant que manager, d’apporter de la vision, du feedback en étant sympa mais aussi ferme et transparent·e.

MAIS QUAND MÊME, si on trouvait pas que la gentillesse c’est pour les nouilles, on n’aurait pas besoin de se palucher sur des concepts qui n’en sont que des synonymes.

J’en ai un peu plus j’vous le laisse ?

🤦‍♀️ La communication non-violente

Encore un moyen de vendre des formations pour dire au gens de ne pas se traiter comme de la merde.

Tiens en voilà une, qui définit le bail ainsi : “La CNV favorise une communication claire, empathique et respectueuse entre les individus. Cela permet de mieux comprendre les autres, d’exprimer ses besoins de manière constructive et de résoudre les conflits de manière pacifique.”

Alors j’ai peut-être loupé un truc là, mais moi j’appelle ça de la gentillesse.

Le formidable et déjà cité ici podcast Meta de Choc a fait une série d’épisodes très intéressante sur la CNV, avec l’interview d’un pratiquant. On en ressort avec l’impression que globalement, dans le désamorçage de conflits et l’expression de ses souhaits, c’est un outil pas non plus débile, mais aussi 1/ que c’est quand même dingue qu’on ait besoin de méthode pour se parler correctement 2/ que ces techniques remettent sur la personne qui les pratique toute la responsabilité, justement, d’essayer d’aplanir la communication même quand les autres font zéro effort.

On m’enlèvera pas de l’idée qu’on aurait pas besoin de se faire autant chier si la gentillesse était valorisée.

Bon, vous en voulez encore ?

🤦‍♀️ L’intelligence émotionnelle

AH tiens, encore un truc qui me donne une vague envie de rendre. Rien qu’à voir les disclaimers de la page Wikipédia tu comprends que globalement, le concept est aussi solide que le parapluie floqué au logo d’une boîte random offert gratuitement sur le stand d’un salon, un jour de tempête.

Evidemment, le truc est parti d’un best-seller américain. Voici la définition : “la capacité d'une personne à percevoir, comprendre, gérer et exprimer ses propres émotions, ainsi que celles des autres, afin de résoudre les problèmes et réguler les comportements liés aux émotions”.

AGAIN, on est sur le branding d’un truc qui devrait être absolument NORMAL si on avait pas décidé un jour que les émotions c’est sale, et que l’empathie c’est un truc de gonzesses.

Parce que, évidemment, j’ai pas de souci avec le fond du concept. Mon souci, c’est qu’on en soit arrivé un jour à réaliser ce truc SURPRENANT qui est que dans notre société, on survalorise l’intelligence mais que si tu fais une boîte remplie de gens très intelligents qui sont des enfoirés, ben ça marche pas. Et que DONC ON A EU BESOIN D’INVENTER UN AUTRE TYPE D’INTELLIGENCE, qu’on appelle “intelligence” quand même pour que ça soit désirable, pour essayer de dire que c’est quand même bien d’avoir deux sous d’empathie.

Ça me désespère.

🤦‍♀️ Le “positif”

Vous avez noté comme y’a du “positif” partout ? L’éducation positive, la culture d’entreprise positive, la pensée positive… Tout est positif et pourtant le monde pue la merde.

Je sais pas vous, mais moi la surenchère de positivité ça me dit trois trucs.

  • Le premier, c’est que ça sonne comme un SOS. Déso hein, mais selon Ipsauce x Insta, les gens qui postent le plus d’affirmations positives sont aussi celleux qui vont le plus mal.

  • Le deuxième, c’est que c’est horriblement injonctif. Derrière le “positif”, on implique que la façon de faire jusque-là… était négative, et que globalement si on n’applique pas ces nouveaux préceptes on va ruiner des vies.

  • Le troisième c’est que… ben qui voudrait d’une culture d’entreprise négative ? Je veux dire, globalement, si on a un concept avec lequel on ne PEUT PAS ne pas être d’accord, c’est ptêt que ce concept… sert à rien ?

🤦‍♀️ Le feedback constructif

Allez je vous prends la première définition de Google : “il consiste à apporter un soutien résultant sur un changement de comportement positif. Un bon feedback se concentre sur les axes d’amélioration possibles et sur la manière dont l'employé doit y contribuer.”

En d’autres termes, “faire un retour à quelqu’un sans dire à cette personne qu’elle est une sombre bouse”.

Il y a vraiment des méthodes, des études, des formations pour savoir comment faire.

Je me répète, je sais, mais si la gentillesse était considérée comme normale et qu’on n’avait pas besoin de marketer le bon sens, on appellerait juste ça du “feedback”.

Bref

Je vous passe l’empathie, l’écoute active, la collaboration et même la responsabilité sociale parce que je ne vais faire que tourner en boucle.

Mon point est simple : tant qu’on considèrera que la gentillesse c’est un poil pathétique, on risque de continuer à maintenir des interactions et des cultures toxiques, qu’on essaiera de rattraper avec des concepts qui tournent autour du pot et ne sont que du ripollinage de façade.

Bien évidemment, ce sujet est culturel avant tout, et c’est pas le genre de chose qui changent du jour au lendemain. Mais ça peut commencer par ne pas excuser des comportements délétères sous couvert de talent. Continuer par le fait d’oser prononcer le mot et tiens, l’attribuer à des gens en position de leadership, qu’on se sorte de la tête qu’être gentil·le c’est être faible. Et se terminer, qui sait, par en faire un soft skill ? Et par extension, un critère d’embauche, de valorisation, de promotion ?

Je sais pas, je demande.

CDLT,


Sev