SÉRIE DE L'ÉTÉ 1/5 - Qui a commandé du PQ 3 feuilles ?

Épisode 1 - Panique at the desk-o

CDLT
6 min ⋅ 24/07/2025

Message de service : bienvenue aux personnes qui se sont abonnées via la newsletter RH et marque-employeur de Wendy de Welcome to the Jungle, et via la newsletter 15marches de Stéphane Schultz. On vous a promis des sources, de la pertinence, et vous arrivez… sur une fiction de l’été. Après, si vous voulez de la bonne protéine, je vous recommande mon article sur la souffrance au travail, ou celui sur la fatigue.

Message de deuxième service : car nous y voilà ! Dans la programmation d’été de CDLT ! Celle où, au lieu de faire une pause dans la publication, ce qui serait sain et tout à fait acceptable, je vous ai concocté un thriller corporate en 5 épisodes, qui seront HEBDOMADAIRES car, avec des cliffhangers en pagaille ça serait cruel de vous faire attendre deux semaines. Si vous n’avez pas lu la série de l’été dernier, vous pouvez la trouver là : épisode 1 / épisode 2 / épisode 3 épisode 4.

Point podcast : comme vraiment je n’avais envie de m’accorder aucun chill, les épisodes sortiront aussi en audio sur SpotifyApple Podcasts et Deezer, celui-ci est déjà disponible. Merci pour vos follows, vos 5 étoiles et vos retours sur le podcast, ça m’aide de ouf à progresser (par exemple, pour cet épisode, j’ai découvert qu’on pouvait égaliser le son) (baby steps).

ET DONC,

c’est parti,

pour,

🧻 Qui a commandé du PQ 3 feuilles ?

Stupeur chez Odalys : quelqu’un a commandé une palette de papier toilette triple épaisseur, alors que les directives sur les coûts superflus sont POURTANT TRÈS CLAIRES.
Alban, stagiaire en contrôle de gestion dyscalculique, est chargé de mener l’enquête et de trouver le coupable. Sinon, son stage ne sera pas validé.
Son boss est en vacances. Personne ne veut l’aider.
La clôture comptable est dans 2 jours.

Épisode 1 : Panique at the desk-o

On SAIT quand un cri est un vrai cri.
Quand quelqu’un hurle dans la rue en bas, on sent instinctivement si ça vient d’un groupe de gens qui rigolent, ou si c’est grave. Ben je peux vous dire que le cri d’effroi qui vient d’être poussé au plateau 19 est un vrai cri. Pas de la surprise, pas de la panique, pas de la douleur : de la terreur pure. 

Un frisson glacé parcourt le plateau voisin. C’est mon plateau, et j’y suis seul, donc c’est moi qui frissonne. Après quelques secondes de catalepsie, je me lève et je cours vers l’open space des services généraux. Là, il y a 5 personnes assises dont je ne connais pas le nom (c’est mon premier jour, elles se sont toutes présentées mais j’ai oublié immédiatement, blabla vous connaissez la blague), et une personne debout, au milieu, l’air effaré : Isabelle, Office Manager. Sa jupe est de travers, ses lunettes aussi mais dans l’autre diagonale, et elle ânonne en se balançant d’avant en arrière : “Non, non, non, non, non, non, non, non, non, non, non, non, non, non, non, non…”

“MAIS QUOI ? QUOI ?, crient ses collègues.
- Non, non, non, c’est pas possible…
- MAIS QUOI BORDEL ?
- Je reviens des toilettes et…”

Là évidemment, j’ai plein d’images qui me viennent de ce qui a pu se passer mais j’essaie de les chasser.

Isabelle finit par cracher sa Valda :
“...et là-bas… IL Y A DU PAPIER TOILETTE TRIPLE ÉPAISSEUR !”

Sursauts. Cris. Surprise. Agitation. Panique.
Comme un seul homme, tout le plateau se lève, et comme plusieurs hommes, se met à courir dans tous les sens. Certains se précipitent dans les toilettes pour voir de leurs yeux voir. D’autres secouent Isabelle pour en extraire des informations. D’autres encore trottinent en cercle. 

