Tout plaquer pour (1/2)

La reconversion : crise individuelle ou... crise pas individuelle ?

CDLT
14 min ⋅ 17/04/2025

Est-ce que vous aussi, dans la vie, vous avez une liste de “tâches de fond de to-do” ? Vous savez, ces trucs qu’il faudrait que vous fassiez — d’ailleurs vous y pensez régulièrement — mais qui se sont tellement encroûtés dans les bas-fonds de votre liste mentale que “truc qu’il faudrait faire mais que je fais pas” est devenu leur état naturel ? Dans mon fond de to-do, il y a : réparer ce volet roulant remonté trop fort dans le coffrage (d’ailleurs on appelle qui pour ces trucs-là ? ça existe un voletier ?), accrocher ce gros miroir vraiment très lourd sur ce mur vraiment pas très solide (en attendant, comme tous les miroirs de bobo, il est posé au sol et je me dis que “c’est aussi pas mal comme ça” car parfois, se mentir aide à traverser les jours), rempoter mes plantes, actualiser ma carte Vitale, acheter des voilages, faire ces examens médicaux de routine qu’il faut les faire souvent sinon quand y’a une merde on se dit qu’on a vraiment été con de pas les faire, et acheter un plat à tarte (j’en ai deux : un trop petit, et un trop grand).

Ah, et aussi, tout au fond de mon fond de to-do list, il y a : faire un article sur la reconversion professionnelle.

Le truc me trotte dans la tête depuis bien 3 ans sur les 4 d’existence de cette newsletter (ouais, avril 2021 les amigos, ça nous rajeunit pas, bisous à vous tous·tes qui lisez depuis TTFO). Je savais même déjà quel titre lui donner. Mais je suis comme les poils du nez d’un mec en couple depuis 3 mois et qui commence à se relâcher : je repousse, ça commence à se voir, et c’est pas que c’est gênant, mais un peu.

Parce qu’aborder le sujet de la reconversion, ça maxi-urge, si j’en crois ce que je vois autour de moi (selon l’institut Iflop, 80% de mon entourage se pose à minima des questions) et les messages que je reçois. Dont celui-ci, d’une personne qui se reconnaîtra :

j'ai un pote architecte qui fait maintenant de la céramique dans un atelier à Aubervilliers, une copine avocate fiscaliste qui est désormais libraire à Rouen et moi qui arrête la pub pour faire une formation de conseillère en insertion et évolution professionnelle

En prime, je suis moi-même en plein milieu de la piscine professionnelle, et je crois bien qu’on est beaucoup à se toucher les orteils. Vous savez, le milieu de la piscine professionnelle c’est ce moment — qui arrive généralement pour la première fois autour de la trentaine — où on bosse depuis assez longtemps pour savoir qu’on est ptêt pas exactement dans la bonne ligne d’eau tout compte fait, mais où il nous reste trop d’années à nager pour nous y résigner.

Et donc bref, j’ai repoussé pour plein de raisons, mais la principale c’est que la reconversion c’est un sujet MASSIF qui fait appel à ÉNORMÉMENT de considérations vraiment COMPLEXES et INTIMIDANTES. Donc on peut soit vaguement le traiter au passage (comme je l’ai fait quand j’ai parlé des Millennials), soit en faire un maxi-méga-turbo-master article extrêmement long et illisible.

Et là, paf, la solution — hyper innovante — m’est apparue d’un coup : un article en en deux parties. Toutes les deux extrêmement longues et illisibles, mais… deux fois moins, résultat. Y’en a là-dedans.

Donc voilà, on attaque la partie 1, qui va tenter de donner un aperçu de l’état du bousin avec pour principal objectif de nous détendre du mobile. Et parce que ça va quand même être dense cette histoire, j’ai également l’intention d’y caler, sans aucune raison valable, un maximum de noms d’anciens Premiers Ministres de la Vème République. Dans la partie 2, on essaiera d’être constructif, et de réfléchir à ce qu’il faut/faudrait mettre en place pour opérer des transitions de carrière réussies.

🙋‍♀️ SONDAGE : pour préparer la partie 2 justement, j’ai créé un petit questionnaire à l’adresse des gens qui ont DÉJÀ opéré une reconversion en entier. Pour savoir comment ça s’est passé pour vous. Ouais maintenant je ne me contente plus de fournir 248 sources par article, je produis aussi de la data.

