CDLT

Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
18 janv. · 7 mn à lire
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L'ambition est-elle en voie de disparition ?

A-t-on la flemme d'avoir la flamme ?

Sont morts récemment :

  • la plateforme Skyblog (paix à son âme et merci pour lé comzzzzz)

  • Camaïeu (ou pas)

  • Hutch de Starsky et Hutch

  • et l’ambition professionnelle, askip

Ce qui est assez logique en théorie pour la dernière : si on en croit le bruit ambiant, les gens, ces grosses flemmasses, n’ont plus envie de rien foutre. Donc forcément iels ont laissé tomber en route leur ambition comme un vulgaire mégot sur le trottoir au mépris de l’amende. Et bim, il pleure dans mon coeur comme il pleut des articles et interviews de managers déplorant cette terrible situation.

Je me moque, mais, perso, je me pose souvent la question. J’ai l’impression que pour beaucoup de gens, changer leur rapport au travail (se réorienter, quitter le salariat, bosser mieux) ça commence justement par laisser de côté des ambitions d’avant. Avec plus ou moins de facilité, d’ailleurs.

Mais c’est quoi au juste l’ambition ?
Si je demande à mon pote
Bob, c’est le “Désir ardent d'obtenir les biens qui peuvent flatter l'amour-propre (pouvoir, honneurs, réussite, etc.)” Désir ardent, rien que ça. Y’a une petite vibe Ile de la Tentation. Et en prime ça fait économiser sur le chauffage.

Si veut faire moins générique-torride, l’ambition telle qu’on la perçoit généralement, c’est l’envie de gravir les échelons et d’atteindre la gloire professionnelle, le pouvoir, la reconnaissance et le biff. Quand on pense ambition, on voit Gordon Gekko, ou un Premier Ministre de 34 piges, bref du rayage de parquet à filer une attaque à un dentiste.

Selon cette définition, l’ambition est effectivement sur le déclin on dirait. Selon ma pote Marie-Claire, on en manque même cruellement après 30 ans, oui “cruellement” car visiblement c’est un sujet qui prête à l’emphase. Marie-Claire cite une étude du Families and Work Institute, qui dirait qu’askip, à la question de savoir s’iels veulent plus de responsabilités au taf :

  • 69% des hommes et 67% des femmes disent oui avant 24 ans

  • ça chute à 44% pour les hommes et 36% pour les femmes après 35 ans

Et ce déclin se voit dans le temps : alors que 59% des mecs voulaient plus de pouvoir et de responsabilités en 1992, c’est tombé à 44% en 2008.

Bon j’ai pas réussi à mettre la main sur de la bonne data post-Covid. Ce que je trouve, c’est plutôt des études sur le désengagement, combinées à des études sur la recherche d’équilibre pro/perso, dont on conclut que paf ! Ça vient d’une perte d’ambition.

Et… Pour désigner ce mouvement où les gens arrêtent de chercher l’accomplissement professionnel juste pour l’accomplissement professionnel …
OUI OUI OUI !
VOUS EN RÊVIEZ ?
FORTUNE L’A FAIT : INVENTER LA “
QUIET AMBITION” ! ÉVIDEMMENT !
Tout est tellement “quiet” en ce moment, j’arrive pas à comprendre pourquoi on est aussi tendax.

Bref, j’ai eu envie de me demander : est-ce que c’est aussi simple que ça cette histoire ? Est-ce que l’ambition a vraiment disparu ? Est-ce que le nouveau monde du travail est peuplé de tire-au-flanc (au caramel) ? Et en me penchant sur le sujet j’ai découvert plein de trucs intéressants.

L’ambition n’existe que dans un contexte

La première chose qui a fait crac-boum dans ma tête, c’est l’idée que, comme disent les anglophones, l’ambition “doesn’t exist in a vacuum” (ne vit pas dans un aspirateur). Car quand on y pense, l’ambition, on voit ça comme une aspiration individuelle, alors que pour se permettre d’en avoir, il faut également avoir confiance dans le fait que le contexte - sa boîte, l’économie - nous permettra d’arriver à nos objectifs.

Or, ces dernières années, la limace guillerette de nos ambitions s’est fait salement écraser par la chaussure-plateforme de la réalité.

1/ “On est mal on est mal” - Patrick Timsit

Cet excellent article de Time Magazine cite Stefanie O’Connell Rodriguez, une journaliste qui, dans sa newsletter sur le sujet, parle dans le contexte du travail d’une “rupture dans le contrat social, et d’une prise de conscience massive, provoquée par la Pandémie, du fait que travailler dur ne garantit pas la stabilité et d’épargner assez pour traverser les urgences”. Je vous partage avec joie ces mots de la bouche de quelqu’un d’autre, parce que je raconte ça depuis bientôt 3 ans à longueur de newsletter et que comme ça, ça change un peu.

