Voyage au centre du tertiaire


Cet été, CDLT paraît chaque semaine avec une haletante fiction estivale :
Qui a commandé du PQ 3 feuilles ?
Stupeur chez Odalys : quelqu’un a commandé une palette de papier toilette triple épaisseur, alors que les directives sur les coûts superflus sont POURTANT TRÈS CLAIRES.
Alban, stagiaire en contrôle de gestion dyscalculique, est chargé de mener l’enquête et de trouver le coupable. Sinon, son stage ne sera pas validé.
Son boss est en vacances. Personne ne veut l’aider.
La clôture comptable est dans 2 jours.
🧻 Épisode 1
🧻 Épisode 2
🧻 Épisode 3
Previously : Nous voici à l’épisode 4 de la série de l’été CDLT ! À l’épisode 3, Alban et Solène explorent le plateau D comme Danger, Dépression et Drames-humains-causés-par-des-entreprises-qui-n’ont-que-la-rentabilité-en-ligne-de-mire. Il a des émotions pour une chaise ergonomique, et découvre 3 documents sur une clé USB de Béatrice : il comprend qu’Odalys a lancé une bonne grosse réorg visant à faire partir des gens “par la fenêtre ou par la porte”, pour reprendre les mots de Didier Lombard. Il s’apprête à descendre aux archives, quand un message intrigant apparaît sur l’ordinateur de Solène.
Point audio : Cet épisode est également disponible en version audio avec des effets sonores claqués sur Spotify, Apple Podcasts et Deezer (quand ils voudront bien actualiser).
Trigger warning : on va encore parler suicide en entreprise (vu que c’est le thème).
On se regarde, avec Solène.
On ne dit rien, vu que visiblement, on est écoutés.
[BÉATRICE GUÉNOT] : Oui, je vous ai écoutés. Mes excuses.
[BÉATRICE GUÉNOT] : La direction a installé des logiciels espions sur l’ordi des gens et j’en ai profité
[BÉATRICE GUÉNOT] : Mais j’ai l’impression que vous êtes du bon côté.
[BÉATRICE GUÉNOT] : Et que vous avez compris ce qu’il y a à comprendre.
Solène regarde tout autour d’elle, puis hausse les épaules d’une façon qui signifie “perdu pour perdu…”
Solène : C’est vous, les commandes ?
[BÉATRICE GUÉNOT] : Oui.
Solène : Bien joué.
[BÉATRICE GUÉNOT] : Merci.
Solène : Vous n’êtes pas Béatrice j’imagine ?
[BÉATRICE GUÉNOT] : Non.
Solène : Et euh… du coup, vous voulez quoi ?
[BÉATRICE GUÉNOT] : Descendez aux archives au sous-sol, c’est une bonne idée. Demandez à accéder aux dossiers sur le projet Silicium. Vous devriez comprendre ce qui reste à comprendre. Je préviens Firmin que vous arrivez.
Là, s’ensuit une conversation en mime entre Solène et moi, qui ressemble à :
- 🤫
- 🤐
- 😰
- 😰
-👇?
- 🤷♀️
-👇.
-👇.
Donc bref, on décide de descendre aux archives.
On peine à trouver. Solène me confie qu’elle n’y avait jamais mis les pieds. Que personne n’y a jamais mis les pieds, probablement. Elle ne sait même pas qui est Firmin.
C’est au -2, mais l’ascenseur s’arrête au -1. On prend un escalier de service, planqué derrière les cuisines. En bas, il fait chaud. Vraiment chaud.
Plus de néons, juste des vieilles ampoules jaunes, clairement pas à LED.
Il y a une porte métallique rouge sans poignée.
On frappe.
Silence.
Elle s’ouvre d’un coup.
Un homme apparaît. Un homme noir d’une soixantaine d’années. C’est là que je réalise qu’il n’y a que des blancs dans tout le reste de l’entreprise.
Il a pas l’air content de nous voir du tout.
Mais il nous fait signe d’entrer.
Et là, c’est fou ce qui apparaît derrière lui.
C’est comme un immense entrepôt, sauf qu’en plus, c’est un labyrinthe. Un dédale de rayonnages métalliques qui montent jusqu’au plafond, éclairés par des ampoules jaunes. Pas de fenêtres, évidemment. Un seul bruit : celui d’un antique ventilateur qui fait ce qu’il peut, c’est-à-dire peu.
