A la recherche du time perdu suit la quête d’Elodie, qui doit ABSOLUMENT remplir ses timesheets avant de partir en vacances, mais est saisie d’une amnésie totale sur ce qu’elle a fait le mois écoulé. Elle a donc 4 jours pour mener l’enquête sur ces 4 dernières semaines, sous peine de ne pas recevoir son salaire avant de partir en Grèce.
L’épisode précédent était ce qu’on appelle une scène d’exposition. Rien à voir avec une exposition de type artistique, en l’occurrence on y présentait Elodie, et quelques autres qui reviendront peut-être ou peut-être pas, et notre problème qui est donc qu’Elodie a tout oublié du mois écoulé, que la moitié des gens à qui elle parle lui font la gueule tandis que l’autre moitié semble attendre des trucs d’elle, et que voilà elle aimerait juste remplir ses timesheets pour partir en vacances.
Alors c’est sûr que si l’amnésie était causée par l’alcool, ce n’était peut-être pas une excellente idée de me remettre une tôle hier soir.
Combattre le mal par le mal, tout ça. Les Anglais, qui s’y connaissent en cuites, ont une expression je crois, avec des poils de chien. Je m’en souviens plus. Comme je ne me souviens pas davantage du mois écoulé, je vous le dis tout de suite comme ça y’a pas de suspense.
J’avais l’intention de passer une bonne nuit de sommeil mais Roro en a décidé autrement. Roro c’est Rodrigo, il a grandi en Espagne et n’a réalisé le potentiel de sex appeal de son prénom (et de toute sa personne) que quand il a déménagé en France à 14 ans. C’est pour ça que je l’appelle Roro : pour qu’il redescende un peu.
Roro n’est pas au chômage, il est en “reconversion”, c’est-à-dire qu’il est au chômage mais de bonne humeur. Il hésite entre jardinier-paysagiste, développeur et acupuncteur, mais ce dont il est sûr, c’est que 16 heures est une heure tout à fait acceptable pour l’apéro, et qui suis-je pour le détromper ?
Roro non plus n’a pas la moindre idée de ce que j’ai fait ce mois-ci. Au travail s’entend. Il m’a confirmé, doss à l’appui, qu’on a bu des coups ensemble au moins deux soirs par semaine, mais que pas une fois je n’ai mentionné le taf. Ce qui ne lui a pas semblé étrange sur le moment, il a même trouvé ça plutôt délicat et plein de tact de ma part (la délicatesse et le tact, c’est ça qui aurait dû lui mettre la puce à l’oreille).
“Mais il y a bien une chose dont tu te souviens ? Hier soir juste avant le pot, tu as fait quoi ?
- Je m’en rappelle pas.
- Je ne ME LE rappelle pas.
- Oh tu saoules”.
Roro a appris notre langue à l’Institut Français, et il est parfois plus royaliste que le roi.
Bref, il sait juste que généralement dans ce job j’oscille entre “me faire profondément chier” et “être au bord du burn-out”, sans entre-deux, mais ça je ME LE rappelle aussi. Et il a du mal, comme moi, à savoir ce que fait ma boîte. D’ailleurs, il l’appelle Plexus Dynamite au lieu de Nexus Dynamics, ce qui n’est pas très drôle et ne veut rien dire mais ce n’est pas sa langue maternelle après tout.
Heureusement, après avoir été très inutile, vers minuit et demie Roro a eu une idée de génie : il faut que j’aille mener l’enquête sur place. En présentiel. IRL. Dans la vraie vie. Au bureau quoi.
Je vous cache pas que j’ai dû chercher l’adresse sur Google. Nexus a une politique de télétravail 3j/2j, mais d’une part, je ne sais pas lesquels des 3 ou des 2 sont en présentiel, d’autre part je m’en fous. J’ai décrété après le Covid que je restais en full remote. Quand des gens me demandent si je viens le lendemain, je dis que j’étais là le jour-même, et inversement. Personne ne me croit je pense, mais ils ont fini par lâcher l’affaire.
