Lexique du n'importe quoi corporate


Message de service : C’était super les vacances, merci. À l’aller j’ai répondu “à vous aussi” au “bon voyage” du barista à l’aéroport, mais l’hôtesse de l’air m’a dit “bonnes vacances… oh merde non” à l’atterrissage à Paris. Un partout, balle au centre.
Message de coup droit : En mon absence est parue mon interview sur les femmes dans le freelancing dans Sorcière ta Mère, la super newsletter féministe de Gala Avanzi.
Message de revers : Et hier est parue une autre interview, dans la passionnante newsletter de Camille Lamouche qui explore… de la lose, où je raconte l’histoire de la plus pathétique lose de ma life. Et le chien moche en image de couv, il est de moi aussi.
Message de smash : oui j’ai décidé de publier même les jours fériés. Etrangement c’est pourri pour le taux d’ouverture, mais excellent pour la délivrabilité. Qui est un mot qui n’existe pas et mériterait sa place dans cet article, je sais.
Je rage souvent sur des mots.
J’ai déjà fait un article sur les euphémismes corporate. J’ai récemment pesté ici-même sur le terme “collaborateur” qu’on persiste à préférer au pourtant simple et non-genré “collègue”. Mais, des mots qui me font monter en l’air, y’en a pléthore. Par exemple, avec ma collaboratrice Magali, l’expression qui nous donne envie de nous auto-énucléer en ce moment, c’est “t’es adorable”.
“Oh merci t’es adorable”
Rien que de l’écrire, j’ai les poils des bras qui prennent feu.
Bref, y’a beaucoup à dire sur les mots qu’on emploie dans le travail. Moi en tout cas j’ai beaucoup à dire, donc voilà, je vais le dire. Et je vous garantis un article qui n’abordera PAS le jargon franglais, c’est trop facile, la terre entière a déjà disserté dessus et sur son rôle sectaro-excluant. Non, je vais faire un sort à ces mots bien français, euphémismes, contresens et tutti quanti, et à ce que leur usage dit de nous.
Voici donc un glossaire catégorisé de l’enfer terminologique dans lequel nous vivons et de ce qu’il cache (spoiler : généralement des logiques de violence et de domination). Je voudrais remercier la commu (oui je m’auto-juge quand je dis des trucs comme ça rassurez-vous) sur Insta qui m’a inondée de suggestions toutes plus savoureuses les unes que les autres. J’ai failli louper “bande passante”, imaginez.
Puisque dans le monde corporate, y’a un enjeu à rester good vibes, on met une énergie dingue à tenter de masquer toute notion un peu conflictuelle, difficile ou malaisante et à foutre un costume de Télétubby sur la violence et l’exploitation pour les rendre SFW. J’avais déjà fait un sort à “manager exigeant”, “gentil”, “restructurer”, “belle école” et “senior” dans l’article pré-cité, mais en voici une pelletée d’autres, car vraiment, on n’en manque pas :
Transition : ça globalement, c’est une crise. Un bordel. La hess. Le zbeul. La merdouille quoi.
C’est en stand-by : c’est dead.
Optimisation : baisse des coûts.
Rationalisation : pareil, mais surtout en supprimant des postes.
Pivot : changement de cap suite à un plantage.
Challenge : problème.
Se challenger : se sortir les doigts, voire transformer sa propre exploitation en quête personnelle épanouissante.
Ça prend 5 minutes / fais juste un truc simple / te prends pas la tête : ça a donné une discussion intéressante dans mes DMs. Savoir s’extraire du perfectionnisme et accepter le “good enough”, ça change la vie. Je recommande. Mais uniquement quand ça vient de soi. À la seconde où quelqu’un d’autre, qui a priori n’exerce pas notre job, se met à définir le temps qu’une tâche devrait nous prendre, ça pue. Petite pensée pour les DA, premières victimes du “ça te prendra 5 minutes”.
