Défense passionnée du sujet de small talk le plus méprisé au monde


📢 Message de service : CDLT EXISTE DÉSORMAIS AUSSI EN PODCAST !
Il me restait un peu de temps entre 16h et 17h le dimanche, donc voilà, je l’utilise pour enregistrer et mixer la version audio de mes articles. Dispo sur Spotify, Apple Podcasts et Deezer pour l’instant. Est-ce que j’ai des compétences en enregistrement et mixage ? Aucune. Est-ce que je les compense par une énergie sincère ? J’espère. Lâchez vos petits likes et follows si le cœur vous en dit. La newsletter est bi-mensuelle, mais le podcast sera hebdomadaire : une semaine sur deux, je lirai un article des archives en version audio, l’autre semaine, ça sera l’article qui viendra de sortir. ET DONC :
🎙️ Grave envie de consommer le contenu ci-dessous mais la vie c’est pas une gaufrette ? Vous en trouverez la version audio sur Spotify, Apple Podcasts et Deezer pour m’écouter en prenant un bain, en faisant le ménage, en vous brossant les dents, en promenant le chien, en cherchant le chat qui s’est encore fourré sous/sur un meuble, sur le trajet du taf, en pleurant sur Excel devant une formule VLOOKUP qui ne renvoie rien, ou tout contexte de votre choix. ET D’AILLEURS :
🙏 J’ai quelques turbo-mercis à distribuer, parce que pour un projet porté par ma pomme, CDLT est quand même de plus en plus une petite galaxie de gens super : merci d’abord au fantastique Ilan Sellouk qui a créé de ses petites mains l’habillage sonore du podcast (le brief c’était “transcrire la passif-agressivité en son” et je trouve que c’est terriblement réussi) (en revanche, si c’est mal monté/mixé, je répète, il n’y est pour rien j’ai insisté pour le faire moi-même). Merci du fond du cœur également à Élodie Forato, aka Œil De Lynx, qui assure la correction ortho-typo des articles CDLT depuis quelques mois et m’apprend PLEIN de trucs (toutes les fautes restantes sont à mettre à mon compte, et proviennent des derniers ajouts à l’arrache 5 minutes avant de poster). Merci également à Anthony Roty, Emma Deshayes et Nicolas Deparcy, qui m’ont filé des coups 1/ de main 2/ de pied au cul pour être progressivement moins nulle sur les réseaux (les flops et les carrousels postés à l’envers sont évidemment de mon entière responsabilité). Merci enfin à Mathieu Genelle, qui me harcèle (gentiment) depuis des mois pour que je fasse un podcast bordel à chiottes, et Grégory Pouy qui m’a filé le dernier coup de pied au derche pour m’y mettre. Voilà. Il était temps. AH, ET AUSSI :
📚 Y’a moyen qu’on passe à la programmation d’été dès le prochain article. Et qui dit programmation d’été dit… THRILLER CORPORATE DE L’ÉTÉ. Après l’expérience fort réjouissante de l’année dernière, où on a suivi Élodie dans sa quête de vérité parvenir à remplir ses timesheets (épisode 1 / épisode 2 / épisode 3 / épisode 4), on rempile pour une autre aventure dans les méandres de la vie d’entreprise. A priori, ça parlera de papier toilette triple-épaisseur.
🎬 Bon, ben voilà, on peut passer à l’article.
“Fait chaud hein ?”
Je peux affirmer sans trop me mouiller (et purée QU’EST-CE QUE j’aimerais me mouiller, mais le look beach-wet ça la fout mal en visio) que cette expression sera clairement sur le podium des formules iconiques de 2025, après une lutte sans merci avec :
“il a fait QUOI ?” (Trump)
“non mais ce biceps…” (Pedro)
“tu crois qu’il va dissoudre ?” (qui-vous-savez)
“l’histoire se répète, on a vraiment rien appris”
“demande à ChatGPT”
“guerre nucléaire”
Vous ne rêvez pas, après mon pavé ultra-sourcé ultra-référencé ultra-intime sur la souffrance au travail, on va parler de la pluie et du beau temps.