Ah oui, c’est au 13 rue Cabanis (évidemment qu’on fait la blague), il faut que je sorte à Denfert, dieu merci hors du périmètre de sécurité des JO. Je déteste la ligne 4. Il y a un côté provocation à la lutte des classes. C’est irresponsable de mettre les gens de Château Rouge et ceux de Saint-Germain-Des-Prés sur la même ligne.
Ce n’est pas exactement un syndrome de la cabane que j’ai développé post-confinement, c’est juste une forme d’intolérance envers l’existence des autres gens. Et des lieux. Et des bruits, des odeurs et des lumières trop vives. Bref, j’évite globalement de sortir de chez moi, et quand je dois le faire, je priorise les choses importantes, comme faire les courses. Et boire des coups, oui, c’est bon.
La réceptionniste me regarde comme si j’étais une intruse, et c’est donc en affectant hyper bien le détachement et la certitude d’être à ma place que je badge à l’entrée. Passons rapidement sur le fait que ça fait un gros bip et une lumière rouge car mon badge à expiré. Pendant qu’elle vérifie mon existence dans l’annuaire interne, je relis la citation inspirationnelle accrochée en lettres néons au-dessus de sa tête :
“Quand on lance quelque chose en l’air tout devient possible” - Salman Rushdie.
Jamais compris ce truc. On serait SpaceX ou un fabricant de balles de tennis, ok. Mais là, vraiment, ça n’a aucun sens, je me dis, tout en tapant de l’ongle sur le comptoir, avec cette attitude de gens qui pèsent qui consiste à faire sentir aux autres que notre temps est plus précieux que le leur. Elle me demande si j’ai besoin d’aller aux toilettes. Bref, je finis par arriver à mon étage et là, c’est bien simple, il n’y a personne. Par personne, j’entends personne que je connais.
Il y a bien l’alternant, là… bref, l’alternant. Seul. Il sursaute et il a l’air légèrement effrayé quand je lui dis bonjour. Quelle génération sacrifiée quand même, qui a dû rester enfermée au moment où on apprend à socialiser.
On est en flex office donc techniquement il n’y a pas de bureau attitré, mais les gens laissent traîner des trucs pour marquer leur territoire, genre une plante, un cadre avec le résultat dodu de leurs ébats, ou une pile de papiers. Le seul bureau vide est à côté de l’imprimante, je sais d’avance que le ronron va me donner des envies de meurtre avant le goûter, et le but ici n’est pas de finir en prison sans passer par la case départ sans toucher 20000 francs, mais en vacances.
Je finis donc par m’installer dans ma salle de réunion préférée tout au bout du couloir : on l’appelle La Crypte, car elle n’a pas de fenêtres, qu’elle est étroite à rendre claustro et que personne n’y va. Du coup il y fait toujours frais et personne ne vient jamais m’y emmerder.
Bon, si on est honnête, mon plan s’arrête à peu près ici : je n’avais pas réfléchi à ce que j’allais faire une fois sur place. Vu que je ne connais personne, je ne peux pas discrètement poser de question à la machine à café. Vu que je ne sais même pas sur quoi je bosse, je ne peux même pas travailler pour passer le temps. Ignorant les messages de Sido des RH qui semble vraiment vouloir, de tout son coeur, passer du temps de qualité avec moi, je scrolle 5 minutes (30 minutes) sur Instagram et envoie quelques memes à Laura, qui me laisse en “vu”. Puis pour la 12ème fois, j’ouvre le SMS d’hier matin :
“Bonjour E,
C’est bon, tout est prêt ?
K”
C’est difficile à expliquer, j’ai beau me dire que c’est une erreur ou un spam, à chaque fois que je le lis, je ressens quelque chose comme un mélange d’excitation et de peur. Je sais que je suis probablement en train de me faire arnaquer au SMS surtaxé, mais il faut faire vivre le petit commerce, je réponds :
“Bonjour,
C’est qui ?”
La réponse est quasi-immédiate.
“Haha.”
NON MAIS SÉRIEUSEMENT LES GARS.
Puis tout de suite après :
“Alors, c’est prêt ?”
