SÉRIE DE L'ÉTÉ 5/5 - Qui a commandé du PQ 3 feuilles ?

Après l'effort, le confort

CDLT
8 min ⋅ 21/08/2025

Cet été, CDLT paraît chaque semaine avec une haletante série de l’été : Qui a commandé du PQ 3 feuilles ? Stupeur chez Odalys : quelqu’un a commandé une palette de papier toilette triple épaisseur, alors que les directives sur les coûts superflus sont POURTANT TRÈS CLAIRES. Alban, stagiaire en contrôle de gestion dyscalculique, est chargé de mener l’enquête et de trouver le coupable. Sinon, son stage ne sera pas validé.
Son boss est en vacances. Personne ne veut l’aider.
La clôture comptable est dans 2 jours.
🧻 Épisode 1
🧻 Épisode 2
🧻 Épisode 3
🧻 Épisode 4

Previously : À l’épisode 4 on a rencontré un archiviste qui en a dans le ciboulot, mais qui se prend un coup sur le même ciboulot parce qu’il dévoile les archives du projet Silicium à Alban et Solène. Lors d’une petite séquence claustro, Alban et Solène découvrent que Christine des achats est une grosse poucave, mais ils savent toujours pas qui a commandé du PQ 3 feuilles, bordel. Mais là, c’est bon, on va savoir. Hein ? HEIN ?

Point audio : Cet épisode est également disponible en version audio avec des effets sonores éclatés au sol sur SpotifyApple Podcasts et Deezer (quand ça voudra bien actualiser).

Trigger warning : on va encore parler suicide en entreprise, mais c’est la dernière fois.

Épisode 5 - Après l’effort, le confort

Chez Solène, c’est exactement comme dans le bureau de Solène, mais en plus ça sent les huiles essentielles.

Je suis sur le canapé, avec une tisane, Solène est en tailleur dans sa robe à fleurs sur le tapis à fleurs, et Firmin est assis sur un tabouret.

Il doit être minuit, un truc comme ça.

On est partis comme des voleurs. C’est-à-dire en volant des trucs. On a attrapé un max de dossiers Silicium, qu’on a essayé de cacher discrètement en sortant. On a aussi essayé de ne pas sortir tous en même temps, pour ne pas trop attirer l’attention. Je pense qu’on a pas été discrets du tout, mais c’est cool pour le mood agent secret.

Les dossiers, on en a récupéré une dizaine, ils sont empilés au sol entre nous.
On ne dit rien.
Mon cerveau est aux abonnés absents, mais je parviens à demander : 

“Faut qu’on appelle la police non ?
- Ouais, je pense” dit Solène.
Elle jette des coups d'œil à son ordi du bureau ouvert devant elle, mais pas de réponse. 

Firmin nous a tout raconté, alors Solène a directement écrit à BÉATRICE GUÉNOT pour lui dire qu’on savait, et qu’on voulait lui parler mais elle nous a laissés en “vu”. 

Elle claque l’ordi portable.

“Bon, il est tard, on va commencer par aller se coucher.
- Mais…

- Non. On ne peut pas avoir les idées claires si on ne dort pas.
- Mais…
- Hop, au dodo !”

Firmin préfère rentrer chez lui, mais moi, le canapé me fait de l'œil. Voilà on va pas en faire des caisses, mais Solène me borde comme si j’avais 5 ans, et franchement, après toutes ces émotions, ça fait du bien.

Quand je me réveille le lendemain, elle est tout habillée, assise devant l’ordinateur sur l'îlot de la cuisine.
Elle me fourre immédiatement un thé entre les mains, résultat j’ose pas demander du café.
Elle attaque bien avant que j’aie le temps de me réveiller : 

“Bon, il faut qu’on aille le trouver et qu’on lui parle. Son témoignage peut nous aider à monter un dossier, et à lancer l’alerte.”
Moi je comprends pas tout au début.

Puis après je comprends un peu mieux.
“Lancer l’alerte ? Genre les gens qui dénoncent des trucs des entreprises là ?
- Ouais.
- Genre Snowden ?