En bonne intelligence : on va faire ça sans contrat/devis/officialisation dans l’espoir qu’aucun d’entre nous ne nique l’autre. Utilisé dans 100% des cas dans une relation dominant/dominé. Je vous fais pas un dessin sur le dessein.
Tu me sauves la vie : il est communément accepté que dans nos métiers, on sauve pas des vies. Alors pourquoi cette hyperbole ? POURQUOI ? Pour signifier à quelqu’un que ce truc qu’iel a fait pour nous, généralement 1/ parce qu’on est son·sa boss, donc pas vraiment le choix 2/ hors de sa fiche de poste 3/ hors des horaires de bureau, a vraiment servi à quelque chose. Alors que non. Le truc qui “sauve la vie” sauve vachement moins la vie au prochain round de licenciements, c’est marrant.
Bande passante : AH IL EST BIEN CELUI-LÀ HEIN ? ON A BIEN ENVIE DE LE DÉGOMMER HEIN ? Vous savez bien ce qui a de la bande passante normalement. Un serveur. Un routeur. Un boîtier Freebox. Bref, une machine. On a utilise littéralement un terme qui désigne “la capacité de transmission d'informations d'un équipement électronique” pour décrire le temps des gens, et SURTOUT, SURTOUT éluder leur état physique et psychologique. Parce que “tu as de la bande passante ?” signifie “as-tu du temps que tu serais donc légalement dans l’obligation de me donner”, et jamais, JAMAIS “es-tu ok/capable/en état de faire ce truc là tout de suite ?”.
Agile : rapide et pas cher, mais surtout rapide, mais surtout pas cher. “On attend de l’agilité” implique généralement non pas, selon la définition, “la mise en place d’un process performant de communication fondé sur la collaboration avec ses clients” (car ils mettront trois semaines à donner un feedback), mais juste de charretter pour délivrer dans des délais intenables.
Flexibilité : être flexible, techniquement, ça veut dire être capable de plier sans rompre. Quelqu’un de flexible sait courber l’échine SANS avoir l’impolitesse de craquer. Et cette deuxième partie de l’énoncé est essentielle. Car la flexibilité n’est pas requise envers les choses positives, mais envers les contraintes, les demandes et les abus. La flexibilité implique d’endurer, mais en gardant le smile et sans faire porter à l’autre le poids des effets de son comportement.
Là c’est facile, c’est les trucs qui signifient exactement l’inverse de ce qu’ils disent, que ça soit volontaire ou non. Ils ont pour rôle principal de prendre les gens pour des cons, avec leur consentement ou non.
Plan de sauvegarde de l’emploi : ben c’est un plan de licenciements en fait.
Nos amis de : alors je dois avouer que j’ai une vraie affection pour cette expression. Je ne l’ai JAMAIS vue utilisée sincèrement, mais son usage est précis et assez jubilatoire. “Nos amis de [insérer ici nom de l’entreprise]” désigne 100% du temps des gens 1/ avec qui on est forcé de collaborer 2/ dans une relation hypocrite et pénible 3/ et pour qui on a un mépris sans bornes.
Game changer : vous avez remarqué comme les autoproclamés “game changer” ne changent jamais le game ? Je pense que le game changing, c’est comme le luxe : si on dit le mot, c’est qu’on l’est pas.
Résultats encourageants : c’est la merde.
Crucial : pas crucial.
Prioriser : choisir 15 trucs urgents à faire en premier au milieu de 100 trucs urgents, les 85 autres étant donc rendus d’autant plus urgents par la “priorisation” des 15 premiers.
Sens-toi libre : de faire exactement ce que je te demande, mais de trouver dans un aspect marginal de la tâche la possibilité d’exprimer ton individualité.
Cdlt : bah oui. “Cordialement” ça veut dire “qui vient du coeur”. A priori, ne pas faire l’effort d’écrire une formule de salutations avec toutes les lettres, ça vient pas du coeur. Je vous laisse décider de quelle partie du corps ça sort. Je dirais le cul, mais sentez-vous libres.