“Et alors c’est quoi le problème ?”
Je sens bien que j’ai raté une occasion de me taire. Tous les regards se tournent vers moi, comme si j’avais blasphémé. Puis les regards réalisent que j’ai une ancienneté de deux heures, et quelqu’un (un brun avec un nez) (je suis pas physionomiste) se dévoue :
“Les directives de l’entreprise proscrivent très clairement…”
(on sent que c’est souligné, dans sa voix)
“...les dépenses superflues, et on a décidé du passage au papier simple épaisseur il y a 6 mois, dans le cadre d’un plan de responsabilité participative.
- Ah, je réponds, comme si ça voulait dire quelque chose.
- La clôture comptable est dans 2 jours. Il faut faire quelque chose”, annonce Isabelle qui a redressé ses lunettes mais pas sa jupe.

Elle me lance un regard mauvais. Ou alors désespéré. Mais je dirais mauvais. Isabelle me connaît depuis deux heures et déjà, elle ne m’aime pas. C’est un peu ma faute.

Quand je suis arrivé ce matin pour mon premier jour de stage, et que la meuf des RH, Solène (un amour, elle, je comprends pourquoi c’est Solène qu’on met en charge de la première impression) a réalisé avec désespoir que mon N+1, son N+1 et leur N+1 étaient tous absents (le premier en arrêt, le deuxième en arrêt mais long, le troisième en vacances), elle m’a confié à Isabelle, qui m’a fait faire le fameux tour de l’entreprise. Isabelle m’a bien fait sentir que ça ne l’arrangeait pas, mais elle s’est quand même occupée de moi, et au fond, c’est gentil. Mais voilà, quand elle m’a expliqué qu’elle était “Office Manager” et qu’elle m’a décrit en quoi ça consistait, moi, comme un con, j’ai répondu “Ah ouais, c’est une sorte de super concierge !”.
Elle a pas aimé.
Je suis irrécupérable. Quand j’étais petit, j’étais fan de Monk, le détective là avec tous les TOC et l’inadaptation sociale. Puis quand j’ai grandi, j’ai compris que c’est parce que je suis exactement comme lui. Mais sans le génie.

Isabelle reprend (les autres sont comme subjugués devant tant de charisme, ils n’ont visiblement pas l’habitude que quelqu’un fasse preuve de leadership) : 
“Il faut qu’on comprenne ce qui s’est passé. Qu’on trouve qui a fait ça. Normalement, ça incombe au contrôle de gestion…”
Nouveau regard mauvais. Vers moi.
“Et comme Alban en est le seul représentant aujourd’hui, je pense que ça serait une excellente tâche pour lui. Si tu n’as pas trop de choses à faire, Alban…”
C’est un coup bas gratos ça. Elle sait très bien que j’ai rien à faire, c’est elle-même qui m’a calé devant un ordinateur, a ouvert le Drive, et m’a lâché en me disant de “lire des documents pour me familiariser avec Odalys”.

“Non non, avec plaisir” je réponds, parce que je suis con.
“Super” elle enchaîne avec un sourire narquois. “Vu que ton maître de stage est absent, je vais reprendre son rôle, et je pense qu’on va considérer ça comme ta première mission évaluatoire”
Oui bon, je suis ptêt con, mais je sais reconnaître le chantage quand j’en vois, et les mots qui n’existent pas mais dont le sens est clair quand j’en entends.
“Tu vas commencer par aller voir le service achats. C’est à l’étage au-dessus, mais tu sais, je te les ai présentés. Demande à Christine.”

Évidemment que je ne sais pas où est le service achats, mais franchement, je donnerais tout pour m’extraire de l’ambiance délétère du plateau 19. Quand j’appuie sur le bouton de l’ascenseur, ça laisse une grosse trace humide. C’est fou, j’ai beau avoir vécu un paquet de premières journées de stage (c’est mon 8ème) (pas vraiment le choix quand tous les jobs entry-level demandent 2 ans d’expérience), le premier jour je me tape toujours la même insomnie, suivie de la même panique, des mêmes mains qui tremblent et qui suent. J’avais bien l’intention de me faire embaucher à la fin de ce stage-là, mais j’ai changé d’avis il y a 1h59. 