Parce qu’il faut que je vous fasse une confidence : j’adore parler de la météo. C’est vraiment mon métier-passion. Je ne parle pas de la météo par défaut, c’est même assez rare que je small talk sur la météo avec des inconnus (alors qu’il y a de bien meilleurs sujets, comme la désintégration du concept de démocratie en Occident). Non, parler du temps qu’il fait, c’est SACRÉ. On ne badine pas avec la météo. Je réserve ça aux gens que j’aime bien. Je m’y plonge corps et âme. Vous avez le malheur d’évoquer la canicule, vous allez avoir droit à un récit détaillé de ce que ça implique de télétravailler dans un appartement au DPE F sous les toits, et peut-être même, si je vous aime vraiment bien, on va parler cuisses qui frottent.
Ptêt que c’est parce que j’ai vécu 4 ans au Royaume-Uni, qui est ma Terre Promise sur ce sujet. Si le Brice Hortefeux local (Bryce Gardenfires) créait un Ministère de l’Identité Nationale, “parler de la météo” figurerait juste à côté de “faire la queue” dans les piliers de l’identité britannique. Dans ce pays, on parle de la pluie — rarement du beau temps j’avoue — sans aucun second degré (celsius), contrairement en France, où on a tendance à avoir cette conversation sous contrainte (genre dans l’ascenseur dans ce fameux moment de distorsion du temps entre les foutues portes qui passent 6 mois à se fermer et la libération) avec une forme de cynisme, en se disant en même temps “ptain, voilà, on en est rendu à parler de météo quoi”.
Moi je suis POUR parler de la météo. Je pense même qu’on devrait en parler PLUS et MIEUX. Et ça a l’air anodin comme ça, mais ça l’est pas, je vous assure. Je vais vous expliquer pourquoi.
Je vous sens un peu averses, mais je vous promets, ça va être un article du tonnerre.
Bon bon bon.
Vous avez déjà forcément été confronté·es au déluge d’articles, études et compagnie qui racontent tous la même chose : on s’parle pu. On s’isole, chacun·e dans son coin, chacun·e dans sa bulle algorithmique, et le lien social disparaît toussa. Évidemment, on va commencer par ça.
Moi la première fois que j’en ai entendu parler c’est en cours de socio (fun fact — enfin pour moi — c’est un cours en anglais qui parlait des grands clivages sociétaux, tenu par un excellent chercheur du Cevipof dont l’anglais était à couper au couteau, et ce n’est que tardivement que j’ai réalisé pourquoi les étudiants étrangers se marraient À CHAQUE COURS : ça s’appelait “Cleavages”, ce qui signifie vaguement “clivages”, mais SURTOUT “décolletés”) (bref, j’ai la connerie, je sens qu’on va beaucoup digresser). On a abordé, dans ce cours, le livre Bowling Alone, de Robert D. Putnam, un essai paru en 2000 qui raconte en gros… ça. L’idée du déclin du capital social (lien social, confiance, coopération, engagement civique) aux US depuis les années 50. Bon, au niveau des causes, zéro surprise : on travaille trop, on est plus mobiles géographiquement donc c’est plus dur de s’intégrer, et évidemment y’a la télé et les médias de masse (le gars écrit ça avant les réseaux sociaux). Et faut que je le précise, il invoque également la montée de l’emploi des femmes comme raison du recul de l’engagement associatif. Je vous laisse vous faire votre avis (mais BON, HEIN).
Bref, moi à l’époque, je trouvais ça un peu réac.
Parce qu’évidemment, cette histoire de désintégration du lien social, elle vient toujours (que ce soit chez Putnam ou Valeurs Actuelles) avec son lot de “c’était mieux avant” et de “gnagnagna c’est la faute aux jeunes générations qui sont accrochées à (au choix) leur télé/musique/jeux vidéos/internet au lieu de socialiser comme nous à l’époque où on s’amusait dans la rue avec un bâton”. Les gens qui affirment ce truc éludent évidemment au passage les questions de 1/ pourquoi on laisse plus les gamins jouer dehors sans surveillance (par exemple, parce que c’est dangereux et qu’on a créé des villes faites pour les voitures et les hommes) 2/ si on leur offre suffisamment d’alternatives accessibles à “rester chez soi” (réponse : non) 3/ si y’a pas une autre forme de lien social qui se crée sur les internets (une de mes marottes, j’en parlais dans cet article semi-philo sur le télétravail).
