SÉRIE DE L'ÉTÉ 3/5 - Qui a commandé du PQ 3 feuilles ?

L’open space fantôme

CDLT
10 min ⋅ 07/08/2025

Jusqu’au 21 août, CDLT paraît chaque semaine avec sa série de l’été : Qui a commandé du PQ 3 feuilles ?
Stupeur chez Odalys : quelqu’un a commandé une palette de papier toilette triple épaisseur, alors que les directives sur les coûts superflus sont POURTANT TRÈS CLAIRES.
Alban, stagiaire en contrôle de gestion dyscalculique, est chargé de mener l’enquête et de trouver le coupable. Sinon, son stage ne sera pas validé.
Son boss est en vacances. Personne ne veut l’aider.
La clôture comptable est dans 2 jours.
🧻 Épisode 1
🧻 Épisode 2

Previously : Bienvenue dans l’épisode 3 de la série de l’été CDLT ! À l’épisode précédent, Alban parvient à dépasser un obstacle de taille (le service IT) et un autre non moins massif (l’accueil) pour faire une découverte majeure mais aussi inutile : la personne qui a passé la commande de PQ 3 feuilles, c’est Béatrice, mais elle est morte, donc a priori c’est pas elle. En route vers le plateau D pour en savoir plus, il découvre que quelqu’un a osé commander du café de qualité pour les distributeurs. Le mystère s’épaissit, mais pas autant que 1/ le PQ 2/ les emmerdes d’Alban.

Point audio : Cet épisode est également disponible en version audio avec des effets sonores claqués sur SpotifyApple Podcasts et Deezer (enfin, quand ils voudront bien actualiser).

Trigger warning : on va encore parler suicide en entreprise, car chez CDLT, le rire est toujours la porte d’entrée vers les tréfonds les plus sombres de l’âme du monde du travail.

Épisode 3 - L’open space fantôme

Quand j’entre enfin dans l’ascenseur direction le plateau D quelques heures plus tard, je tremble encore un peu. Vingt minutes de méditation d’urgence Petit Bambou dans les toilettes n’y ont rien fait (il faut dire que, entouré de tout ce PQ trois feuilles, j’ai eu du mal à trouver ma happy place), j’ai encore le souffle court et un nœud au ventre.

Je ne sais toujours pas ce que fait Odalys dans la vie, mais je sais qu’ils sont forts à trois choses : 1/ faire compliqué quand on peut faire simple, ça on l’a établi 2/ rejeter toute responsabilité 3/ la remettre sur les autres. Les autres, dans ce cas, ça a été moi.

Bref, la blonde avec les cheveux et le roux avec les yeux, qui s’appellent respectivement Carole et Laurent, et qui sont respectivement Directrice Financière et… la personne juste-en dessous, ont cru que j’étais à l’origine de la commande de café ridiculement cher. Ils m’ont traîné devant Christine, qui m’a traîné devant Isabelle, et tous ensemble, on est allés voir le Thomson des commandes, qui a montré qu’évidemment, la commande datait d’avant mon arrivée dans l’entreprise, et qu’elle avait aussi été passée en pleine nuit. Là, naïf que je suis, j’ai cru que j’étais sorti du pétrin. J’étais pas sorti du pétrin, parce que soudain, tout le monde a considéré que c’était quand même ma faute, parce que j’aurais dû remarquer qu’il y avait un problème quand j’ai vérifié pour le PQ. Ils avaient tous l’air de considérer que connaître le prix normal du café d’entreprise faisait partie de mes fonctions. Donc voilà, bref, dans la toute petite salle du Thomson des commandes, sous l’ampoule nue, il y a eu un procès expéditif, dont il est sorti que globalement, tout ça était ma faute, et que la seule façon de me rattraper était de trouver un autre coupable, idéalement vivant. 