🎰 LOL : vous songez à vous reconvertir, mais vous hésitez sur le choix de métier ? Cessez. Avec mon générateur facile et gratuit, trouvez votre nouvelle voie en 2min sans siphonner votre CPF.

Bon, déjà on en est où ?

Y’a des définitions différentes de la reconversion, mais pour éviter le castex, je considère qu’une reconversion c’est : changer de métier (genre, de commercial·e à commerçant·e) ou de statut (genre, du salariat à l’indépendance et vice-versa). Voilà.

Maintenant je vais tenter une petite supposition, vous me direz si je suis à côté de de mes pompes idou.

Si vous êtes de près ou de loin concerné·e par le sujet (que vous ayez déjà changé de voie, y songiez sérieusement, y pensiez à chaque fois que vous êtes en vacances, ou soyez en train de le faire) (selon une étude Ipsauce en story sur mon Insta, 25% des répondant·es l’avaient fait, 22% y songeaient fort étaient dans le dur, 41% y pensent quand iels sont au bout du roul ou en vacances, ce qui laisse 12% de “lol, non”) eh bien je parie que vous vivez ça un peu en solitaire, voire avec une légère forme de culpabilité. Evidemment, vous connaissez d’autres gens dans le même cas, et évidemment vous en parlez autour de vous. Mais vous n’arrivez pas à vous ôter de la tête que vous… exagérez peut-être un peu (parce que bon, vous êtes pas siiii malheureux·se que ça, faut pas dépasser les Borne) / êtes un peu responsable de la situation (si vous aviez fait des choix différents, aussi) / êtes un peu inconscient·e (c’est pas raisonnable, en vrai, vous veniez juste d’atteindre un peu de stabilité) / êtes un peu égoïste (ça implique des changements qui vont impacter votre entourage) / êtes un peu capricieux·se (parce qu’en plus, y’a moyen que vous sachiez même pas ce que vous voulez faire).

J’ai bon ?

Alors j’ai QUELQUES NOUVELLES pour vous.
Sous la forme de chiffres.
Qui vont se répéter un peu.
C’est fait exprès.
Selon le Céreq en 2022, 2 millions d’actif·ves avaient changé de métier sur les 5 années précédentes. Selon l’Apec la même année, 31% des cadres avaient un projet de reconversion. Selon le tout frais 6ème baromètre de Centre Inffo (ça s’écrit vraiment avec 2 “f”, sachez que dans ma tête ça se prononce en postillonnant) 47% des actif·ves préparent ou envisagent une reconversion. Chiffre confirmé par le dernier baromètre Lucca des aspirations professionnelles qui indique que 49% des salariés désirent changer de métier. Chiffre confirmé également par l’IFOP en 2023, qui estimait que 2/3 des actif·ves souhaitent bouger de leur job dans les deux ans, 72% d’entre elleux pour changer de métier et 70% de secteur d’activité (c’est un… taux de reconversion ?). Et si vous vous demandez, oui c’est en augmentation : selon l’Observatoire des Trajectoires Professionnelles d’Adecco en 2022, on est passé de 26% d’actif·ves dans une forme de transition pro en 2016 à 36% en 2022.

Pour rendre ces données plus concrètes, la prochaine fois que vous aurez peur de parler en public dans un contexte pro, vous pourrez vous dire 1/ le classique “tout le monde fait caca” et 2/ que la moitié des gens que vous avez devant vous ont en fait envie de faire autre chose de leur vie, d’ailleurs 1/5 sont activement en train de le faire. Ça détend, ou pas ?

Bien sûr entre “en avoir envie” et “mettre le truc à exécution” il y a un monde.

MAIS PURÉE (ah voilà, je m’énerve, je me disais bien que c’était un peu trop beaucoup calme), PURÉE, c’est pas FOU ? Qu’on persiste à croire que soi, on a forcément un problème, un truc qui cloche, qu’on est responsable, qu’on vit une crise, alors que bon, entre un tiers et la moitié des gens autour de soi VIVENT LA MÊME ?

Et attendez, j’ai pas fini de m’énerver. Revenons au baromètre du Centre Inffo de cette année. On y trouve ce chiffre qui me fait sauter au plafond : “74% des actifs pensent que c’est à chacun d’être responsable de son parcours de formation professionnelle continue” (et donc seulement 26% pensent que c’est aux pouvoirs publics, aux branches professionnelles et aux entreprises de gérer le bail). C’est bien ça j’ai pas rêvé : dans le pays où globalement on pense que l’Etat devrait être responsable de tout, la MOITIÉ de la population a beau être concernée par un truc, on est vraiment convaincu que c’est notre problème personnel à nous qu’il nous appartient de gérer nous-mêmes. Genre un peu comme tous les sujets de santé féminine.