J’ai longtemps refusé de croire que c’était si dramatique que ça, et je préférais me dire que le lien social était en train de se reconfigurer plutôt que de se détruire, mais dans un monde digital inaccessible aux réacs qui étaient encore accroché·es à leur image d’Épinal du jeu en extérieur à base de genoux écorchés et de Mercurochrome le pansement des héros, Mercurochrome le pansement des héros, Mercurochrome le pansement des héros, Mercurochrome le pansement des héros, Mercurochrome le pansement des héros, Mercurochrome le pansement des héros.
Puis bon, Internet a cessé d’être rigolo.
On est passé de la joyeuse anarchie des forums, des chats, des myspace et skyblogs à… un champ de bataille détenu par des milliardaires qui nous fourrent dans nos petites bulles et ont tout intérêt à nous énerver les un·es contre les autres pour qu’on reste plus longtemps afin de nous soutirer le max de datas et de thune.
Puis les médias ont cessé d’informer.
Paupérisés et rendus dépendants des algorithmes tyranniques des mêmes mastodontes qui ont rendu Internet relou, ils se sont concentrés dans les mains d’autres (ou des mêmes) milliardaires, et dépendent aujourd’hui de leur capacité à générer du clash, du clic énervé, de la polarisation, en nous rendant tous énervé·es, chacun·e dans notre petit coin.
Trump, Brexit, Trump, complotisme, montée des nationalismes… j’ai repensé à Putnam, qui nous alertait sur les effets de l’isolement : affaiblissement de la démocratie, des services publics, de la cohésion sociale.
Bon.
Il avait pas tort le bougre.
Mais le truc rigolo (enfin moi je trouve ça rigolo) c’est que oui, bon, on a pléthore de recherches qui nous racontent que le lien social est en train de se désintégrer (je m’emmerde même pas à vous les sortir il suffit d’ouvrir n’importe quel média), mais que les études sur ce qui permet de le renforcer… montrent que ça tient parfois à pas grand-chose.
On appelle ça les “micro-interactions”, ou les weak ties.
Par exemple, parlons peu parlons transports publics. Si je vous propose deux options pour un trajet de métro, l’une étant de le faire tranquillou avec les écouteurs dans les oreilles sans parler à personne, l’autre étant d’interagir avec d’autres gens, vous aurez probablement la même réaction que oim : un glacial frisson d’horreur pure rien qu’à l’idée de parler avec des inconnu·es dans un lieu public. Ben, des chercheurs·es ont fait exactement cette expérience à Chicago en interrogeant plus de 800 personnes, qui ont majoritairement confirmé que le trajet idéal c’était un trajet sans interaction. Puis ils les ont réparties en 3 groupes : un groupe incité à parler à des inconnu·es, un groupe incité à ne pas le faire, et un groupe incité à faire comme iels font d’habitude. Puis paf, iels les ont lancées dans des trains/bus/taxis. Et les résultats sont clairs : les personnes qui ont discuté avec d’autres gens ont trouvé le trajet bien plus agréable et pas moins productif que d’habitude.
La recherche sur les interactions sociales a reproduit ce type d’expérience sur les micro-interactions encore et encore, avec toujours le même résultat : même si sur le papier on n’en a pas envie, quand on a des petites interactions avec les gens, ben on est globalement un peu plus heureux·ses.
Je vous en liste dans un encadré que vous pouvez sauter si vous me croyez sur parole :
VERSION COFFEE SHOP : dans cette étude de l’université du Sussex en 2013, les auteurs examinent si de brèves interactions sociales ont un effet sur les gens. En comparant deux groupes (l’un incité à avoir des interactions aussi bêtes qu’un sourire, se dire bonjour, parler de tout et de rien avec des baristas, l’autre pas) les chercheurs·es notent que les personnes qui ont interagi sentent un plus grand sentiment d’appartenance et un mood plus positif.
VERSION MACHINE À CAFÉ : cette étude de 2020 a suivi 151 personnes au taf pendant 2 semaines, et a remarqué que les bavardages de couloir augmentaient les émotions positives (amitié, fierté, gratitude), le bien-être global, et les comportements d’entraide et l’esprit citoyen, avec pour principal effet négatif un peu de distraction (qui est le but, j’ai envie de dire).
VERSION VISIO : désolée de vous le dire, cette étude de 2024 montre qu’intégrer un peu de small talk dans une visio de travail augmente le plaisir de la conversation, et triple la probabilité que la conversation reprenne spontanément après les phases de taf.