J’ai été un mauvais accusé, il faut l’avouer : tremblant, bégayant, je crois même qu’à un moment j’ai vraiment cru que c’était moi qui avais passé les commandes dans mon sommeil ou un truc comme ça. Évidemment, quand j’ai expliqué, pour Béatrice Guénot, ça n’a pas aidé. Isabelle m’a très mal regardé, c’est vrai que j’avais promis de ne rien dire.
“Mais, elle est décédée, a dit Christine.
- Oui, un suicide, a répondu le roux.
- Mais elle avait des problèmes personnels, a noté la blonde”.

Bref. 

Je suis dans l’ascenseur, en train d’essayer de me remettre de mes émotions, quand il s’arrête.

Les portes s’ouvrent.

C’est Solène des RH. Y’a des gens, rien que de les voir, ça fait du bien. Solène, on s’est parlé 10 minutes à mon arrivée, eh bien c’est la seule expérience positive que j’ai eue en 6 heures de stage chez Odalys. Solène, c’est un léger accent du Sud, des petites rides pailletées au coin des yeux quand elle sourit, et aussi, la seule personne de toute la tour qui ne porte pas des vêtements gris, noirs ou bleu marine. Solène, elle a une grande robe de babosse avec des fleurs, et des sandales en cuir, on dirait qu’elle est en route pour la plage. Solène, c’est la joie de vivre faite femme.

“Ah, Alban, comment ça va ce premier jour ?”
Là, elle s’arrête. J’ai même pas besoin de répondre.
“Wow déjà ? Ils ont été encore plus rapides que d’habitude. Il faut saluer la performance.”
Et là, Solène, j’ai envie de la prendre dans mes bras, mais je déteste le contact humain.

“Tu vas où ?
- Au plateau D.
- Quoi ? Tout seul ? Pourquoi ?
- Mais c’est le Mordor ou quoi ?
- Franchement… pas loin. Ok je viens avec toi.”

Solène, je pense qu’elle donne à des assos, et qu’elle ne défiscalise même pas.

Sur le chemin vers le plateau D, qui est dans les derniers étages de la tour, je lui raconte mes péripéties.
“Putain les cons.”
Solène qui jure, ça jure un peu, mais c’est assez énergisant.
On sort de l’ascenseur, elle se retourne.

“Bon, à toi je peux le dire, même si c’est encore secret : je me casse. Ciao les nazes. Je ne sais pas comment j’ai tenu 6 mois dans cette boîte de fous. J’ai claqué ma dem la semaine dernière.
- Wow, une RH démissionnaire, ça c’est ironique.”
Et ça, vous voyez, normalement, c’est le genre de truc que je regrette d’avoir dit à l’instant où je les dis. Mais pas avec Solène, qui éclate d’un grand rire comme une cascade d’eau fraîche.

On avance dans un couloir.

“Solène, tu as entendu parler de Béatrice Guénot ?
- Oui bien sûr. J’ai compris très vite qu’il ne fallait pas poser de questions à ce sujet, mais d’après ce que j’ai réussi à recouper, elle avait plus de 20 ans de boîte, et lors de la restructuration il y a 2 ans, elle a fait partie d’une vague de…”
Elle se retourne vers moi, comme si elle hésitait à abîmer mon petit cœur fragile.
“...une vague de suicides. Il y en a eu plusieurs mais évidemment, circulez, y’a rien à voir, tout le monde avait ‘des problèmes personnels’. Et pour les autres gens, des craquages, des arrêts maladie, ça a été très violent. Je n’ai pas trouvé grand-chose sur le sujet, mais j’ai l’impression qu’ils ont fait appel à un cabinet de conseil, et… que ce qu’ils ont mis en place a fait beaucoup de dégâts. Et… la plupart des gens concernés travaillaient au…”

Au plateau D.

Qui s’ouvre devant nous.

Et soudain, j’ai très froid.
Parce qu’il n’y a rien dans le plateau D. Mais il y a tout.