Pardon, mais ça me brûle les lèvres, donc je vais le dire dès maintenant, quitte à me répéter plus tard : il est GRAND TEMPS qu’on se sorte de la tête cette idée de merde que la reconversion est un sujet individuel. A priori, si autant de gens sont concernés, c’est ptêt que le problème est bien plus fondamental qu’une histoire de caprice personnel. Ptêt bien même qu’il est un ENJEU DE SOCIÉTÉ. Genre IMPORTANT. Genre VITAL. Genre ESSENTIEL à traiter. Vite.

Bon, maintenant que j’ai crisé, je vais tenter d’expliquer certaines causes du bousin.

Qu’en disent les concerné·es ?

L’Apec distingue 6 grands moteurs de reconversion qui ne vont pas du tout vous étonner, mais qui dessinent un paysage assez large de tout ce qui est pourri au royaume du Danemark professionnel :

  • La reconnexion à une passion : faire de sa passion son métier, revenir vers une vocation abandonnée

  • La quête de sens : trouver un job avec du sens / qui correspond à ses valeurs

  • La nécessité de rebondir : avoir besoin retrouver un emploi et/ou de préserver sa santé physique ou psychologique

  • Le désir de promotion sociale : vouloir une ascension professionnelle et sociale

  • La recherche de meilleures conditions de travail ou de vie : améliorer ses conditions de travail et la qualité de vie

  • L’envie d’un second souffle : quand on se fait iech et qu’on veut une nouvelle dynamique

Dans d’autres études comme celle de Chance x Yougov en 2020 on trouve aussi : la réduction du stress, changer d’environnement géographique (par exemple de ville pin), et avoir plus de reconnaissance (surtout les femmes).

Côté IFOP, qui traite plutôt des évolutions professionnelles au sens large, on trouve : la thune / l’équilibre pro-perso / les perspectives d’évolution / un travail moins pénible / plus intéressant / une meilleure ambiance / des horaires plus flex / les valeurs / une charge de travail plus appropriée / le distanciel / l’autonomie.

BON BON BON.

En gros, parce que j’aime bien ranger la chambre, je dirais qu’il y a trois grandes raisons à la reconversion :
1/ Le GPS qui recalcule : l’impression de ne pas avoir suivi la bonne voie, tout compte fait, maintenant qu’on est là, à 130 à l’heure sur l’autoroute de la vie
2/ Le 1% de batterie : la réaction à / le besoin de s’extraire de conditions de travail pétax, avec la croyance, au fond de soi, qu’une vie sans PLS est possible
3/ Le syndrome du poisson rouge : la prise de conscience que son bocal est vachement petit comparé à l’océan, et l’envie sinon de mieux, du moins d’autre chose, de sauter sur une case neuve dans le grand jeu de l’oie de la vie

Mais v’voyez, ce qui m’intéresse, dans tout ça, c’est…

Pourquoi on en est là

Là, en 2025, dans ce moment étrange de bascule, où autant de gens sont en train de remettre en question l’un des aspects les plus fondamentaux de leur vie, dans un monde qui s’accroche pourtant encore à l’idée d’une carrière linéaire.

Et je crois que derrière tout ça, il y a quatre grands mouvements de société qui couvent (de Murville).

Le changement du rapport au travail

Franchement, ça j’en fais des tartines et des tartines depuis 4 ans, sur l’avant/après Covid et compagnie, et c’est globalement assez admis, donc je vais tenter une version simplifiée.

Le travail c’est un peu comme Bertrand Cantat. On lui a beaucoup trop longtemps pardonné de faire du mal. Avec des excuses de merde. Portées par des trous du fillon enfermés dans le passé. Il est temps qu’on arrête.

A ce propos, si comme moi vous avez halluciné devant le docu Netflix, je vous recommande cet article de la newsletter de Rose Lamy qui explique un truc assez moche sur les coulisses dudit docu, car il faut rendre à César (Rose Lamy) ce qui est à César (Rose Lamy).

Ben parfois y’a pas franchement le choix

Parce que le monde bouge, comme dit le CIC.

