Il faut faire un ticket


Cet été, CDLT paraît chaque semaine avec une haletante série de l’été : Qui a commandé du PQ 3 feuilles ?
Stupeur chez Odalys : quelqu’un a commandé une palette de papier toilette triple épaisseur, alors que les directives sur les coûts superflus sont POURTANT TRÈS CLAIRES.
Alban, stagiaire en contrôle de gestion dyscalculique, est chargé de mener l’enquête et de trouver le coupable. Sinon, son stage ne sera pas validé.
Son boss est en vacances. Personne ne veut l’aider.
La clôture comptable est dans 2 jours.
Previously : Bienvenue dans l’épisode 2 de la série de l’été CDLT ! À l’épisode 1, Alban, stagiaire senior avec 2 heures d’ancienneté chez Odalys, récupère une patate chaude : il doit découvrir qui a commandé du papier toilette triple épaisseur (et il aimerait comprendre pourquoi ça met tout le monde en panique). L’ordi des achats est bloqué, avec un message sinistre. C’est quoi les bails chez Odalys ?
Point audio : Cet épisode est également disponible en version audio avec des effets sonores claqués sur Spotify, Apple Podcasts et Deezer (enfin Deezer, c’est quand ils voudront bien actualiser).
Trigger warning : on va parler suicide, donc si c’est pas top pour vous, je vous recommande plutôt de lire la précédente série de l’été (épisode 1 / épisode 2 / épisode 3 / épisode 4) ou alors une autre quête corporate maxi-golri, Donjon & Jargon, de Fleur Bouré.
“Il faut faire un ticket.”
Je sais pas pourquoi – l’expérience sans doute – je m’attendais à cette réponse.
J’ai évidemment peiné à trouver le bureau du service IT quatre étages plus bas, j’ai évidemment frappé à la porte, les conversations à l’intérieur ont cessé, mais évidemment personne ne m’a répondu, donc j’ai évidemment re-frappé, et évidemment j’ai fini par entrer sous le regard désapprobateur de 6 gars qui ressemblaient, je suis vraiment désolé de le dire, exactement à ce qu’on attend de gars d’un service IT, au milieu d’un bordel de câbles et de disques durs.
Et celui qui était évidemment leur boss (= le plus bougon), bah la phrase “Il faut faire un ticket”, il l’avait sur les lèvres avant même que je ne commence à parler.
J’ai expliqué mon problème, ils ont répondu ce que vous savez, j’ai expliqué que je n’avais pas encore d’ordinateur à moi car c’était mon premier jour, ils ont répondu que j’aurais dû en avoir un, j’ai répondu que oui mais ce n’était pas le cas, ils m’ont demandé qui était mon maître de stage, j’ai donné le nom de mon maître de stage, ils ont dit “ah ben tiens !” comme si ça résolvait le problème, j’ai donc redirigé la conversation vers le sujet initial, et ils ont répondu “on peut rien faire sans un ticket”.
En tant que marathonien du stage, des services IT récalcitrants, j’en ai vu. Et je sais qu’il n’y a que deux façons d’obtenir d’eux ce qu’on souhaite. La première, c’est de s’en faire des potes, mais j’ai pas le temps. La seconde c’est de name dropper pour leur expliquer que l’ordre vient d’en haut et qu’ils risquent de perdre leur job. J’explique donc que je suis envoyé par Isabelle des Services Généraux, mais ça semble leur être égal. J’enchaîne en parlant de Christine des Achats, et là, en revanche, ça prend : je lis la peur dans leurs yeux. J’imagine que c’est elle qui doit valider leurs demandes de matériel. Le bougon fait un signe de tête au plus jeune d’entre eux, un brun maigre avec un nez (oui bon j’ai dit que j’étais pas physionomiste).
Le brun se lève très lentement, très péniblement, grommelle “on va passer par l’escalier de service” et me fait signe de le suivre vers le fond du bureau. Je m’exécute prestement, de peur de briser la magie.
On passe une grande étagère remplie de vieux ordis et de trucs technologiques, puis j’ai un mouvement de recul.