Ce qui est marrant (encore une fois, ça fait probablement surtout marrer… moi), et qui ressort de la première étude, c’est que la principale raison pour laquelle on imagine a priori que la vie est meilleure sans ces micro-échanges, c’est… qu’on pense que les autres n’ont pas envie d’interagir. Alors que si. Dans cette étude, même les gens qui n’ont pas initié une interaction mais qu’on a abordés expriment plus de kif.
Je suis dans le mood à vous offrir une une hot take, la voilà : si comme moi vous faites partie de ces gros clichés de Parisiens qui adooooorent Marseille, eh bien outre la mer, la bouffe et la météo, je mettrais ma main à couper que, même inconsciemment, c’est parce qu’à Marseille… ben on se parle. Vérifiez la prochaine fois que vous “descendez” : un jour j’ai percuté que je parlais à plus de gens dans la rue et les transports en deux jours là-bas qu’en un mois à Paris.
DONC TOUT ÇA POUR DIRE.
Que parler de petits bails anodins comme la météo, ben c’est… pas rien.
C’est rien, et c’est pas rien.
Qu’on s’entende, c’est pas ça qui va nous sortir de la mierda globale et nous aidera à retrouver un semblant de cohésion sociale. Mais d’une part, ben c’est un premier pas. Et d’autre part, si ça peut déjà nous apporter un peu plus de kif au quotidien, c’est toujours ça de pris.
Bon, on enchaîne sur des raisons peut-être un peu moins attendues, accrochez-vous.
Ouais, direct j’arrive dans les grandes notions.
Mais en gros, TL;DR la météo, ça nous rappelle qu’on est tous·tes dans le même bateau.
Au cas où vous auriez pas remarqué, on s’engueule sur tout.
J’ai déjà eu un débat VÉNER sur… Bridgerton. Et c’était avec des potes.
Le travail ? Clivant.
La musique ? Clivant.
Se vacciner pour pas clamser ? Clivant.
Harry Potter ? Clivant.
La bouffe ? Maxi-clivant.
Les films Disney ? Clivant.
Dans un monde où chaque sujet de discussion est potentiellement un Mentos dans du Coca, la météo reste notre Suisse conversationnelle, le truc qui met tout le monde d’accord. Je parle bien de la météo hein, pas du climat, on y reviendra.
Parce que bon, quand on a chaud, on sue, quoi. Quand il pleut, on est mouillé. Quand y’a de la grêle de façon random en plein mois de mai… on fait des stories sur Insta.
Si, en tant qu’humains, on a besoin d’interagir avec d’autres humains pour être vaguement heureux·ses, y’a pas mille sujets dont on peut parler sans s’étriper. C’est ce qu’on appelle la fonction phatique du langage (c’est un terme de malinos pour dire small talk) (quand je dis “malinos”, c’est que ça nous vient de Malinowski en 1923) : parler… pour parler. Le contenu n’est pas important, ce qui compte c’est d’être en train d’échanger.
Comme disait le sociologue Erving Goffman, ces petites interactions de merde sont la glu de la société :
The rules of conduct which bind the actor and the recipient together are the bindings of society […]. The gestures which we sometimes call empty are perhaps in fact the fullest thing of all.
Et évidemment on va se taper Dunbar. Robin Dunbar, anthropologue, dit même que ce type d’interaction, et notamment le gossip, est l’évolution de “se faire les puces” chez les primates. Un moyen de maintenir le lien de façon simple, sans trop de coût, avec un grand nombre de gens dans des communautés de plus en plus grandes. Ah ouais, hein, ça fait chelou, comme comparaison. Je peux imaginer que ça vous créera une petite gêne (voire un petit pouffage) la prochaine fois que quelqu’un vous sortira un “on crève de chaud hein ?” ou un “on sait plus comment s’habiller” en appuyant fébrilement sur le bouton pour fermer les portes de l’ascenseur (bouton qui, askip, ne sert à rien). Cette personne est gentiment en train de vous épouiller d’une façon civilisationnellement acceptable.