Donc parfois, en vrai, on “se reconvertit” un peu moins qu’on “est reconverti·e”.

On va parler juste après des évolutions technologiques, donc je vais faire court, et commencer par vous balancer deux lettres et les laisser conjurer l’angoisse existentielle qu’elles invoquent naturellement : IA. Si j’en crois le baromètre Lucca, 63% des salarié·es sont conscients que leur métier va évoluer, et 73% pensent qu’il va leur falloir développer de nouvelles compétences pour s’adapter.

Mais là j’ai envie de parler des évolutions économiques. Et par “évolutions”, j’entends “bordel”, “crises”, “incertitude”. Le saviez-vous ? Le Bilan de Compétences a été testé dans les années 80 et lancé en 1991 précisément pour aider les gens à naviguer par elleux-mêmes dans le dawa, à l’intersection entre deux visions : l’une, sympa, visant à les aider à valider des acquis même après l’école, l’autre, réaliste, visant à leur donner un outil pour se démerder alors que des métiers et des industries disparaissent ou se transforment sous les à-coups de plus en plus brutaux de l’économie (c’est moi qui décris hein, j’suis allée voir l’article de loi c’est pas formulé comme ça). Dans ce premier bilan du bilan de compétences réalisé par un de ses créateurs, on trouve cette citation pas du tout déprimante du sociologue Vincent Merle :

Plus les repères professionnels deviennent flous, plus les balises qui jalonnent l’univers des métiers disparaissent, plus la demande d’orientation croît. Mais de quel secours est un sextant en plein brouillard ? A quoi bon un radar quand les ondes sont brouillées ?

Et bon ben… j’ai pas menti, c’est quand même une sale épée de Damsoclès sur nos petites têtes, cette idée qu’on risque à peu près tous·tes de se faire obsolescer nos races. Dans le baromètre Lucca, 23% des gens qui envisagent de changer de métier disent y penser pour des raisons économiques.

C’est tout de même loin de l’idée joyeuse du tout-plaquage en quête de sens pour élever des chèvres dans le Larzac.

La faillite de notre système d’éducation ?

Vous noterez que j’ai mis un point d’interrogation.

Parce que bon, quand on aborde la question de la reconversion, y’a toujours quelqu’un pour dire, d’un ton mi-blasé mi-chelrocard, que “ouais mais à l’école on ne nous a pas préparés blablabla”.

Et vous savez quoi ? Ben je sais pas. Enfin, pour être plus précise, je ne sais pas exactement comment l’école aurait pu nous préparer.

Quand j’étais petite (‘fin, plus petite, je fais 1m58), on était surex à l’idée que PEUT-ÊTRE UN JOUR on pourrait s’appeler au téléphone et SE VOIR EN MÊME TEMPS. Ça semblait futuriste. Fast forward jusqu’à aujourd’hui, et s’appeler et se voir en même temps est 1/ normal 2/ une plaie. Ce que je veux dire par-là, c’est que globalement, personne n’avait prévu l’ampleur et la rapidité de la révolution technologique qui nous a roulé dessus, a intégralement redistribué les cartes, a fait disparaître ou quasi-disparaître une pelletée de métiers (disons qu’il fallait pas miser sur agent·e de voyages, gérant·e de vidéoclub ou développeur·se Flash) et en a fait apparaître une palanquée d’autres (pardon, mais essayez d’expliquer “community manager”, “growth hacker”, “product owner” à votre enfant intérieur et de ne pas vous noyer dans ses grands yeux écarquillés). Donc oui, l’école ne nous a pas préparés, mais je vois pas trop comment elle aurait pu. Aujourd’hui bien sûr, c’est une autre histoire, mais on y reviendra.

Ajoutons, autre truc intrinsèque au concept d’orientation : on ne peut pas le bar-nier, on fait des choix déterminants pour notre futur à des âges où il est IMPOSSIBLE qu’on se connaisse, et où notre cerveau a même pas complètement fini de cuire. Donc on se retrouve à choisir une voie pour des raisons à la con genre “j’aime bien le cours d’anglais” et “j’ai des bonnes notes”.