- Calmons-nous, on se parle d’Odalys.
- Et après ils doivent changer de nom et tout ?
- Ça se passe pas exactement comme ça, mais oui, c’est l’idée.”
Ah ouais, carrément.
Moi j’ai grave envie d’avoir l’air courageux, mais je sais pas si je le suis, quoi.

Cela dit, au moins ça fera un truc cool à raconter dans mon rapport de stage.

On est pas intégralement sûrs de nous, quand on se pointe au boulot.

Moi je suis persuadé que quelqu’un nous attend pour nous remettre manu militari dans la petite salle sans réseau là, et ça me donne des sueurs froides.

Et mes craintes ont l’air de se confirmer.
Y’a tout un attroupement en bas de la tour.

Je me dis que c’est un peu beaucoup, quand même. On n’a rien fait de mal si ce n’est emprunter quelques papiers.
Puis je le vois.
Entouré de deux flics, en train de sortir de la tour.

Bernard.

Vous savez, Bernard, le mec chelou du service informatique ?
Bon ben c’était lui, les commandes. Je vous expliquerai.
Et visiblement, Odalys le sait aussi, maintenant. 
Probablement à cause de nous. Il a dû se faire choper à la caméra ou choper tout court quand il est venu nous libérer hier.

“Putain…”
On est un peu piteux, avec Solène. 

On est restés quelques mètres plus loin dans la rue, à l’écart de l’agitation. Le pauvre Bernard, on lui a tout niqué ses plans de sabotage, alors que c’était quand même sacrément bien foutu son histoire.

Quand soudain, juste avant d’entrer dans la caisse des flics, il nous voit.
Et là, il nous regarde pas du tout comme si c’était notre faute, ou comme s’il y avait un problème.
Il nous regarde avec un air… serein. 

Confiant. Déterminé.

Je percute.

“Solène, tu crois qu’il peut avoir quoi comme problèmes avec la justice Bernard, pour avoir commandé du PQ triple épaisseur ?
- Franchement je vois pas. Il a pas fait ça pour son enrichissement personnel… Si ce n’est le hacking pour le badge et Teams, qu’il faudrait prouver…
- Et c’est pas notre service IT qui va réussir cette opération complexe à mon avis.
- … je pense qu’il risque pas grand-chose. À part réussir enfin à se faire virer.
- Ce qu’il attend depuis longtemps.
- Et puis à être face aux flics pour leur raconter son histoire…
- Ce qu’il attend peut-être aussi.”

Et là avec Solène, on est soulagés.

Il est fort, ce Bernard.
On rigole même un peu. C’est nerveux.

De l’intérieur de la voiture de police, il nous regarde rigoler, et il sourit.
Là, moi je lui fais un mime pas super réussi, un truc genre : 👍🫲🫱🫵
Il a pas l’air de comprendre. Alors je dis un truc avec mes lèvres, “On a les documents”, et là il a l’air de comprendre.
Il a l’air content.

Christine sort alors précipitamment de la tour, sous un châle mis à la va-vite. Elle attendait son moment pour aller parler aux flics à côté de la voiture. Elle a plein de trucs à leur dire on dirait. Elle est très animée.

Ah oui, purée, faut que j’explique ce que Firmin nous a appris. Pardon. Bon, en fait, Bernard et Béatrice, ben ils étaient ensemble en fait. Genre amoureux. Genre bisou-bisou et tout ça. Mais personne ne le savait au début. Lui, il était pas juste à l’informatique, c’était le boss de l’IT. Et ils se sont retrouvés tous les deux sur la liste des gens à dégager, alors c’est un peu eux qui ont organisé la résistance avec les autres. Les salles de réunion dans le fichier Excel là ? C’étaient des messages qu’ils s’envoyaient pour caler des rendez-vous. Firmin était leur pote, d’où les nombreuses fois où ils se sont retrouvés aux archives. Et donc bref, ça a commencé à aller vraiment mal. Béatrice et Bernard se sont tous les deux fait placardiser. On les a changés constamment de job, on les a déplacés, replacés, on leur a retiré leur travail, on les a laissés se faire chier tout en leur mettant une pression de ouf sur des détails de merde, en espérant qu’ils partiraient d’eux-mêmes, gratos. Et pour Béatrice, c’en a été trop. Quand elle s’est ôté la vie, dans l’open space, elle a laissé un message à Bernard qui était au bureau d’en face, celui qui est vide maintenant. Le message, en gros, il disait de la venger. Bernard, c’est pour ça qu’il a décidé de ne pas partir. Même quand les autres se sont cassés. Même quand il y a eu d’autres morts. Même quand tout le monde s’est mis à dire qu’il était fou, même quand il s’est fait reléguer sur une table d’appoint dans un réduit dans le bureau de l’informatique, il a décidé de rester. Parce qu’il préparait sa vengeance.

