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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
21 juil. · 6 mn à lire
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A qui la faute (professionnelle) ?

La question de la responsabilité individuelle dans le travail

L’autre jour, je me suis dit “ah tiens on va bien rigoler, dans CDLT on va décortiquer des bouquins de merde sur le sujet du travail” (je sais m’amuser, on a déjà établi ça).

Et donc j’ai décidé de m’attaquer vaillamment à cette chose qui prenait la poussière dans ma bibliothèque, et dont, cornage à l’appui, je peux attester que je n’avais lu que deux pages : The Joy of Work (en français c’est encore plus dégoulinant : Comment (re)tomber amoureux de votre travail).

The Joy of Work, 30 ways to fall in love with your job again, vaste programmeThe Joy of Work, 30 ways to fall in love with your job again, vaste programme

Daisley est un ancien Google, ancien VP de Twitter EMEA devenu auteur et speaker, et il nous promet ici, avec quelques recettes simples, de retrouver le kif de bosser, et donc par extension, d’avoir plus de succès. Ça donne envie (de se tirer une balle, en ce qui me concerne).

Best-seller (de la bagarre)

Bon, CONTRAIREMENT À D’HABITUDE VRAIMENT, je dois avouer que je suis pas très objective : j’ai une relation très conflictuelle avec ce livre. Dans une ancienne boîte, il avait été déposé en cadeau sur les bureaux à un moment où, pour plein de raisons très structurelles de type sous-staffing-sous-paying, le moral était au ras des pâquerettes. Si on est optimiste, on voit ça comme un bisou magique corporate. Si on est cynique on voit ça comme un “vous êtes pas content·es ? ben soyez content·es ! c’est facile”.

J’ai cependant décidé d’affronter mes démons et de lire le machin. En diagonale comme il se doit (c’est un bouquin inspirational self-help américain : 10% de point de vue, 40% d’anecdotes, 30% de data, 20% de répétition du point de vue).

ET VOILÀ.
JE VOUS LE DIS COMME JE LE PENSE.

Il se trouve que c’est pas du tout de la merde ce qu’il raconte. C’est plein de techniques concrètes pour, à l’échelle individuelle comme à l’échelle d’une équipe, être vraiment efficace, se protéger des distractions, poser ses limites, mieux se concentrer, travailler moins mais mieux, collaborer comme il faut et au bon moment d’un projet, bien manager, BREF c’est frappé sous le sceau du bon sens, c’est pas révolutionnaire si on s’intéresse un peu au sujet mais y’a des trucs vraiment intéressants, et c’est backed by data. Il dégomme même la culture de Netflix et l’attitude de Steve Jobs, what’s not to like?

Ok bon ben cet article est fini alors, à plus dans le bus, bonne quinzaine, oubliez pas de prendre un parapluie avant de sortir on sait jamais, bisous.
Non BIEN SÛR.
On n’est pas venu ici pour pas rager.

Là où c’est pas la joie of work

Le seul souci du bouquin, un petit souci mineur de rien du tout, c’est juste sa thèse. On la trouve justement à la page 2, là où j’avais arrêté de lire (coïncidence ? ben non patate) :

And so I started to realise that the culture of a place is not simply down to the bosses. It’s the responsibility of everyone. All of us can play a part in making a workplace welcoming and rewarding.

Ça me donne envie de prendre un Eurostar pour aller lui donner des coups de batte mobile, mais à sa décharge, il y va plus en nuance dans l’intro de la deuxième partie du livre : en bref, c’est impossible de créer une culture à l’échelle d’une grosse boîte, mais on peut influencer le fonctionnement au niveau d’une équipe à la fois.

It’s unlikely, then, that a homogenous work culture can be achieved across a large organisation. Engagement is never likely to be achieved by proclamations from leaders alone. What is required is something far more tribal. Rather than tackle everyone at company level you need to encourage small teams of individuals to trust one another. You need to give workers the autonomy to focus on their own individual responsibilities, and you also need to provide clear guidelines as to how they should cooperate in their team and in turn with other teams

Voilà, on touche le bousin du doigt. Même si, dans le cas précis du bouquin, le postulat n’est pas complètement pété bien qu’incomplet, on est globalement au coeur du truc qui m’énerve. Et qui est une tendance de fond. Pendant quelques décennies, toute la responsabilité de l’efficacité/productivité/bien être d’une boîte reposait sur les managers. En ce moment, elle se transfère de plus en plus sur les individus. C’est le résultat d’un bon cocktail fait de développement personnel, de culte américain de la responsabilité individuelle, de culture startup du cool, et d’un bon vieux calcul économique qui fait que c’est plus facile de dire aux gens de s’améliorer à leur échelle que de traiter les vrais problèmes. Et ça finit par donner toujours le même dialogue, où pour tout enjeu structurel, on trouve une réponse individuelle qui va bien.

- T’es stressé·e ?
- Oui euh les cadences sont infernales, la boîte est sous-staffée et on me met une pression de dingue donc euh…
- Tiens, voilà des
cours de yoga !

- T’as du mal à bosser avec tes collègues ?
- Alors oui faut dire que la culture c’est un peu marche ou crève, compet, “win as a team, lose tout seul” donc euh…
- On va tous·tes vous envoyer faire des petits tests de personnalité qui vous attribueront
4 p’tites lettres ou des p’tites couleurs comme ça vous apprendrez à mieux vous entendre.