Une trentaine de bureaux. Pas un chat. Mais les affaires, elles, sont toujours là. Comme si les gens étaient partis pour la pause-déj, mais il y a deux ans.
Certains néons sont éteints, un autre, dans le fond, clignote. Clim à fond. Silence total. Il y a un manteau sur un dossier, une paire de lunettes oubliée sur un clavier, des tickets restaus sur un coin de bureau, un badge au bout d’un cordon qui pend d’un écran plat. Y’a même un paquet de Tuc à moitié entamé. 

Et l’odeur… Une odeur de frigo débranché. Je ne sais pas si c’est ça, mais j’ai la nausée.

Solène prend une grande inspiration, et commence à marcher avec le pas solennel qu’on a dans les cimetières. Je la suis jusqu’à un bureau, comme les autres, avec des post-its et une fougère toute jaune. Solène a la voix étranglée : 
“Ça, c’était le bureau de Béatrice. C’est là que…”
J’ai un mouvement de recul.
Ouais, ben je suis pas Monk.
“Elle est restée tard, un soir, et elle a pris des médicaments et on l’a trouvée là, le lendemain matin. Pas de message, rien.
- Faire ça sur son lieu de travail, c’est un message.
- Pas selon les RH de l’époque. Ensuite, ils ont décidé d’évacuer le plateau D, temporairement. Un temporaire qui dure jusqu’à aujourd’hui. Béatrice a été la première. Mais dans les mois qui ont suivi, il y en a eu deux autres.”

Il y a un long silence, et puis Solène se secoue. 

Je me secoue. 

Le but, c’est de partir vite de là. Avec tout le respect qu’on peut, on commence à regarder sur le bureau de Béatrice, mais évidemment, il n’y a rien de bien intéressant, et bien sûr : pas de badge. Alors je commence à ouvrir les tiroirs sur son bureau, l’un après l’autre. Juste un fouillis de stylos, de boîtes de Doliprane, un paquet de Figolu vide. Pas de dossiers, absolument aucune feuille de papier, pas de carnet, rien.

“Attends.”
Solène m’arrête, et plonge la main au fond d’un tiroir, sous un tas de mouchoirs sales. Elle en retire une clé USB.

“Visiblement, c’est le seul truc qu’ils ont oublié d’enlever. Bon, ça m’étonnerait qu’il y ait quelque chose d’utile…”
Et là, ça nous prend tous les deux en même temps : on se demande ce qu’on fout là.
On se sent un peu sales, à être en train de fouiller dans les affaires de cette pauvre femme, au service de la boîte qui a ruiné sa vie.
On finit vaguement notre fouille, et on se casse le plus vite possible.
Mais le truc qui retient mon attention, sur le chemin, c’est le bureau en face de celui de Béatrice. Le seul du plateau à être intégralement vide. 

Complètement, totalement, absolument vide.

C’est en entrant dans le bureau de Solène que je reprends ma respiration. Le bureau de Solène, il est comme Solène : joyeux, bordélique, plein de couleurs. On oublierait presque qu’on est chez Odalys.
En revanche, il y a un très gros carton au milieu.
“Ben c’est bizarre, j’attendais pas de livraison.”
Elle attrape une paire de ciseaux, ouvre le truc.

Et en sort.
Une superbe, absolument superbe chaise ergonomique.

Avoir des émotions pour du mobilier de bureau, ce n’était pas sur mon bingo.
Mais là…
Cette chaise, elle fait à mon postérieur ce que la sirène fait aux marins : elle l’appelle, et il a envie de tout plaquer pour la rejoindre. On dirait qu’elle a été designée par un ingénieur suédois qui a découvert la joie avec une italienne en vacances. Cadre en composite carbone, pied en aluminium mat, élégant camaïeu de noir et de gris. Assise en mousse à mémoire de forme. Dossier en maille ultra-respirante tendue comme un trampoline de yacht. Soutien lombaire réglable, accoudoirs adaptatifs, petit coussin cervical comme en première classe dans l’avion. Le genre de chaise où tu n’es pas assis, tu es soutenu.

Solène est comme moi, subjuguée.