Et sa vengeance, c’était ça.
Le PQ trois feuilles, les chaises ergonomiques, le café hors de prix. C’était lui. Apparemment, il a aussi fait une commande de stylos-plume Waterman, de Fatboys pour les salles de pause, et de tableaux un peu sympa pour la déco, tout ça est en cours de livraison.

Il a fait payer à la boîte toutes ses petites optimisations budgétaires mesquines, mais au centuple. Un moyen assez malin de se faire virer pour de bon, et puis de se retrouver face à la police. C’est génial, faut lui accorder.

“Solène, j’ai une idée, mais c’est chaud patate.
- Je t’écoute.”

Ok. Le plan.
Le plan, c’est qu’on profite du bordel.
Il est évident qu’Isabelle et Christine vont nous tomber dessus dès qu’elles nous verront. Parce qu’elles savent très bien qu’on sait. Je sais pas si c’est elles qui ont assommé Firmin et nous ont enfermés, mais dans la fiche de Christine, y’avait mention d’un jugement pour violences volontaires dans sa jeunesse, askip elle avait participé à une baston. Et puis je la hais, donc on va dire que c’est elle.

Bref, le plan, c’est que dès que Christine a fini d'assommer les flics (mais cette fois-ci avec des informations comme la grosse poucave qu’elle est) c’est moi qui vais la voir. Et je la retiens le plus longtemps possible, je sais pas encore comment, pendant que Solène fait ce qu’elle a à faire.

Solène a besoin de 15 minutes.

Va falloir déployer des trésors d’ingéniosité.

Mais pas besoin. Parce que quand les flics s’en vont, Christine me voit, et elle fonce droit sur moi, tellement vite que je recule un peu pour éviter la collision. Et elle a pas l’air d’être très contente. Elle commence à me parler avant même que je l’entende. Elle finit par me corneriser contre une grande plante dans la rue.

“Alban ! C’est inadmissible ! Il a fallu qu’on trouve le coupable nous-mêmes, t’as fait quoi hein ? T’as servi à quoi ? Ça aurait duré combien de temps cette histoire hein ?”

Et blablabla. Autant vous dire qu’elle est en boucle. Elle a tellement de bile à lâcher que je gagne déjà 5 bonnes minutes, passées à ne rien dire en essuyant ses postillons sur mon visage. Ce qui me donne le temps de reprendre mes esprits. En gros, elle m’explique qu’au lieu d’aller fouiner dans des vieux dossiers, j’aurais mieux fait de faire mon boulot. Évidemment, je me retiens de lui répondre que mon boulot, c’est la gestion, pas d’enquêter sur des commandes de PQ.

Puis elle se calme, progressivement.
Elle devient même un peu triste. Bichette. Elle m’explique que c’est le bordel, qu’elle va se faire engueuler, que ça compromet tous les efforts d’optimisation budgétaire d’Odalys…

Puis elle se tait. Elle a plus de jus.

Et là, moi, j’ai une idée de génie, en toute modestie.

Je tente le tout pour le tout.

“Ben en tout cas, je pense que mon rapport de stage, il va être super intéressant. Merci pour cette opportunité.
- Quoi ?

- J’ai appris plein de trucs, là, sur le projet Opale. En fait je crois que ma voie, c’est pas le contrôle de gestion, c’est le conseil en restructuration.”
Elle fait mine de ne pas comprendre en remettant son châle.
“C’est quand même super créatif, quand on y pense. Faut trouver des idées pour améliorer l’organisation et tout, mais ça, ça se voit qu’ils copient-collent les mêmes trucs sur tous leurs clients…”
Silence.
“...en revanche, le coup de trouver un moyen de choper des informations personnelles sur des gens pour les pousser à la démission, ça c’est vachement audacieux. Ça demande de la ressource.”