Je finis par trouver les achats, calés contre une fenêtre avec une vue imprenable sur la tristesse bétonnière de la Défense, et comme je ne sais plus qui est Christine, je tente un “Christine ?” à la ronde. Deux femmes lèvent la tête, donc je m’adresse aux deux :
“Oui bonjour. Moi c’est Alban, je viens d’arriver au contrôle de gestion…
- Oui ? elles répondent en chœur, décidées à pas aider.
- On vient de remarquer que quelqu’un a commandé du papier toilette triple épaisseur…”
Sursaut général dans l’open space. Surprise. Agitation. Panique.
“C’est pas moi !” dit immédiatement, j’imagine, Christine.
- Bien sûr, bien sûr. Mais Isabelle m’a envoyé pour voir si on pouvait trouver heu, ce qui s’est passé.
- Ah ben faut aller regarder le Thomson des commandes.”

Alors ça, croyez-en ma vieille expérience de stagiaire senior, ça c’est vraiment LE truc commun à toutes les organisations, que ce soient des startups, des services publics, des PME, des gros groupes mondiaux ou… whatever Odalys does (j’en ai aucune idée, en entretien j’ai juste répété ce qu’il y avait sur le site : “nous apportons des solutions innovantes aux enjeux des entreprises de service dans des marchés concurrentiels”). Partout, dans TOUTES les boîtes, il y a des gens qui ADORENT balancer des trucs obscurs comme si c’étaient des évidences, pour vous faire sentir qu’eux, ils ont de la bouteille et que vous, vous n’êtes, jusqu’à nouvel ordre, qu’un intrus.

Et donc comme attendu, je demande :

“Le Thomson des commandes ?
- Ben oui.
- Et… c’est quoi ?
- C’est l’ordi où on fait les commandes.
- Ah.
- Oui, parce que le logiciel qu’on utilise pour les achats n’est pas compatible avec les nouveaux ordinateurs, donc on a gardé un vieux Thomson pour passer les commandes.
- Ok. Il est où ?
- De l’autre côté de la salle de repro.
- Qui est où ?
- Là-bas”

“Là-bas” étant littéralement une pièce à 5 mètres de là. Cette énergie déployée pour rendre compliquées des choses simples me fascine, mais j’en ai vu trop pour parvenir encore à m’agacer. Au fond de la salle de reprographie, il y a une petite porte, à peine plus haute qu’un humain, et je l’ouvre en m’attendant un peu à entrer dans Narnia, mais c’est juste une salle minuscule éclairée par une vieille ampoule à nu, aux murs couverts d’étagères couvertes de dossiers, avec en son centre, une table, et sur la table, un ordinateur absolument antique. J’en ai entendu parler, mais je n’en avais jamais vu des comme ça. C’est ce qu’on appelle non pas un “portable” mais un “transportable”, ce qui veut dire littéralement “tu peux le déplacer d’un endroit à un autre si tu veux, mais franchement, on recommande pas”. Écran de 17 bons pouces, qui, je vous promets, grince quand je l’ouvre. Et là : l’écran d’authentification de Windows XP. Ça non plus je l’avais jamais vu en vrai.

Le seul profil : Achats2011, avec un astronaute en photo. Et il faut évidemment un mot de passe. Je résiste à l’envie d’essayer “Achats2011”, et je fais donc exactement ce que Christine attendait de moi, qui est de revenir penaud, et de lui demander le mot de passe.
Sur un ton d’évidence, elle grommelle :
“C’est Achats2011”, majuscule au début, tout attaché”.
Bigre.
Je retrouve l’ordinateur. J’entre “Achats2011”.
Ça ne marche pas. 3 tentatives restantes.
Je réessaie, au cas où j’ai mal écrit.
2 tentatives restantes.
Je vais voir Christine, qui me dit d’essayer sans majuscule, mais de ne surtout pas bloquer l’ordinateur. Christine, c’est vraiment quelqu’un qui en a là-dedans.
J’essaie. Raté.
1 tentative restante.
Quand je vois qu’en survolant un petit “i”, une infobulle d’indice apparaît :

“Mort aux cons”.

Ambiance.

Allez, à la semaine prochaine !

CDLT,

Sev

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Par Séverine Bavon

Ancienne employée, dirigeante d’une entreprise dans le freelancing, j’aime mettre les pieds dans 1/ le plat 2/ les évolutions du monde du travail. Je m’attaque, toutes les deux semaines, à un sujet lié au taf qui pose problème, qui m’énerve, ou qui devrait changer, avec une verve de tenancière de PMU et des sources académiques.

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