La responsabilité, c’est facile : soit on la remet sur les individus (cf. mon article sur le sujet) pour dire que c’est de leur faute si iels galèrent, soit… soit… soit rien, en fait. Mais c’est pas facile de “rien”. Voilà comment on parvient à “rien”, c’est-à-dire à faire porter aux autres le résultat de nos décisions sans en assumer la responsabilité :
On : j’ai des amis qui militent pour que je fasse un article entier sur le “on” et son incroyable pouvoir de dissolution. Le “on” c’est la soude caustique de la responsabilité. Car le “on”, ce n’est évidemment pas le "je” qui implique une prise de responsabilité individuelle, mais ce n’est pas non plus le “nous” qui définit un collectif précis, et implique une action commune et concertée. Le “on” sert principalement à deux choses : lyophiliser le rôle des décideurs dans un choix difficile (“on doit se séparer de”), et donner du travail aux autres sans même assumer que c’est un ordre (“on a besoin que ça soit fini ce soir”). Il est surpuissant sous sa mollesse apparente. Le “on” c’est François Hollande en fait.
Il : le “il” et le “on” ont clairement élevé les cochons ensemble. Ils sont unis dans leur quête du flou décisionnel. Mais le “il” nique le “on” à la course : il ne dilue pas la responsabilité, il l’efface. Il crie FAKE NEWS à toute forme d’imputabilité. C’est pervers : des expressions comme “il a été décidé”, ou “il est convenu” sont à la fois brumeuses et… indiscutables. Ajoutez du conditionnel (“il faudrait faire ça”) et c’est encore plus veule. Et évidemment, mixez-le avec “on” (“il faudrait qu’on”) et nous voilà avec un combo non pas explosif mais implosif : personne ne commande (à part Jérôme), personne ne bosse (à part Hugo), personne n’est pro (à part Pascal), personne n’a l’idée (à part Johnny), personne ne gère (à part Richard).
Horizontalité : disons-le de but en blanc, brut de pomme, sans ambages et sans tortiller du fiak. L’HORIZONTALITÉ N’EXISTE PAS. Elle est littéralement impossible. À la rigueur entre associé·es à parts égales, et encore, a priori là on se répartit les champs de décision. Partout ailleurs, c’est un mensonge. Car l’entreprise, comme le disait mon prof dépressif, est un régime totalitaire. Par la force des choses, certaines personnes y ont un droit de vie ou de mort sur l’employabilité des autres, et une responsabilité (légale) sur le résultat et l’avenir de la structure. À partir de là, proclamer l’horizontalité du management ou des décisions revient à simplement nier cette responsabilité. C’est au mieux lâche, au pire cruel, probablement hypocrite.
Business-first : une formule qui, en un claquement de doigts, évacue toute considération humaine, éthique ou sociale derrière une pseudo-évidence économique. Qu’on s’entende, penser business-first, c’est le rôle d’un·e dirigeant·e, mais prendre des décisions aussi. Alors tenter de faire passer des décisions pour des lois naturelles incontournables… c’est faux-cul.
“le marché/le contexte/la situation” : bon ça c’est facile, c’est blâmer quelque chose de flou et de plus grand que soi pour annoncer généralement une mauvaise nouvelle, et masquer le fait que dans toute situation, il y a toujours une marge de choix.
J’en parlais dans l’interview chez Sorcière Ta Mère, il y a tous ces mots encore en circulation qui persistent à maintenir une domination, qu’elle soit de genre, sociale, ou autre. Ils ont l’air de rien comme ça pourtant hein.
Nana/nénette/miss : y’a pas de débat, c’est au mieux infantilisant, au pire dégradant. Ça vous paraît d’une autre époque ? Et pourtant, c'est le cafard de la terminologie corporate : ça survit à tout, même à metoo. Et comme le cafard, ça prolifère dans l'ombre : vous l'entendrez pas en réunion, mais demandez aux meuf autour de vous, vous verrez que ça grouille encore. AH et j’oubliais : comme si c’était pas assez gerbant tout seul, “la miss” s’accompagne étrangement souvent d’un indirect et dépersonnalisant “elle” : “alors la miss, elle va bien ?”. Pourquoi ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est que ça me donne envie de repeindre les murs avec ton plasma, frérot.