Puis elle commence à tressauter.
Puis elle est carrément en mode vibreur.
Et là, c’est parti. Elle a un fou rire.
Il dure longtemps. Et franchement, I’m here for it. Solène qui rigole, c’est l’antidote à la morosité.

Elle finit par se reprendre.
“Alban, je suis quasiment sûre que nous avons affaire à un sabotage par le confort.
- Un quoi ?
- Un sabotage par le confort.
- Un quoi ?
- Un sabotage par le confort.”

Moi, je comprends rien, mais je rigole, car ça semble être la chose à faire.

“Non, je suis sérieuse. Je suis là aux réunions du CSE et j’ai lu les compte-rendus de celles d’avant. Et chacun de ces trucs, le PQ en papier de verre, le café au goût de terreau, les chaises pourries… ce sont des décisions de la direction ces deux dernières années pour couper les coûts. Ça fait plaisir aux actionnaires bien sûr, mais je pense qu’ils sont persuadés que s'ils donnent trop de confort, les gens vont devenir paresseux.
- Ça expliquerait plein de choses.
- Bon, au début, les employés ont un peu râlé. Mais la direction a fait un Contre-Uno magistral : ils ont vendu ça comme un effort collectif. Une démarche “de responsabilité partagée pour la compétitivité durable”. Et tu vas pas le croire : comme les résultats sont montés, évidemment pas grâce à ça, mais bon, on a pu recruter, le travail est devenu un peu moins pénible, et y’a même eu quelques primes de participation, pas énormes mais annoncées en grande pompe. Et là, le lien s’est créé : plus on accepte de rogner sur notre confort, mieux on se porte.
- Mais non ?
- Et si. C’est pour ça que les gens sont si horrifiés par ton histoire de PQ trois feuilles.”

Alors j’en ai vu, des boîtes tordues je peux vous le dire.
Mais celle-là, elle tient le pompon.

Solène me sert un thé glacé, on se remet de nos émotions.
Puis on branche la clé USB.
Y’a pas rien dessus.
Y’a trois documents.

Le premier : Grand_livre_2018_final_FINAL.xlsx
Un fichier Excel, c’est bien ma veine. Dedans, des pelletées de cases, et un sacré paquet de chiffres. Solène me regarde, je regarde Solène. On scrolle. Mais bon, voilà, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise.
Cela dit, il y a deux onglets, nommés 1 et 2.
Elle clique sur le deuxième onglet.
On passe de l’un à l’autre. Elle me demande :
“C’est la même chose non ? C’est deux fois le même tableau ?”
AH. VOILÀ.
C’EST MON MOMENT POUR BRILLER. Parce que s’il y a UN TRUC que je sais faire sur Excel, c’est ça. Comparer les feuilles de calcul. C’est technique. Il faut télécharger un add-on. Mais c’est puissant. Ça, ça peut transformer un stagiaire de gestion dyscalculique en héros du jour. Parce que dans une boîte, quand t’as deux versions d’un fichier, y’en a toujours une qui est bonne à envoyer au Comex, et une autre où quelqu’un a laissé traîner ce qu’il fallait pas. Eh ben moi, j’ai sauvé un paquet de jobs (jamais le mien, cela dit) en repérant des coquilles, des trucs qu’on préfère taire, des erreurs de fatigue, des oublis juste avant envoi. On a les superpouvoirs qu’on peut.

Sous le regard admiratif de Solène, je fais donc ma petite manip, et paf. S’affiche devant nous un rapport détaillé de tout ce qui a changé d’un fichier à l’autre.

Et y’a des trucs.
“1030 - Prim
1115 - Cycl
MTNT - ARCH - IMP
1700 - Coq
1445 - Mar
1200 - ARCH - IMP
1620 - Myo
1530 - arch
1115 - Cycl”

Et compagnie. Y’en a plein.