Bon, une fois que ça c’est dit, il y a quand même quelques problèmes fondamentaux dans le système d’éducation en ce qui concerne l’orientation. Si je devais les lister, pour préciser l’idée un peu générique que “l’école ne nous prépare pas” ça donnerait ça :

  • l’orientation comme sanction : en 2013, un rapport de la Cour des comptes pointait du doigt l’orientation vécue “comme la sanction d’un parcours scolaire : elle sert surtout à discriminer entre bons élèves envoyés dans la filière générale et mauvais élèves.” et alertait sur le pouvoir énorme des collèges dans le choix de l’orientation des gamins (puisqu’ils sont à même de décider où un enfant peut et ne peut pas aller), laissant uniquement à ceux dont les parents sont informés une réelle capacité de décision. En 2025 on en est où ? Pareil. Leur tout dernier rapport sur l’orientation explique même que “l’orientation est ainsi largement déterminée à la fin de l’école primaire”. Tu sais pas réciter des poèmes de Prévert ? T’es mal Barre.

  • les déterminismes : là-dessus, le pré-cité rapport ne mâche pas ses mots. Il commence par rappeler que le code de l’éducation mentionne que l’orientation d’un·e élève se fait “en fonction de ses aspirations et de ses capacités” avec “la participation de l’élève”. Puis, il enquille sur le déterminisme social, avec plus de représentation des milieux défavorisés dans les lycées pro, et une corrélation qui se maintient entre le milieu et le niveau scolaire. Mais vous savez ce qui m’a donné envie d’envoyer vallser dans un mouvement de RAGE PURE l’intégralité de ce qu’il y a sur mon bureau ? “À notes et vœux équivalents, les décisions des équipes éducatives sont influencées par le contexte social de l’élève.” Ah ok. VRAIMENT, SUPER L’ÉGALITÉ DES CHANCES. Pardon, mais je crois qu’on se fait balladur. Il y a aussi le déterminisme territorial (plus de voies pro et CAP dans les milieux ruraux). De genre (84,5% de filles en sciences techniques, sanitaires et sociales, 40,6% en spé maths dans le général). Je vous épargne d’ailleurs le point sur les maths, qui même avec la dernière réforme du lycée, restent toujours la voie royale, et de plus en plus réservées aux classes sociales élevées, parce que là j’enquille mon cinquième café et je commence être vraiment fébrile.

  • la dévalorisation des métiers techniques et manuels qui découle du premier point. Derrière chaque cadre qui plaque tout pour devenir céramiste/ébéniste/créateur·ice de bijoux, il y a la même histoire : “j’ai toujours adoré les trucs manuels mais j’avais de trop bonnes notes”. Notre système scolaire fonctionne encore littéralement sur l’idée des filières techniques et manuelles comme voie de garage pour les moins bons élèves, le tout absolument indépendamment de ce que les élèves aiment et souhaitent faire. Pardon, mais ça serait pas COMPLÈTEMENT DÉBILE quand on y réfléchit deux secondes ? Je vous renvoie vers ce super article de Valérie Wasson pour expliquer d’où ça nous vient (en deux mots : Tiers-Etat et servage, puis dévalorisation de l’artisanat par la révolution industrielle). Et je vous re-re-renvoie au rapport de la Cour des comptes, qui cite la Suisse naturellement, où la formation pro est valorisée socialement, adoptée par 70% des élèves (y compris les enfants de cadres) et fait partie d’un vrai programme d’orientation qui commence à 12 ans et est fondé sur l’apprentissage.

  • les insuffisances du conseil en orientation : bon. Là moi faut que vous compreniez bien, je ne jetterai jamais la pierre au personnel de l’Éduc Nat, je pense que la très grande majorité sont des ayrault du quotidien, qui font énormément avec peu (et de moins en moins). Mais voilà, je suis obligée de parler de la formation des Conseiller·ères d’orientation. Ladite formation : une licence/un master en psycho + un concours + une formation en alternance de théorie/stages en établissement/CIO. Qu’on s’entende, je pense que la dimension psychologique est absolument nécessaire, mais en 2025, PEUT-ON se passer d’avoir des gens qui ont eu une expérience professionnelle significative hors de l’Éducation Nationale pour conseiller les gamins ? J’en reviens au rapport pré-cité, qui indique qu’1/3 des collégiens et 1/4 des lycéens “regrettent un manque de conseil personnalisé sur le choix des enseignements de spécialité, des informations insuffisamment précises sur les métiers et les débouchés ou sur les formations”. C’est, évidemment, une question de moyens. Mais vous voulez un chiffre qui me donne des envies de me donner la mauroy ? 19%, soit UN GAMIN SUR CINQ qui a poursuivi ses études après le baccalauréat regrette son choix. Les causes : la déception par rapport aux attentes, une inscription par défaut et la mauvaise appréhension du niveau de difficulté des études. On a forcément loupé un truc si 18% des gamins (= évidemment, les plus riches) font appel à un “coach d’orientation” privé, un marché estimé à 40M€. Le rapport, qui est CLAIREMENT aussi véner que moi mais avec des mots plus doux, conclut : “l’émergence d’un marché privé du conseil répond au besoin d’accompagnement insuffisamment satisfait par le système éducatif et accroît en retour les inégalités entre les jeunes qui peuvent compter sur un appui parental avisé et ceux qui sont moins entourés”. Je le répète pour sandwicher ce paragraphe : c’est pas la faute des gens de l’Educ Nat. C’est la faute à un manque de formation, de moyens et d’ambition sur le sujet.