Firmin suit notre regard.
“Y’a pas la clim à cet étage. Et comme on est à côté de la chaufferie…”
Partout, sur les étagères, des boîtes d’archives grises, noires, beiges. Des dates. Des codes. Des étiquettes délavées. Tout le plafond est recouvert de gros tubes en plastique.
Solène reprend ses esprits avant moi, évidemment :
“On vient consulter des dossiers. Projet Silicium.
- Je sais.”
Mais il ne bouge pas.
Nous non plus, résultat.
“Y’a un problème ?”
Ça, évidemment, c’est moi. L’art et la manière de mettre les pieds dans le plat.
Firmin nous regarde fixement, comme s’il pouvait lire nos âmes.
“C’est justement que j’aimerais ne pas en avoir, de problèmes”, il glisse en jetant un coup d'œil à Solène.
“C’est-à-dire ?”
Encore moi. La subtilité d’un rhinocéros bourré.
Pendant ce temps, évidemment, Solène, elle, elle réfléchit.
“OH !”
Elle dit ça avec autant de surprise que d’amusement.
Firmin, lui, ça l’amuse pas du tout.
Elle est excitée : “C’est pour ça que j’arrive pas à vous replacer. Je connais le nom de tous les employés. Mais vous n’êtes pas employé ? Enfin, plus employé non ?”
Il a l’air absolument terrifié. Solène continue en marchant en rond :
“Parmi les efforts d’optimisation budgétaire, ils ont coupé votre poste il y a un an ou deux non ? Une ligne en moins. Ils ont externalisé votre job, comme celui d’autres agents logistiques. Ils l’ont remplacé par un prestataire, plus cher certes, mais à l’époque le but c’était juste de couper la masse salariale, selon une logique financière qui m’échappe.”.
Il hoche la tête.
“Et… vous êtes resté ?”
Il hoche la tête.
“Vous avez réussi à vous faire embaucher par le nouveau prestataire ?”
Il penche la tête : “… pas exactement”.
Et là, parce que ça arrive aussi c’est quand même bien de le souligner, c’est moi qui ai une illumination :
“OH MON DIEU !”
Firmin a un mouvement de recul, mais il ne peut pas s’empêcher de sourire.
C’est… c’est de la fierté.
Là c’est Solène qui ne capte pas.
Je lui explique :
“Le nouveau prestataire… c’est Firmin.”
Firmin hoche la tête.
“Parce que Firmin est un génie.”
Et là, il se détend, parce qu’il comprend qu’il a une audience acquise. Il s’adosse à une étagère et croise les bras :
“Je me suis fait virer il y a un an et demi. 30 ans de boîte. J’ai pris le chèque. Et puis j’ai créé une entreprise spécialisée dans le ‘traitement, la conservation et la logistique documentaire physique sur-site, du tri à la destruction sécurisée, en passant par l’inventaire, l'indexation et la mise en conformité réglementaire à destination des acteurs du service B2B’ dans le secteur de la Défense. En gros, une entreprise qui faisait exactement mon ancien métier. Autant vous dire que j’ai gagné l’appel d’offres haut-la-main. Et vu que personne ne me calculait avant, personne n’a remarqué que je venais toujours. Et comme les documents sont transmis principalement par pneumatiques, ou par livraison, personne ne m’adresse la parole. Jamais.”
On a un moment de silence, pour saluer le talent. L’audace. L’inventivité.
Toutes les valeurs d’Odalys, si j’en crois les posters aux murs dans les couloirs.
Mais là, moi, d’un coup, je suis curieux.
“Et euh… cette entreprise, elle est rémunérée beaucoup plus cher que votre ancien poste ?”
Là, il a un sourire extrêmement malicieux.
Il hésite.
Puis bon.
“Disons que je suis passé d’un SMIC à environ 8 k€ par mois, une fois les charges déduites.”
Solène se met à rire. Vraiment fort, vraiment longtemps.
Elle hoquète même au bout d’un moment.
“Mais… mais… Le plus grand visionnaire du monde corporate, c’est pas Elon Musk en fait.”