Là, moi, j’essaie de mobiliser toutes mes capacités de déduction. C’est le moment de rendre Monk fier de moi. D’honorer la lignée de tous ces détectives un peu gênants mais tellement brillants. Mais Solène me coupe dans mon élan :
“C’est des rendez-vous. Évidemment, les chiffres sont des heures.”
Évidemment. Je l’avais vu. Bien sûr.
“Et les noms, c’est la taxonomie des anciennes salles de réunion. Primevère, Cyclamen, Coquelicot. La boîte a tout renommé y’a deux ans, parce qu’ils trouvaient que les fleurs, c’était trop mignon, pas assez pro.
- C’est des gens qui se donnaient rendez-vous par fichier Excel interposés ?
- Visiblement. Tu reconnaîtras que si tu veux cacher une info, y’a pas mieux qu’un tableur.”
Touché.
“Et “arch” c’est quoi ?
- Alors en allemand, c’est le cul. Mais là, c’est la salle des archives je pense.
- Ils y allaient beaucoup.
- On va y aller aussi, je pense que c’est notre prochaine étape.”

Ah, Solène a l’air d’être aussi à fond que moi, ça fait plaisir.

Deuxième document : PRESENTATION_PROJET_OPALE_VF2_2022_FINAL.pptx
Rien que le nom, tu sais que ça va sentir le bullshit.

Slide 1 : Logo d’un cabinet de conseil qu’on dirait un Pokémon légendaire — "Oxyrion Partners", baseline en italique : "Unlocking Potential. Shaping Resilience."
Slide 2 : "Opale Horizon : vers une organisation agile et responsabilisante".
Et le reste… comment vous dire. Le reste c’est de la merde en barre, mais radioactive, la merde. C’est truffé de tournures comme "Créer un terreau favorable à l’auto-leadership", "Réduire les points de friction managériale hérités", "Accompagner l’autonomisation par la responsabilisation capacitaire" qui ne veulent rien dire mais qui sont très clairs aussi.
Puis y’a une slide : "Périmètre d’expérimentation prioritaire – Phase 1 du plan de libération de potentiel"
Sous-titre : "Afin de favoriser une appropriation rapide, il est proposé d’initier la transformation auprès de populations à impact transverse limité dans l’écosystème fonctionnel, avec un fort potentiel d’évolution externe à moyen terme :"
Là, Solène, qui parle le jargon couramment, me traduit : “ils parlent de pousser vers la sortie les gens qui sous-performent”.
Et en dessous, une liste d’initiales. Il y en a une trentaine.
Les premières de la liste : B. G.

Les autres, ça me dit rien, et à Solène non plus. Elle est ptêt meilleure que moi, mais elle est pas surhumaine non plus.
“D.F.
M.D.
J-P. Q.
C. C.
R. S.
G. F.
P. P.
J. N.”

Et compagnie.
“Bon, elle soupire. Ça nous fait une raison de plus d’aller aux archives.”

Troisième document.
Evaluation_B_Guenot_2022_CONFIDENTIEL.pdf
Ce n’est pas une évaluation, c’est un réquisitoire, sous des mots feutrés qui puent la violence. “Tendance à cristalliser des tensions latentes”, “Attitude passive malgré des sollicitations répétées à faire preuve de proactivité”,  “Déficit d’agilité”, “Résistance aux évolutions”, “Peine à adopter une posture contributive”, “Nécessité de repositionnement vers une fonction moins stratégique”.
Bon, c’est limpide : Odalys trouvait Béatrice chiante. Elle se plaignait trop. On lui a retiré du travail mais on lui a reproché de ne pas être proactive. Béatrice a été rétrogradée. Béatrice a vu son estime d’elle-même réduite en morceaux méthodiquement par des connards poussés au cul par les slides d’autres connards.

Mais “elle avait des problèmes personnels”.

“Quelle bande de trous du cul”, je crie.

La porte du bureau s’ouvre brusquement.

On sursaute.

On avait complètement oublié… tout.

C’est Isabelle. Et Christine.
“Ah ben on te cherchait Alban. Quelqu’un vous a vus ensemble, donc on s’est dit qu’on vous trouverait peut-être ici.”
Ah ouais, donc une boîte de mouchards. Vraiment tout pour plaire. Sont pas prêts pour leur commentaire Glassdoor.