- T’as du mal à déconnecter du taf ?
- Maintenant que t’en parles, il se trouve que je reçois des mails 7j/7 et 24h/24 et qu’on me fait comprendre que ça serait bien d’assister à cette réunion pendant mes vacances, dont j’avais un peu besoin vu que j’ai dû annuler les dernières et euh…
- On a lancé un grand programme de
méditation en entreprise ! Instant présent ! Mindfulness !

- Personne t’écoute quand tu parles en réunion ?
- Alors en effet on favorise un peu les grandes gueules, et puis tous les boss sont des mecs et moi, ben pas, et euh…
- Ah, il faut
apprendre à t’imposer !

- T’es pas ultra motivé·e ?
- Alors oui c’est pas forcément facile de trouver la passion dans un taf répétitif, sous pression et sous-payé…
- Maintenant on va te
noter, ça va te donner le modjo !

Bref, vous l’avez. Bien évidemment, je fais un gros gloubi-boulga de plein de trucs différents, et je dis pas que tout est nul. Le yoga, c’est super, et j’adore faire des tests de personnalité pour lire des trucs sympa sur moi-même. Mais quand on y pense, de la sur-méthodologisation des grosses boîtes #agile (Lellouche) à l’invasion du développement personnel comme solution miracle au travail, on est dans un mouvement massif de redescente de responsabilité vers le bas de l’échelle, pour le meilleur ou pour le pire.

L’exemple absolu, la quintessence du portenawak je trouve, est probablement la mention “Si vous recevez ce mail en dehors de vos heures de travail ou pendant vos congés, vous n’avez pas à y répondre immédiatement.” en signature de mail. Et tous ses p’tits potes de type “la pop-up qui te demande si t’es sûr·e de vouloir envoyer ce mail” après 18h. Ça c’est merveilleux. Ça n’empêche en rien que la culture de boîte te mette la pression ou te surcharge de taf, mais ça réussit l’exploit incroyable de 1/ lui racheter une conscience 2/ dire que si tu taffes tard c’est un peu ta faute. 10/10 en note technique, pareil en artistique.

C’est pas moi c’est toi

Bien sûr, c’est toujours plus facile de traiter les problèmes par le bas. Mais ça pose quelques soucis.

Le premier souci, SCOOP, c’est que ça ne marche pas tant que ça, ou pas longtemps. Par exemple, les tests de personnalité ne sont en aucun cas un prédicteur de la performance au travail. Par exemple, dire aux gens de déconnecter c’est pas la même chose que de créer les conditions pour le permettre. Par exemple, dire à ses RH de recruter plus “divers” sans mettre en place une vraie politique de sourcing, management, évolution, ben c’est juste de la déco. Bref, on va pas en faire des caisses, quand un problème est structurel, il se résout souvent structurellement, no shit Sherlock.

Le deuxième souci m’emmerde beaucoup : c’est la culpabilisation. A force d’être matrixé·es par cette ambiance “si on veut on peut,”, trop de gens en arrivent à penser que le problème, au final, c’est elleux. Que si ça ne marche pas, c’est leur faute. Qu’iels n’ont qu’à faire un peu plus d’efforts, se sortir un peu plus les oids et que tout ira bien. Et, au final, à s’auto-convaincre, on en devient tous·tes un peu à la fois victimes de cette conception, et coupables de la propager.

J’ai relu récemment “Why Women Still Can’t Have It All”, un article d’Anne-Marie Slaughter, dans The Atlantic, paru en 2012 et toujours frais comme la rosée. Elle, ancienne Directrice de la prospective sous Hillary Clinton, pendant le premier mandat d’Obama, y répondait directement aux conneries de Sheryl Sandberg, et à la promesse de “you can have it all”. Après avoir essayé d’avoir une famille et une carrière dans les plus hautes sphères de l’Etat, elle en arrive à une conclusion : c’est structurellement impossible de réussir parfaitement les deux, pour des raisons économiques et sociétales très claires et tout à fait réglables, mais pas encore réglées. Mais sa deuxième conclusion est beaucoup plus troublante : à un moment, elle se dit “mais pourquoi les autres y arrivent ? pourquoi elles me disent qu’elles, elles ont réussi à le faire ?” avant de réaliser que ces autres… ça a été elle. Qu’elle a écumé les talks à expliquer à d’autres nanas qu’elles pouvaient y arriver, alors qu’elle-même n’était pas franchement en train d’y arriver.

Mon but n’es pas de dire que les femmes peuvent pas l’avoir tout, juste de dire que je trouve vraiment intéressant de voir à quel point on en arrive à intérioriser certaines injonctions, et à les perpétuer, sans même les questionner.

Je vais arrêter là. Si je m’écoutais, j’embrayerais direct sur une turbo-conclu de 5000 signes sur la responsabilité individuelle au sens large, qui ouvrirait à un sous-essai sur la politique et même l’écologie, et qui parlerait de baisser la température d’un degré et mettre un deuxième pull, mais hier Romain m’a dit “Non mais c'est bien d'alterner les longueurs car il y a des gens qui t'aiment beaucoup mais préfèrent te lire sur 1 page que sur 10” et j’ai compris le message (moi aussi je vous aime beaucoup).

CDLT,

Sev