Firmin lâche un sourire modeste.
À d’autres, la modestie.
Bon, maintenant qu’on est copains, l’archiviste le mieux payé de France est plutôt content de nous amener vers le dossier Silicium. Il nous faut bien 5 minutes pour l’atteindre, tellement l’endroit est immense.
Et il s’avère que ce n'est pas un dossier.
C’est une salle.
Une salle entière, dans le fond de l’entrepôt.
Protégée par un cadenas.
Pendant qu’il entre le code (1234), Firmin nous explique que Silicium, c’est le petit nom interne du projet Opale. Celui des initiés. De ceux qui ont mis en place le projet, quoi. Ceux qui n’étaient pas en risque de se suicider. Ceux qui ont pris de la thune pour inciter l’entreprise à en dépenser moins.
Il ouvre la salle.
Qui ressemble à un coffre-fort de banque, dans le genre métallique, ignifugé, tout ça. Comment je sais ? J’ai réalisé un stage dans une banque. Mais j’ai jamais vu de coffre-fort. Je suis comme vous, je regarde des films.
Elle n’est pas du tout pleine de documents, cette salle. Il y a à tout casser une quinzaine de dossiers posés sur une table, elle aussi en métal, dans le fond.
“Et Firmin, tu connaissais Béatrice Guénot ?” je lui demande, alors que j’entre, suivi de Solène. Pas de réponse.
“Firmin ?”
Et là, vous vous dites, parce que c’est pas votre premier thriller, que c’est le moment cliché où la porte se referme sur nous et où on se retrouve faits comme des rats, Solène et moi, parce qu’on en sait trop ? Le grand classique.
Ben c’est exactement ce qui se passe.
Quand on se retourne, on voit la porte doucement se refermer, et on entend le “clic” du cadenas. Moi, il me faut 5 secondes pour réagir, donc quand je sors de ma stupeur, Solène est déjà en train de tambouriner à la porte en gueulant “FIRMIN ! FIRMIN !”.
Je la rejoins. Je tambourine. Je crie.
Personne ne nous répond.
Je sors mon téléphone.
Bon, ben évidemment, dans une boîte en métal, au sous-sol d’une tour bétonnée dans un quartier bétonné, y’a pas de réseau.
Alors autant, l’enquête, jusque-là, c’était un peu excitant, autant, là, moins.
C’est pas exactement que je suis claustrophobe. C’est juste que quand je suis enfermé dans un espace réduit, j’ai tendance à ne pas me sentir super bien.
Et il peut m’arriver, comme là maintenant, de faire des crises d’angoisse.
Je vous passe les détails, c’est pas très glorieux.
Il est possible qu’à un moment j’aie pleuré, mais vous n’avez pas de preuves.
Bref, Solène réussit à me rendre à peu près opérationnel pour faire ce qu’il y a à faire, c’est-à-dire taper contre la porte. Ça défoule mais c’est à peu près tout.
Quand on n’a plus de force, on se retrouve debout, au milieu de la pièce, un peu merdeux. Solène peine à cacher son inquiétude, ça se sent qu’elle essaye d’être forte pour pas que je panique.
Là, on se retourne vers la table remplie de documents.
Quitte à être là, autant s’informer.
On chope un dossier chacun, et on commence à les éplucher. Franchement, je vais vous le dire : même quand y’a pas de chiffres, je comprends rien. Déjà, tout est moche, y’a plein de slides imprimées, des organigrammes appelés “implémentation du schéma de résilience organique” avec des tas d’acronymes. Dans les films, les gens, ils survolent à peine un document et ils savent tout de suite qu’il contient une information cruciale. Moi je lis des centaines de pages et mon cerveau c’est de la pâte à prout.
Ça fait bien 3 heures qu’on est là, on n’a parcouru qu’une petite partie des dossiers, et je commence à avoir très soif, quand Solène fait :
“HÉ !”
Je sursaute.
“Purée, y’a un nom complet !”