Derrière l’étagère, dans ce qu’on pourrait qualifier de réduit, assis sur une chaise monobloc, ramassé derrière un ordinateur qui est LE MÊME que le Thomson des achats, dangereusement posé sur une table d’appoint beaucoup trop petite, il y a un septième larron. La cinquantaine, courbé, gris, casque sur les oreilles, l’air absorbé par son écran. Je lui dis bonjour. Là, le jeune brun maigre sursaute, se retourne, et me regarde comme si j’avais fait une connerie. De toute façon, le larron m’ignore.
On passe une porte, on se retrouve dans un escalier tout gris et peu éclairé.
Le brun maigre s’explique :
“C’est Bernard, on évite de lui parler. Il est un peu…”
Il tapote sur sa tempe.
“... il est pas dangereux, enfin… tant qu’on lui parle pas.”
Ambiance.
Je demande : “Et sa chaise euh… c’est pas une chaise de jardin ?
- Si, mais si tu veux mon avis, c’est pas pire que les autres chaises. Tout le monde a mal au dos dans cette boîte.
- Ah.
- Au fait, moi c’est Rodolphe.
- Comme Rodolphe de Free ?”
Et je réalise qu’il lui ressemble vachement en fait.
Et je réalise que j’ai encore loupé une occasion de fermer ma gueule. Rodolphe se rembrunit, et commence à escalader quatre à quatre les marches de l’escalier.
Je le suis en courant, et essoufflé, je tente d’expliquer mon problème.
“Donc voilà il semble que le mot de passe du Thomson des achats a été changé et euh…”
Rodolphe n’a pas l’air de m’écouter.
On arrive devant ledit ordi.
Rodolphe se penche, l’air super expert, et je me dis que mes tribulations vont enfin cesser.
Il clique.
Se relève.
Se repenche.
Se relève, me regarde.
“T’as déjà fait 3 essais c’est pas malin”.
Je suis quelqu’un de calme mais là dans ma tête j’ai quand même un flash de meurtre au Thomson des achats. Je ne dis rien.
Il se repenche.
Se relève.
“Mort aux cons ? C’était pas là avant”.
Je ne dis rien.
Il se repenche.
“Il va falloir que j’emporte l’ordinateur pour faire un (là il dit un truc avec des mots techniques, je ne comprends absolument rien, ce qui est le but), je peux te le rendre dans 2 jours.
- Ah. Le problème c’est que j’ai pas 2 jours. Il s’agit d’un sujet vraiment important.”
Et là je joue mon va-tout.
“Quelqu’un a commandé du papier toilette triple épaisseur, et j’ai été missionné pour découvrir qui c’est”.
Sursaut. Surprise. Agitation.
C’est fou, le PQ c’est vraiment la kryptonite de cette boîte.
Rodolphe se repenche.
Me jette un regard en coin.
Réfléchit.
“Bon, je peux tenter un truc, j’espère que ça va marcher”.
Là, je sais pas comment, il ouvre un profil administrateur, entre un mot de passe de 25 caractères, et MAGIE, l’ordi se débloque.
Je me retiens de dire à Rodolphe qu’effectivement, 2 jours semblaient vraiment nécessaires, et là, s’affiche sur l’écran : un gros logiciel avec plein de tableaux.
Rodolphe reste penché.
Je me penche aussi car ça semble de mise, en faisant mine de savoir ce que je cherche, et de comprendre ce que je vois.
Bon, là c’est le moment où il faut que je vous avoue deux choses.
C’est un peu gênant.
La première chose, c’est que je suis atteint de dyscalculie. C’est un peu comme la dyslexie, mais pour les chiffres. La seconde, c’est que je suis atteint de dysexcelie. Ça, ça n’existe pas officiellement, mais c’est réel : en gros, mon cerveau se met en écran bleu de la mort à la seconde où il voit un tableau, un tableur ou une feuille de calcul. Oui c’est super ironique quand on fait de la gestion, haha. Lolilol. Bah moi, je ne voulais pas faire de la gestion, moi, je voulais être psy. Mais mon père a refusé de me payer des études tant que je ne choisissais pas une voie “sérieuse”. Je lui ai demandé de faire de la psycho, il a donc dit non. Je lui ai demandé de faire des lettres, il a dit non. Je lui ai demandé de faire de la socio, il a dit non. Je lui ai demandé de faire du marketing, il a dit “hahahahahahahahahahahahahaha”. Je me suis donc rabattu sur la gestion, il a dit oui. C’était la seule bonne réponse : mon père est expert-comptable.