L’article appelle “mauvais diagnostic” celui qui consiste à dire que les gens ont cessé d’avoir de l’ambition à un niveau individuel, sans prendre en compte le contexte : des charges de travail intenables (je parlais ici à la fin du fait que le remote s’est pour beaucoup accompagné d’une surcharge de taf), des conditions malsaines ou injustes qui créent de l’épuisement et du burnout. Au fond, accuser les gens de manquer d’ambition pour justifier leur retrait de la grande course à l’échalote professionnelle, c’est encore une version du transfert de la responsabilité de l’employeur et de la société vers les individus : ça évite de se demander si on n’y est pas pour quelque chose.

Et oui, le contexte est pété. On enchaîne les crises, les inégalités de revenus se creusent comme un puits de forage d’extraction de gaz de couche, et à force de se prendre le soufflet de “on aimerait bien te faire progresser mais tu comprends, l’économie…” et de réaliser que leurs efforts ne leur apportent ni sécurité ni bonheur… ben de plus en plus de gens en arrivent doucement à la conclusion qu’en arrêtant d’essayer, les résultats sont les mêmes mais la vie est plus douce. Et c’est pas pour rien que ça arrive notamment dans la trentaine : c’est globalement le moment où on a bien eu l’occase de se cramer au taf, de burnouter sa mère, et où on prend le temps de faire une pause, des petits calculs et de réaliser que ça valait pas le coup.

2/ “Y’a d’autres facteurs” - La Poste

Et c’est pas tout. Il y a d’autres facteurs, comme par exemple la vie. Comme par exemple avoir des enfants. On met souvent sur le dos des parents (et évidemment surtout des mères) le fait de lâcher un peu l’affaire, de “revoir leurs priorités”. Alors c’est marrant, parce que selon l’insee, 45% des salariées entre 25 et 49 ans avec des enfants disent qu’être mère a des répercussions sur leur carrière (et 23% des hommes). En fait, ce qu’on appelle “revoir ses priorités”, c’est peut-être aussi pâtir d’un contexte où c’est un enfer de trouver un mode de garde et où on se fait pénaliser quand on ne peut pas charretter comme les autres. Peut-être que les gens seraient plus ambitieux·ses si on leur en donnait les moyens, et si on n’attendait pas de l’ambition qu’elle nous fasse nous dédier corps et âme au travail, j’sais pas ?

Ajoutons bien sûr, que les gens ont découvert, depuis la Pandémie et avec le télétravail, que la vie en fait c’est cool, et que c’était pas bête de vouloir en profiter vu que de toute façon on va tous·tes mourir à la fin (spoiler).

L’ambition s’est déportée ailleurs

Bon, ce sujet-là j’en ai fait une grande partie mais comme c’est assez évident, je vais en faire une petite grande partie : toutes les études démontrent que ce qu’on appelle une “baisse d’ambition” est très très largement corrélé à un rebasculement vers autre chose. Parce qu’en fait, on voit l’ambition comme un truc uniquement professionnel alors que… en fait, c’est pas obligé.

Cet article de Forbes par exemple partage une étude de Visier aux US qui a demandé aux gens quelles étaient leurs plus grandes ambitions dans la vie, et SCOOP, sur le podium, aucune n’est liée au travail :

  • Médaille d’or avec 67% des gens: passer du temps avec la mif et les potos

  • Médaille d’argent avec 64% : être en bonne santé physique et morale

  • Médaille de bronze avec 58% : voyager

(alors que seulement 9% veulent devenir manager, et 4% atteindre la C-suite)

Et vous savez quoi ? Moi je trouve que ces ambitions-là, elles sont parfaitement valables. Elles sont pas si faciles que ça à atteindre déjà - elles nécessitent de l’énergie - et en prime elles sont gratifiantes. Elles témoignent d’un rapport pas malsain au travail et à la vie. Big up. D’ailleurs dans le pré-cité article du Time, une étude montre que le niveau de bonheur est le même chez les personnes ambitieuses que chez les autres, comme quoi ma mamie a raison quand elle dit que chacun fait bien ce qu’il veut.

Et je ne parle même pas (enfin si je suis en train de le faire là) du transfert de ce “désir ardent” vers d’autres projets, permis par cette nouvelle relation au travail. Parce que quand on réalise qu’on ne va probablement pas se réaliser par le taf, ou du moins pas uniquement, eh bien on s’autorise soudain à se demander ce qui nous ferait vraiment kiffer là. Perso, j’écris des romans. Plus de trucs là-dessus prochainement si ça vous chauffe (et si vous connaissez des éditeurs babe lâche-moi ton email).

La mort de l’ambition ça serait si grave que ça ?

Je sais pas, je demande.
Parce que tous les gens qui en parlent enchaînent ensuite direct sur des solutions, par exemple Forbes demande “how to save the corporate ladder ?”. Mais moi là, je vous le demande, est-ce que c’est si important que ça de réparer l’échelle et de pousser les gens au cul pour les faire reprendre leur ascension ?

1/ L’ambition ça serait pas un gros piège ?