Je décide de laisser tomber cette piste et de partir en reconnaissance. Je prends un dossier au pif sur un bureau, une tasse à la cuisine (j’ai le choix entre des mugs “Cette réunion aurait pu être un email”, “Meilleur papa du monde” et “Black Sabbath”, je prends le deuxième) et je fais mine de me promener avec un but (protip : c’est une question de regard fixé vers l’avant et de rythme soutenu de la démarche).
Dans “Le Cercle”, la salle de pause vide, à côté du babyfoot, il y a l’espace “méditation” avec plein de gros coussins et des bougies qui ont coulé partout. Je pensais que l’inspection du travail avait signalé le truc pour risque d’incendie, mais il faut croire que la pleine conscience prime sur la peine pénale.
Dans le coin des chefs de projet, il y a une blonde avec une coupe au carré et une rousse avec les cheveux longs, on dirait deux-tiers des Totally Spies. Elles ne lèvent même pas la tête alors que j’erre en regardant ce qui traîne sur les bureaux, au cas où par miracle il y aurait mon emploi du temps quelque part. Sur les feuilles à en-tête de l’entreprise qui traînent partout (on a refait notre logo récemment, c’est le cousin graphiste du CCO qui a été missionné et nous a sorti sa plus belle typo Papyrus et une étoile symbolisant “guidance, leadership et connexion” ce qui est très original), les plannings et comptes-rendus de réunion parlent de sujets qui ne me disent rien.
Soudain j’ai comme un frisson, ceux de type Mister Freeze. Sur le bureau inoccupé de Patrick, sous trois petits singes sculptés en bois (un qui se bouche les oreilles, un qui se cache les yeux, et un qui ressemble à un raton-laveur sous acide), il y a un mail imprimé qui me donne une sensation bizarre. Déjà, il faut dire que c’est bizarre d’imprimer ses mails. Mais ce n’est pas ça. Le contenu est tout ce qu’il y a de plus basique pourtant :
Expéditeur : h.desire-ux@nexusdynamics.com
Objet : Réunion - Projet Tartare (je ne savais pas qu’on bossait pour des boîtes de fromage à tartiner ail et fines herbes mais c’est plutôt cool)
Chers collègues,
Espérant que vous vous portez bien, je vous annonce que votre présence est requise pour notre réunion semestrielle sur Tartare, avec à l’ordre du jour :
Elodie (pas moi) se chargera de recueillir vos RSVP.
Simon
05.22.03.01.15
Il y a un truc qui me turlupine dans ce message. Comme par exemple le fait qu’il n’y ait pas d’heure ni de date de réunion et, au risque de me répéter, le fait que Patrick l’ait imprimé. Parce que moi, voilà, je ne suis pas quelqu’un de très cultivé, ni de très sain, ni de très élégant ni même de très intelligent (mes évaluations annuelles indiquent également que je manque à la fois de leadership et de discipline, ainsi que de productivité et de créativité), mais j’ai un truc pour moi : 100% de réussite à tous les escape games. Et ce truc me crie escape game.
“Élodie ?”
J’ai à peine le temps d’attraper le mail et de le fourrer dans mon dossier fake avant de me retourner en prenant l’air de la meuf qui a absolument quelque chose à faire là.
C’est Simon, le CEO.
Il a pas l’air très content.
“Je te cherchais partout.
- Ben j’étais là (quel sens de la répartie).
- Tu viens dans mon bureau.”
Ce n’était pas une question.
Voilà, c’est fini comme disait Jean-Louis. Enfin fini pour le moment comme disait La Voix, car c’est l’épisode 2 sur 4 donc si mes calculs sont bons Kévin il en reste 2. Si pour vous tout ça est super évident, et que vous avez TOTALEMENT capté ce qui se passait, n’hésitez pas à me soumettre votre théorie en DM. Je ne vais pas la confirmer/infirmer (libéral) mais si vous tombez juste je vous nommerai nommément au dernier épisode dans un encadré de ce type, célébrant votre génie.
CDLT,
Sev