Et on termine évidemment notre panthéon du lien social avec Mark Granovetter et “la force des liens faibles”. Vous avez ptêt entendu parler du bail, ça dit en gros que, contrairement à ce qu’on croit, ce ne sont pas nos contacts les plus proches (famille, potos, etc.) qui sont les plus utiles pour accéder à des opportunités (de taf, d’info, d’entraide) mais les “liens faibles”, ces gens qui sont plus éloignés dans notre réseau, voire qu’on connaît à peine. Parce que, logiquement, les liens forts sont redondants (on a les mêmes infos, contacts et références que ses proches) alors que les personnes qu’on connaît moins peuvent nous connecter à d’autres groupes sociaux plus lointains. Et évidemment dans ce bail, les conversations anodines, genre la météo, sont la monnaie d’échange des liens faibles : un moyen de faire tenir des ponts sociaux sans engagement émotionnel trop fort. Ouais, forcément, c’est plus fonctionnel comme bénef, je vous l’accorde.
La météo, elle s'en fout de votre salaire. Le PDG, sa sueur elle pue pareil que celle de l’ouvrier du BTP. Le vent souffle pareil dans les cheveux de riches que dans les mulets de bobo. Il pleut peut-être que sur les cons, mais résultat, à part les Bretons, on est tous·tes con.
Je vais ÉVIDEMMENT nuancer cette affirmation juste après (d’où le point d’interrogation dans le titre), ne vous inquiétez pas. Mais y’a quand même un truc vrai : on est un peu en dèche d’occasions de nous rappeler qu’on appartient tous·tes à la même espèce, et qu’on reste… des mammifères fragiles qui ont froid l’hiver, chaud l’été, et qui ont une petite veste dédiée à l’inter-saison qu’on ne met que 4 jours par an quand il fait pile assez chaud et assez froid à la fois. Je crois que la dernière fois qu’on a réalisé notre condition à grande échelle, c’était le Covid.
Et cette prise de conscience, c’est pas rien non plus.
Parce que, d’une part, on a quand même pas mal d’injonctions à être des robots, surtout dans le travail. Toujours plus productif·ves, efficaces, idéalement avec le moins de faiblesses et d’émotions possible. On a tendance à oublier nos corps, parfois, à les reléguer au rang de “machine un peu chiante qu’il faut remplir, vider et nettoyer”, mais qui, dans un monde idéal, se ferait oublier au service de nos cerveaux. Et la météo, y’a pas à dire, ça nous rappelle qu’on est des animaux.
Parce que, d’autre part, la bassesse de notre humanité nous rassemble un peu. On se fait segmenter à tout-va, par CSP, par opinions politiques, par algorithmes, et ça fait pas de mal d’être ramené·es à notre dénominateur commun le plus primitif : on est des corps. Des corps qui suent, qui puent, qui muent, qui éternuent. On est tous·tes dans le même bateau. Je trouve ça beau, cette égalité dans la médiocrité physiologique.
MAIS ÉVIDEMMENT.
Évidemment qu’on est pas tous·tes vraiment égaux face à la météo. Parce que le bateau coule, et les canots de sauvetages sont pas répartis pareil.
Et c’est là qu’on arrive à ma troisième partie sur pourquoi c’est si important de parler de la pluie et du beau temps.
Ouais, je sais, j’y vais fort. On est parti du “hé bé il fait chaud hein” qu’on échange avec la boulangère, et on arrive sur la fin du monde.
Bien sûr que la canicule, on la vit pas pareil quand on passe de sa Tesla climatisée à sa maison climatisée avec piscine que quand on bosse sur un chantier. Bien sûr que la météo, c’est tout sauf un phénomène purement météorologique.
Et là, je dégaine Heat Wave - A Social Autopsy of Disaster in Chicago, de Eric Klinenberg en 2002, clairement le boss de… début de cette réflexion. Le point de départ est simple : canicule en 1995 à Chicago, 739 morts en 5 jours. Là où les autorités voient un phénomène météorologique, un “désastre naturel”, Klinenberg voit un truc tout sauf naturel : une crise sociale. Pour lui ce n’est pas la chaleur qui tue, c’est l’isolement social, la pauvreté, la négligence institutionnelle et la ségrégation urbaine. Il a dessiné le playbook de la catastrophe qu’on a connue chez nous en 2003, et qu’on connaît encore aujourd’hui :
Le gars dépiaute les archives, va sur le terrain, fait des interviews et il en déduit que :
les victimes ne sont évidemment pas réparties au hasard : ce sont des personnes âgées, seules, sans proches ni voisins, vivant dans des quartiers sans végétation ni équipements publics, n’ayant pas les moyens d’aller ailleurs.
les politiques publiques ont largement aggravé le risque : avec des bibliothèques et lieux publics qui ferment et des logements sociaux sous-financés… les plus vulnérables ont été surexposés.
les quartiers pauvres sont plus chauds : il appelle ça des “urban heat islands”, où y’a moins d’arbres, plus d’asphalte, et des densités de population plus élevées.
on invisibilise les morts : vu que les pauvres et les personnes vulnérables et seules sont les plus touchées, c’est plus simple d’en faire un “aléa climatique” dans le récit politique et médiatique, plutôt que ce que c’est : un révélateur des inégalités structurelles.