Je pense que là, en toute objectivité, on doit avoir des bonnes têtes de coupables.
De quoi ? Aucune idée.

“On se demandait comment avançait l’enquête… Alban tu sais ?”
Je ne sais que ça. Comme si j’avais eu le loisir de faire autre chose.
“Oui euh, Solène m’aide, justement.
- Ah.”
Mais ma gueule.

Je suis incapable de 1/ mensonge 2/ prise de recul sur le moment. Donc généralement, quand une personne est agressive et culpabilisante, elle arrive à obtenir exactement ce qu’elle veut de moi. C’est seulement a posteriori que je réfléchis. Heureusement, Solène intervient. Et quelle intervention : 

“Oui. Vous aurez noté qu’il y a eu une nouvelle livraison imprévue…”
Elle dit ça en pointant du doigt le fabuleux fauteuil qui trône au milieu de la pièce.

“Mais bon, c’était visiblement indétectable sur SAP, sinon vous l’auriez vu.”
C’est vrai ça purée, je l’ai pas vu, mais elles non plus.
“Alban m’a dit qu’il avait un doute sur les seuils de déclenchement automatique de livraison sur le stock tampon mobilier. Il voulait vérifier si, par erreur, la demande de remplacement des chaises n’avait pas été intégrée une année précédente dans le plan de réapprovisionnement mensuel des équipements.”

Là, ça se voit que les deux, elles y bitent rien.
Solène marque une pause, puis ajoute très sérieusement :
“Et surtout, si la commande de ces fauteuils-là n’était pas une relique du système d’approvisionnement antérieur à la décision d’optimisation. Vous savez, une commande pré-exécutée, ou en file d’attente logistique.”
Et Solène ponctue ce gloubi-boulga, prononcé avec le sérieux d’un commissaire à la Cour des comptes, d’un immense sourire ironique qui dit “Vas-y, viens me chercher si tu l’oses”.
Elles osent pas.
Elles sont peut-être aussi incompétentes que moi, si ça se trouve.
Christine, entre ses lèvres pincées, siffle :
“Ah. Très bien. Vous nous tenez au courant si vous avancez. On doit faire un rapport à la Direction Financière demain…
- Sans faute, conclut Solène.”

Il y aura faute, ça je peux vous le dire.

La porte se referme.
On souffle.
Pas longtemps.

“Ding” : une notification Teams sur l’ordi de Solène.

Nom : [BÉATRICE GUÉNOT]
Message : Merci d’avoir tenu vos langues.

Allez, rendez-vous semaine prochaine pour l’épisode 4/5 où le mystère va encore s’épaissir je préviens (avant de se désépaissir, c’est le principe).

En attendant, si vous voulez creuser un peu le sujet et savoir de quoi je me suis inspirée pour cet épisode, je vous recommande :
- Disparition inquiétante d’une femme de 56 ans, d’Anne Plantagenet pour l’histoire de Béatrice
- De vous plonger dans les affaires des suicides chez France Télécom (version livre) Renault, et plus récemment à la DGFIP
- De ne JAMAIS OUBLIER la splendide expression de Bernard Arnault pour dire “licenciements”, “promoted outwards” qui m’a offert le “potentiel d’évolution externe”

Et si vous êtes en souffrance, que vous vous inquiétez pour quelqu’un ou que vous êtes impacté·e par un suicide, vous pouvez appeler 24h/24 et 7j/7 la ligne nationale de prévention suicide au 3114.

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Par Séverine Bavon

Ancienne employée, dirigeante d’une entreprise dans le freelancing, j’aime mettre les pieds dans 1/ le plat 2/ les évolutions du monde du travail. Je m’attaque, toutes les deux semaines, à un sujet lié au taf qui pose problème, qui m’énerve, ou qui devrait changer, avec une verve de tenancière de PMU et des sources académiques.

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