Bon, ça c’est le max de sous-entendu dont je suis capable, donc j’espère que la Christine, elle a capté.
Elle a capté.
Elle serre son châle encore plus fort.
“Qu’est-ce que tu veux ?

- Après, moi, j’hésite encore sur la bonne voie à suivre. Ça m’arrangerait quand même de valider ce stage-là, au cas où j’aurais envie de poursuivre dans la gestion. J’ai besoin d’avoir réussi ce stage haut la main si je veux espérer choper un meilleur stage ensuite, quoi.”
Elle réfléchit.
Elle hoche la tête.

“Par exemple, ça serait super que j’aie une validation officielle de mon stage disons… cet aprèm quoi, avec un mail à mon école pour dire à quel point j’ai été génial.”
Elle hoche la tête.
“Et ça me permettrait de réfléchir à ce que je veux faire après.”
Elle hoche la tête.
Elle ne dit rien.

Elle me lance un sale regard. Puis elle s’en va.
J’essaie de trouver des idées pour la retenir, mais j’en ai plus. Là j’ai tout donné.

Heureusement, Solène apparaît quelques minutes plus tard, avec un grand sourire.
“C’est good. Tout est en place.”

Ça fait plaisir.

Elle fouille dans son sac.
“Je t’ai pris un Waterman, en souvenir.”
Oh c’est trop cool ça.

“Et… euh…”
Elle sort un rouleau de PQ triple épaisseur.
“Et ça.”

Je rigole, et puis je suis pris d’une petite panique.
“Solène tu n’as pas peur que…”
Elle hausse les épaules.
“Ils vont faire quoi, me virer ? Je suis démissionnaire, et on est bien placés pour savoir que c’est ce qu’ils préfèrent.”

On se re-marre.

“Bon, on se casse ?”
On se casse.

Là, merci de nous imaginer balancer notre veste par-dessus notre épaule, et marcher comme des héros de film d’action qui s’éloignent d’une explosion. Mais y’a pas d’explosion hein. Enfin…

Disons que demain, tous les employés d’Odalys vont recevoir un mail all-company, qui va leur annoncer deux choses, qui sont d’ores et déjà entrées dans le logiciel RH.

La première, c’est que Christine est désormais promue “Responsable des Ressources Humaines” en remplacement de Solène, et qu’elle se tient à leur entière disposition pour écouter l’intégralité de leurs problèmes, pro comme perso, et les transmettre instantanément à la Direction pour qu’elle puisse les utiliser contre eux.

La seconde, c’est que tout le monde a droit à une prime exceptionnelle de 3 000 € pour célébrer les excellents résultats de ce semestre. 

Car (poursuit le mail) comme ils ont pu le voir, la période d’austérité est terminée : à partir de maintenant, Odalys ne regardera plus à la dépense. Le PQ 3 feuilles est la nouvelle norme, et chacun aura droit à une chaise ergonomique ou tout ajustement nécessaire à des conditions de travail optimales. Le télétravail est désormais autorisé, sur le rythme qui conviendra à chacun, et des 4/5e seront accordés sur simple demande.

Après tous ces efforts, il est temps de retrouver un peu de confort au quotidien chez Odalys.

Épilogue

Wow. C’est fini. Dites-donc. Quelle aventure. J’espère que ça vous a plu (moi en tout cas je me suis bien amusée), n’hésitez pas à me faire des retours (genre en DM sur Insta). On se retrouve d’ici deux semaines (ou trois, si j’ai une soudaine envie d’une pause) (mais sûrement deux car j’ai rarement envie d’une pause) pour reprendre une activité normale et non-fictionnelle sur CDLT.

CDLT,

Sev

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Par Séverine Bavon

Ancienne employée, dirigeante d’une entreprise dans le freelancing, j’aime mettre les pieds dans 1/ le plat 2/ les évolutions du monde du travail. Je m’attaque, toutes les deux semaines, à un sujet lié au taf qui pose problème, qui m’énerve, ou qui devrait changer, avec une verve de tenancière de PMU et des sources académiques.

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