Oh. Je sais direct de quoi elle parle. Dans l’intégralité des documents quand une personne est désignée, que ce soient les consultants, le management ou leurs victimes, il n’y a que des initiales partout. Par exemple, je sais que P. G. était un des boss de la boîte à l’époque, et que c’est lui le gars qui appuie sur le bouton pour toutes les décisions impliquant de faire douiller des gens. Quant à R. C., c’est un consultos qui est chargé d’annoncer les mauvaises nouvelles aux employés. Et enfin, C. C., une “ressource”, visiblement un employé qu’on a mis au parfum et qui “contribue activement” au projet de l’intérieur, en infiltrant les réunions des salariés qu’on essaye de dégager et en filant des infos sur le “moral des troupes” et les projets de résistance. Je les hais tous.
Je me rapproche de Solène, qui sent le jasmin alors que moi j’ai déjà l’impression de sentir comme après le sport (certes j’en fais pas, mais j’ai une idée de ce que ça sent quand même).
“Regarde, là.”
Et ouais. Là, c’est un document Word avec une bordure dégueulasse qui s’appelle “Plan de transition RH – profils sensibles à accompagner - cas n°32”, et en toutes lettres et en toute détente, ça balance des infos perso sur une certaine Denise Fouilloux, assistante juridique, comme le fait qu’elle soit divorcée car son mari est parti avec sa coach sportive (une raison supplémentaire de ne pas faire de sport si vous voulez mon avis), qu’elle ait deux enfants, qu’elle ait tendance à prendre des pauses trop longues et qu’elle ait quelques soucis cardiaques.
Pas d’autres noms complets dans le reste du dossier.
Alors là, on devient plus méthodiques. Maintenant, on sait ce qu’on cherche.
On se répartit les dossiers, et on les survole à la recherche de documents à bordures dégueulasses.
Et bingo. On en trouve deux autres. Dont un, certes, dans un dossier que j’ai déjà épluché. Bref. Même histoire : noms, infos perso gênantes.
Et là, paf.
C’est MOI qui trouve la pépite.
Christine Chouinon.
La Christine des achats.
Moi je la connaissais sous le nom Christine Poulequard, car elle a dû se marier entre-temps, alors j’ai pas percuté.
C’est elle, C. C.
On lit sa fiche (on va pas se priver) et on apprend qu’à l’époque elle est en concubinage, qu’elle a un enfant et qu’elle vit dans un pavillon en banlieue. Contrairement aux autres fiches, y’a un petit encadré en haut, avec écrit “Ressource ?”.
Et là, tout connecte enfin.
Christine, la Christine des achats, faisait partie des personnes visées par le plan pour pousser des gens vers la sortie.
Et elle a décidé de collaborer avec ses bourreaux pour sauver son poste.
Elle a fait mine de lutter avec les autres, de participer à leur mouvement pour résister et dénoncer le plan Opale, tout ça pour choper des infos sur eux et les transmettre aux consultos. Elle a révélé leurs projets, leurs secrets, des détails sur eux.
“Christine c’est une énorme poucave.”
J’ai crié ça très fort. Ça m’a échappé.
Mais le truc surprenant, il vient de l’autre côté de la porte de la salle.
Un petit rire. Vite étouffé.
Un rire un peu aigre, pas le rire de quelqu’un qui s’amuse.
Et un clic, celui du cadenas. Puis la porte s’entrouvre.
“🤷♀️
- 🤷🏻♂️”
On se relève doucement, on marche prudemment vers la sortie.
“Firmin ? Y’a quelqu’un ?”
Pas un bruit.
On ouvre la porte.
Et là, au sol, les yeux bandés par du mauvais scotch et les mains attachées par un serre flex, Firmin.
Qu’on s’empresse de libérer comme on peut (protip : le scotch dans les cheveux c’est pas top). Il se frotte l’arrière de la tête.
“Firmin ? Qui t’a fait ça ?
- Aucune idée, on m’a assommé par-derrière, et je me suis réveillé comme ça. Les amis, faut qu’on s’en aille, et vite. Ils vont revenir pour débarrasser la salle… et nous j’imagine.”
Je regarde autour de moi en panique.
Mais Solène ne bouge pas :
“Mais qui nous a libérés, Firmin ?
- Ben j’ai pas vu.
- Mais tu sais ?
- Je sais oui.”
On en peut plus de tout ce suspense hein ? Semaine prochaine vous allez ENFIN tout comprendre ce qu’il y a à comprendre.
Sev