  • la philosophie du par coeur : bon ça on a tous·tes peu ou prou le même avis j’pense (qui est à minima que c’est pas forcément topito, potentiellement que c’est de la grosse messmerde). Si vous avez envie de vous y pencher je vous invite à lire ce truc ainsi que ce truc mais en deux mots : 97% des enseignant·es du primaire utilisent l’apprentissage par coeur, on a voulu s’en éloigner mais on y revient, c’est un modèle notamment hérité de la religion, une conception bien à l’ancienne de la transmission descendante du savoir qui vise à créer des citoyens bien disciplinés, limite la capacité à développer sa créativité, sa capacité d’adaptation et sa pensée critique, des choses qui seraient pourtant BIEN UTILES AUJOURD’HUI si vous voulez mon avis. Et derrière cette philosophie, il y a évidemment la conception de l’éducation qu’on a adoptée en France y’a un bail : la transmission du savoir de haut en bas, et non la création de citoyen·es éclairé·es. C’est con, dans un monde où l’une des plus grandes compétences nécessaires, c’est la capacité à s’adapter à un bousin complexe et changeant.

Ok.

Mais vous savez quoi ? Quand on a dit ça, en réalité on n’a encore rien dit.

Ou du moins pas le plus important.

Le vrai problème, le problème fondamental avec l’orientation, c’est qu’on considère que c’est à peu près bouclé une fois qu’on a choisi ce qu’on ferait après la Seconde, et/ou le bac. On a choisi sa voie. Bim. Finito. Job done.

C’est maxi, mais alors maxi-couillon.

Parce que pour moi, c’est là que ça commence.

On va arriver au dernier grand mouvement, et je préviens, on va monter d’un debré dans l’énervement.

On considère encore que changer de voie est une anomalie

Donc en gros hein, je répète pour les deux du fond. On fait des choix absolument déterminants entre ses 15 et ses 20 ans :

  • alors qu’on se connaît vraiment pas et qu’on est encore totalement WIP

  • sur la base d’informations parcellaires

  • qui dépendent quand même au final sacrément de notre milieu social et de l’information qu’ont nos darons

  • et de considérations pétées de type : où on vit, d’où on vient, notre genre, nos notes à l’école, notre capacité à apprendre des trucs par coeur et notre niveau en maths

  • en lisant des fiches de l’ONISEP

  • dans un monde incertain, en transformation permanente, avec une technologie qui fait des bonds de géant, et une économie qui fait des tours en aquasplash

Ensuite, pressé·es par la difficulté notoire à trouver un premier taf, on choisit un truc pour des raisons parfois quand même très contextuelles (“ça recrute”), on s’y lance à corps perdu parce que bon, c’est compétitif et y’a 100 personnes prêtes à prendre notre place, on découvre la réalité pas glorieuse du monde du travail, entre-temps on apprend à se connaître, on évolue, nos envies changent, notre vie aussi…

ET ON S’ÉTONNE QUE 10 ANS PLUS TARD ON RÉALISE QUE PEUT-ÊTRE ON A PAS FAIT LE CHOIX LE PLUS OPTIMAL À L’ÉPOQUE ?

NON MAIS DES BARRE.

Je veux dire, on a choisi notre voie à peu près comme quelqu’un qui choisit de se marier sur la base d’un profil Tinder. “Ah, Content Manager, aime les voyages et le cinéma, ça semble être un match parfait pour les 45 prochaines années de ma vie”.