Je sais pas si vous vous souvenez de l’article sur le syndrome de l’imposteur où je disais que l’employé·e qui en était atteint·e était l’employé·e parfait·e, qui donne tout sans oser demander en échange. Ben en fait, l’ambition c’est pas très loin, vu côté employeur : c’est l’assurance d’avoir quelqu’un qui donne tout. Et au fond, même si cette personne demande des trucs en échange, c’est quand même bien pratique. Ça la rend quand même salement corvéable, et peut lui faire accepter des conditions de travail turbo-nazes en échange d’une carotte qui n’est souvent que théorique. Vous-mêmes vous savez, tous les secteurs en giga-pénurie de taf post-Covid sont ceux où qui offrent des salaires/horaires/rythmes éclatés au sol. Alors ouais on peut gueuler à la perte d’ambition, mais faut peut-être regarder la poutre dans son oeil.

Peut-être qu’en arrêtant d’espérer des gens qu’iels aient envie de progresser dans leur boîte, et en réfléchissant à comment leur donner envie, en prenant en compte leurs réelles aspirations, peut-être qu’on peut trouver une solution qui va à tout le monde ? Peut-être que cette histoire de baisse de l’ambition est moins le problème des gens qu’un sujet systémique ? NON MAIS JE DEMANDE.

2/ Peut-être même que c’est bon signe ?

En lisant ce témoignage dans cet article, un autre truc a fait boum-crac dans mon cerveau :

I just realised that I was happy where I was in my job and my career – and that I didn’t want to climb the ladder anymore or at least not anytime soon. It wasn’t burnout, long Covid, depression, anxiety or anything like that. I felt fine in myself. I just felt less ambitious, in the usual sense of promotions, pay rises etc. I just wanted to enjoy and be good at my job, to have enough time with my family, to finish work on time.

Et si la perte d’ambition supposée, elle venait pas parfois du fait que… les gens sont bien où iels sont ? Un truc qui n’est pas de la démotivation, au contraire, mais qui revient à aimer son taf, en fait ? Je crois bien qu’il y a un paquet de gens qui aiment bien leur boulot et qui n’envient pas du tout celui de leur boss (ni sa vie). Bref, qui sont arrivé·es au sweet spot : celui où on gagne juste bien sa vie pour faire ce qu’on aime sans trop s’inquiéter, où on fait des trucs intéressants, et où gagner plus en échange de plus de politique/responsabilités/temps de travail ne semble pas un deal intéressant.

Et en fait, on est ptêt bien arrivé·es à une époque où on réalise que la nécessité de progression de carrière, ben ça fait partie de tous ces trucs qu’on a toujours considérés comme des évidences et qui n’en sont pas. Ouais, je parle d’une sorte de décroissance aspirationnelle, car moi aussi j’ai le droit d’inventer des concepts. Et qu’en fait, on réalise que de ne plus vouloir monter, ou de faire des mouvements latéraux (en changeant de job sans prendre une promotion où par exemple en passant indep) en échange de maintenir sa vie comme on l’aime bien, en fait c’est une aspiration tout à fait acceptable.

3/ Peut-être enfin que ce n’est pas defdef

J’aime bien répéter qu’on est en train d’abandonner la linéarité. Les carrières ne sont plus autant qu’avant des lignes droites, et on l’accepte de plus en plus. On monte un coup, on fait un saut latéral, on remonte, on passe indépendant, on revient au CDI, on repasse indépendant, on remonte, on fait une année sabbatique, et c’est pas louche. On peut avoir de l’ambition à un moment de sa vie, plus à un autre, et puis enfin à nouveau. Peut-être que le contexte, là tout de suite, il est pas top et il donne pas envie de se tuer à la tâche, et puis peut-être que ça changera.

Au fond, mon message est simple : est-ce qu’on se détendrait pas un peu du mobile ?

Tranquille Emile

Le saviez-tu ? D’après une étude de l’APEC, 14% des diplômé·es bac+5 changent radicalement de voie dans les 2 ans qui suivent leurs études (et évidemment il a fallu leur inventer un nom, qué s’appelorio “les bifurqueurs”, à l’aide).

Si tant de gens réalisent si tôt que leur envie est ailleurs, c’est probablement que le système est pété dès la base, d’une part, mais aussi je pense, qu’on est vraiment en plein milieu d’une phase de transition. On a encore plein de restes de l’ancienne vision de l’ambition, qui nous font faire des choix - d’études, de carrière - qu’on finit par remettre en cause. Mais comme on dirait qu’on en doute de plus en plus vite, et pas juste après 10 ans à trimer, je crois que c’est le signe que cette transition avance, et rapidement.

Et peut-être qu’au lieu de s’alarmer de la disparition de l’ambition - et même de sa propre ambition - il faudrait peut-être juste souffler un coup, se rappeler que les temps sont durs, et se donner un peu de place pour voir comment on peut recalibrer notre propre relation au travail avec toutes ces nouvelles données, sans que ça soit gravé dans la roche.


CDLT,

Sev