Ben j’ai envie de vous dire qu’il a tout dit. J’ajouterai qu’il est absolument scandaleux que, 23 ans plus tard et 22 ans après la canicule de 2003 et ses 15 000 morts en deux semaines, on se retrouve toujours à parler de la canicule et du grand froid comme de phénomènes météo avec “au passage” un impact sur certaines personnes, et “au passage” une petite réflexion vite oubliée sur la nécessité de mettre des volets et de mieux isoler les logements (-16% sur MaPrimeRénov mais ouais, hein, priorité du quinquennat) et d’équiper en climatiseurs les écoles et les lieux publics.
Ça m’énerve.
Donc oui, en fait, parlons météo, mais parlons-en mieux. Parlons des enjeux sociaux de la météo. Et parlons, évidemment que j’y viens, du véritable sujet derrière la météo.
Allez c’est parti pour les stats déprimo-climatiques.
2024 a été l’année la plus chaude jamais enregistrée : +1,55° au-dessus du niveau de l’ère industrielle. Can’t wait de savoir si on bat le record cette année. Ah ben on est parti pour, car :
NEW IN : Juin a été le mois le plus chaud jamais enregistré en Europe de l’Est.
44 000 morts dues à la chaleur par an en Europe, 407 000 si on ajoute le froid. Ça va passer à 129 000 pour la chaleur si on fait rien, et on serait à 450 000 morts combinées MÊME si on arrivait à maintenir le réchauffement à seulement 1,5°.
Mais on va pas y arriver, c’est déjà dead.
Selon l’ADEME, 2,1 millions de Français (5%) se sentiraient très fortement éco-anxieux au point qu’ils devraient bénéficier d’un suivi psychologique, avec une sur-représentation sur les 25-34 et les femmes.
Donc voilà, je pense qu’il est important de parler météo (le temps qu’il fait) parce que ça ouvre sur une discussion autrement plus importante et une angoisse commune, celle du climat (la tendance de fond). Vous aurez noté, si vous avez traîné sur les réseaux sociaux ces derniers temps, que les climatosceptiques ne s’en privent pas, à base d’intox de merde comparant des bulletins météo à 20 ans d’écart sur des jours choisis précisément pour expliquer que circulez, y’a rien à voir, et JUSTEMENT, continuer à entretenir la confusion météo/climat.
Alors oui, je vous accorde que c’est tout de suite moins badin et plus badant d’enchaîner de “fait chaud hein” à “on va tous crever”. Mais le fait est que la discussion météorologique, c’est aussi une porte d’entrée sur le sujet de l’effondrement climatique et de l’avenir de notre bateau rempli des animaux que nous sommes. Oui, je parle de politiser le small talk. Parce que, vu qu’il ne se passe rien (il se passe même moins que rien, on est clairement sur une reculada), il faut bien commencer quelque part, et ce quelque part, c’est d’en parler. Avec les gens d’accord, parce que si ces gens font partie des 5% de maxi-éco-anxieux, ptêt qu’iels ont besoin de purger. Et avec les gens pas d’accord, parce qu’a priori, parti comme on est, y’a qu’en s’énervant massivement qu’on pourra forcer les décideurs à faire quelque chose. Moi par exemple, je trouve qu’imaginer des profs faire cours à 35 élèves par 40°, ça crée quand même un terrain d’entente assez plat sur lequel gambader avec d’autres gens.
C’est vraiment pas grand-chose, je sais.
Mais c’est le principe.
Je vous quitte sur cette perf dont, franchement, je ne suis pas peu fière, qui est d’avoir écrit un article super socio et bien déprimant sur le sujet de conversation le plus random de l’Humanité.
Allez, je vous laisse, faut que j’aille enregistrer ce que je viens d’écrire.
Sev