Et si vous vous demandez comment j’ai réussi à faire illusion en gestion alors que je ne comprends ni les chiffres ni les tableurs, je vais vous révéler un secret : nous sommes nombreux dans mon cas, en compta. On se couvre les uns les autres. C’est une grande société secrète de l’imposture, en quelque sorte. L’Opus Débit. Oui, ça explique probablement votre relation à votre comptable mais ne dites à personne que je vous l’ai dit.
Bref, je suis là, penché sur ce logiciel qui n’est fait QUE de chiffres dans des cases, et je ne dis rien, car que voulez-vous que je vous dise. Rodolphe semble attendre ma réaction, donc je fais “hmm”. Et là, parce que Rodolphe a un bon fond, au fond, il fait “là” en pointant une case du doigt.
Et effectivement, c’est là.
PAP. TOIL. TRIP. LUX. │ HYG-PT3E-2025 │ Validé (auto) │ Achats2011 │ 23/06/25 │ 00:12 │
Je fais “hmmm hmmm” avec un air absorbé.
Là, Rodolphe, qui est un bon gars, continue de commenter comme si de rien n’était :
“Bon, sur le qui, tu n’es pas plus avancé vu qu’il n’y a qu’un seul compte achats. En revanche, ce qui est bizarre, c’est que la commande a été passée à 00:12. Ça c’est pas fréquent. Normalement, avec le fichier des logs, tu devrais pouvoir savoir qui était dans le bâtiment à ce moment-là.”
Je fais “hmmm hmmm” par réflexe, avant de me reprendre :
“Le fichier des logs ? Il est où ?
- Tu peux aller demander à l’accueil.”
Et c’est reparti pour un tour dans la tour.
À l’accueil, une certaine Coralie, une brune avec une bouche, rivée sur TikTok, ne m’accueille pas du tout, mais je finis par parvenir à attirer son attention par le pouvoir du raclement de gorge. Je vous passe la conversation du même acabit qu’à l’IT (“il faut une validation d’un membre du ComEx” → Christine → kryptonite → ok), elle finit par ouvrir le fameux fichier.
Ça dure des plombes.
Des plombes.
Puis elle finit par sursauter.
“Ah ben c’est marrant.
- Marrant ?”
(Vous avez vu ces vidéos du master-négociateur de la CIA ? En gros, il explique que pour faire parler les gens, il faut juste répéter le dernier mot qu’ils viennent de dire, avec un point d’interrogation si besoin, ça marche super bien.)
- Plusieurs personnes étaient dans le bâtiment ce soir-là, mais quelqu’un a badgé à 11h42.
- À 11h42 ?
- Oui, et donc normalement…”
(elle ouvre un grand livre avec plein de lignes)
- Normalement ?
(elle parcourt le grand livre, ça semble difficile)
- Ah bah non, rien.
- Rien ?
- Normalement, pour les entrées/sorties en-dehors des heures de bureau, il faut aussi émarger dans le livre. Et là, à 11h42, y’a rien.
- Y’a rien ?
- Non, rien de rien, c’est bizarre.
- Oui c’est bizarre. Mais du coup, c’est qui, qui a badgé à 11h42 ?
- Ah, je n’ai pas le droit de le dire.
- Pas le droit de le dire ?
- Ben oui, la confidentialité, le respect de la vie privée, tout ça.
- La vie privée ?
- Oui bon, vous avez raison, c’est pas exactement de la vie privée, vu que c’est au travail…
- Oui, c’est au travail.
- Et puis c’est vrai que le papier toilette…
- Oui le papier toilette…
- Bon, vous ne dites pas que je vous l’ai dit. C’est une certaine Béatrice Guénot qui a badgé.
- Béatrice Guénot ?