“Il nous faut un gars qui/une meuf qui” : alors c’est marrant, on a beau poster des annonces non-genrées sur les sites de recrutement, dans sa tête on a quand même une idée bien précise de ce qu’on cherche. Idée qui, paf, nous échappe au détour d’une phrase. Et c’est rigolo comme “il faut un gars” quand on décrit un métier technique, et “il faut une meuf” quand on se parle d’un truc créatif ou impliquant de la sensibilité.
“Merci, t’es adorable” : NOUS Y VOILÀ. Sur le papier, c’est jonti hein ? Tout sucré de gratitude. Vous voyez ptêt pas le problème ? Alors imaginez-vous dire “t’es adorable” à votre boss. À un mec de votre âge. À un client. Voilà. “T’es adorable”, dans le cadre du taf, réalise deux choses. La première, c’est de reléguer un truc que quelqu’un a fait pour nous au rang de “petit service”, un truc para-professionnel, qui n’entre pas en compte dans la relation de travail ni dans son évaluation. La seconde, c’est de créer un ascendant. “T’es adorable”, ça crie “petite chose”. C’est pas un “fallait pas”, c’est un “t’es vraiment mim’s de te laisser bolosser comme ça alors que tu vas rien en retirer”. Hihi.
Ambitieuse : “ambitieux” c’est une qualité. “Ambitieuse” c’est à la limite de l’insulte. C’est rangé dans la petite boîte de tous ces trucs qu’on reproche aux meufs quand elles se comportent comme des hommes, avec '“agressive” et “autoritaire”.
Cette dernière partie regroupe tous les termes qui dénotent une absence totale de recul collectif. Les trucs qui, si on se regardait de l’extérieur, nous feraient pouffer. Mais on pouffe pas. On hoche la tête gravement en prenant des notes. Bref, voici une catégorie fourre-tout du n’imp le plus total et pourtant le plus répandu.
Assertif/déceptif/incentiver/implémenter/confusant/faire sens/impacter/adresser un point : je vais même pas vous faire un instant Bernard Pivot sur le fait que ce ne sont PAS des mots français. Je voudrais juste dire qu’a priori, si on utilise des expressions plaquées de l’anglais alors qu’il existe une alternative POUR CHACUN de ces termes, c’est probablement parce qu’un ramollissement du sens est à l’oeuvre.
Quid : le saviez-vous ? À chaque fois qu’une personne commence une phrase par “quid” au premier degré, un bébé koala tombe d’un arbre. Il est donc temps de cesser. Si ce n’est par respect de soi, au moins pour les koalas.
Quick wins : pardon, mais c’est ridicule à prononcer déjà, quick win. Couicouine. COUICOUINE.
Couac : pareil. Déjà, disons les termes : c’est pas un “couac”, c’est soit un problème, soit qu’on a déconné. Ensuite… ben “couac” quoi. On est pas des canards bordel.
POC : “on va faire un POC”, sur le papier, c’est cool, c’est agile, c’est américain. Pourtant, tout haut, ça sonne exactement comme “on va faire un plouf”. Pas sérieux. Heureusement le sens… ah ben non, le sens n’est pas sérieux non plus. “Proof of concept” en est venu littéralement à dire : “on va faire un truc mal gaulé torché en deux-deux et voir ce que ça donne”. Rien. Ça donne rien. Les POC, ça fait pschitt. Alors quand le POC passe en MVP…
Bon, dans ma tête, là, je vous sortais des études de linguistique ou je sais pas, pour montrer l’influence du langage sur les perceptions. Je faisais même un détour sur l’écriture inclusive.
Mais en fait, moi je propose qu’on reste sur cette note de fun.
Je vais donc finir par couicouine.
Couicouine.
COUICOUINE.
Sev