Je veux dire, pardon hein, mais 1/ on change 2/ le monde change 3/ le travail change, tout ça sur un rythme absolument abrutissant, ça serait pas NORMAL de changer de voie de temps en temps ?
Oui vous m’entendez bien : je ne dis pas compréhensible, je ne dis même pas logique, je dis NORMAL.

Il est grand temps de nous retirer de la tête le modèle d’une carrière linéaire hérité d’un monde qui n’existe plus, et d’embrasser le fait que la reconversion n’est pas une crise personnelle, c’est une adaptation absolument logique à un contexte en évolution permanente. En moyenne, nos darons changeaient 1,5 fois d’employeur dans une carrière. Selon le Sénat, en 2021, “les jeunes actifs d'aujourd'hui changeront en moyenne 13 à 15 fois d'emploi au cours de leur vie”.

Et donc. ET DONC. Re-encadré car c’est important :

Le problème fondamental n’est pas le système éducatif et les manquements de l’orientation à l’école. Le problème c’est qu’on considère que le job d’orientation est terminé quand on entre dans l’âge adulte. Alors que c’est littéralement le moment où on se confronte à la réalité, où on apprend à se connaître, et où on commence enfin à avoir les cartes en main pour prendre des décisions éclairées.
Je le redis plus simplement et en majuscules : L’ORIENTATION C’EST TOUTE LA VIE.

TOUTE LA VIE.

Ça ne s’arrête pas à 20 piges.

Et donc ouais, en fait, le problème est multiple.

On va en parler plus longuement à l’article prochain, mais voici un avant-goût des bails :

  • les écoles/facs/le supérieur ne nous préparent pas au monde du travail. Je veux dire, le vrai. Celui avec des managers toxiques, des charrettes, des burn outs. Je vous invite, sur ce sujet, si ça vous touche, à lire et éventuellement signer la tribune de la formidable asso Mouvement T, qui appelle les écoles et les facs à mieux préparer les étudiants aux enjeux qui les attendent. Parce que globalement, si on savait un peu mieux ce que c’est, on pourrait à la fois faire de meilleurs choix, et s’extraire plus tôt de situations pétées.

  • comme on cesse de réfléchir à notre orientation trop tôt, et qu’on ne l’aborde pas comme un sujet de fond, on se retrouve souvent à y repenser… dans un moment de crise : quand on est au bout du roul, que ça urge, et qu’on n’arrive même plus à savoir si on déteste notre taf, le taf en général, notre secteur, notre boîte, nos conditions de travail, ou tout ça à la fois. Ce qui mène à faire parfois des choix pas optimaux. Selon France Compétences, 84 % des gens disent avoir envisagé de se reconvertir en raison d’une insatisfaction professionnelle ou des conditions devenues insupportables. Or beaucoup de gens… font un bilan de compétences pour finalement rester dans le même job, ou se reconvertissent… pour au final revenir à leur ancien métier. C’est normal. On va en parler. D’ailleurs revoici mon petit sondage comme ça vous n’avez pas à re-scroller 3km jusqu’en haut.

  • la formation continue est toujours considérée comme un sujet individuel, à prendre en charge au niveau individuel, alors qu’elle est un enjeu de société. Résultat du résultat : c’est la foire à une pléthore d’acteurs privés pas toujours recommandables, aux recommandations bullshit de coachs qui incitent à trouver son ikigai ou whatever, et surtout, à la culpabilisation.

Bon, j’pense que vous avez changé 4 fois de métier depuis le début de cet article, donc on va s’arrêter là pour l’instant. J’vous avais dit que ça serait turbo-long.

Dans deux semaines, contrairement à mon habitude, on va être positif et utopiste, et tenter de brosser un paysage de la réorientation heureuse. EN ATTENDANT, si vous êtes plus ou moins concerné·es par le sujet en ce moment, j’espère que cet article vous a un peu détendu·e du slibard. Se réorienter n’est pas un échec ni un caprice ni une crise, c’est pas chelou, c’est pas égoïste. C’est juste normal.

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Par Séverine Bavon

Ancienne employée, dirigeante d’une entreprise dans le freelancing, j’aime mettre les pieds dans 1/ le plat 2/ les évolutions du monde du travail. Je m’attaque, toutes les deux semaines, à un sujet lié au taf qui pose problème, qui m’énerve, ou qui devrait changer, avec une verve de tenancière de PMU et des sources académiques.

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