- Vous connaissez ?
- Non.
- Moi non plus. Apparemment elle est aux Services Généraux.”
Me revoici donc au plateau 19 des Services Généraux, tout fier de mon enquête rondement menée. Mon sourire niais est instantanément douché par le sourire en coin d’Isabelle. Je l’emmène dans un autre coin, car je ne veux pas non plus cafter en public.
“Je crois que je sais qui c’est.
- Ah bon ?
- Une personne des Services Généraux.
- Non ?
- Si. La commande a été passée à minuit il y a quelques jours, et une personne des SG a badgé quelques minutes avant.
- C’est qui ?
- Béatrice Guénot.”
Cri. Stupeur. Agitation.
“C’est pas possible.
- Bah si vu que…
- Elle est morte il y a 2 ans.
- Ah oui, du coup c’est pas possible.
- Un suicide.
- Ah.
- Mais elle avait des problèmes personnels.
- Ah.”
Pas besoin de vous dire que l’ambiance s’est un peu refroidie.
“Tu ne dis ce nom à personne.
- Oui d’accord.
- Ça ne peut pas être elle.
- Bah non.
- Du coup, quelqu’un a dû récupérer son badge.
- Bah oui.
- Du coup, il faut que tu ailles voir.
- Où ça ?
- Au plateau D.”
Elle a dit ça exactement comme on aurait dit “dans le Mordor”. Elle a l’air sincèrement terrifiée.
“Et c’est où le plateau D ?
- Au 28e étage.
- Et pourquoi c’est une lettre et pas un chiffre ?
- C’est l’ancien naming.
- Et y’a quoi au plateau D ?
- Le bureau de Béatrice.”
J’interromps ce pénible interrogatoire qui ne donne rien, pour me mettre en route vers le 28e étage. Est-ce que leurs réponses télégraphiques, leurs renvois de balle et leur histoire de PQ commencent à me saoûler ? Non. Pas du tout. Je passe le meilleur jour de ma vie. Et je ne sais pas pourquoi, mais j’ai une forme d’affection pour cette Béatrice. J’ai envie de connaître son histoire. J’ai envie de rencontrer son fantôme qui badge en pleine nuit pour commander du papier toilette qui fait peur à tout le monde.
En chemin vers l’ascenseur, je traverse la “salle de pause” (qui ressemble à toutes les autres salles, mais il y a des machines à café et non pas une mais deux plantes), quand soudain, un cri.
Devant l’un des distributeurs, une femme blonde avec des cheveux regarde son gobelet de café comme s’il contenait du Destop.
“Quoi, tu t’es brûlée ?” demande un mec roux avec des yeux.
C’est vraiment pas l’empathie qui les étouffe dans cette boîte.
“Goûte”, elle dit d’autorité, en lui tendant le café.
Il la fixe, méfiant.
Elle ne se démonte pas.
Il goûte le café avec la tête d’un gars qui s’apprête à découvrir le kombucha pour la première fois. Puis il écarquille les yeux, qu’il a déjà fort globuleux.
“Merde… il est bon !”
Et il dit pas ça du tout comme si c’était une bonne nouvelle. Mais alors pas du tout. Il est profondément choqué. Limite scandalisé. Il commence à regarder autour de lui, fébrile, et se rue vers une poubelle.
Il y plonge vaillamment le bras comme un vétérinaire qui cherche pourquoi une vache est constipée.
Et il en ressort, victorieux, un emballage de café en grains.
Belleville Brûlerie.
Cris, stupeur, vous l’avez.
Maintenant que j’y pense, sur le logiciel avec les cases là, j’ai cru voir une commande de café au montant un peu élevé. C’est le genre de chose que j’aurais dû remarquer, j’imagine.
La blonde hurle “Mais c’est des fous ! ça doit coûter au moins 10 balles le sachet ce truc !
- Oh c’est plutôt entre 17 et 19 balles en général, mais là, comme il y a eu une commande en gros, le prix à l’unité est passé à 14.”
Et voilà, j’ai encore raté une occasion de me taire.
Et sur ce, à la semaine prochaine pour en savoir plus sur les bails.
Sev