Que nous dit le blues du dimanche soir ?

Et si la déprime dominicale était un problème systémique ?

CDLT
7 min ⋅ 29/06/2023

C’était super les vacances, merci. Je suis même revenue pas trop déprimée, et ça m’a inspiré ce post.

Vous savez quoi, je pensais qu’attaquer cet article sur le blues du dimanche soir serait vachement facile, et en fait non.

Ça fait toujours ça, dès qu’un sujet touche de près ou de loin à la santé mentale.

C’est bizarre, quand des études nous disent que

  • non seulement il est extrêmement répandu (75% des gens le ressentent - c’est autant que le pourcentage de Français possédant un smartphone ou estimant que le XV de France est capable de remporter la Coupe du Monde)

  • mais qu’en plus il est en progression : 74% des concerné·es disent que leur blues du dimanche a empiré récemment à cause du contexte d’incertitude (c’est autant que le pourcentage de Français qui font davantage confiance aux Régions qu’à l’Etat / qui sont défavorables à l’expérimentation animale) (wait, WHAT? QUI SONT LES 26% ?) et 37% parce qu’iels sont encore plus surmené·es qu’avant (ce qui est aussi le pourcentage de Français qui sont prêt·es à tout plaquer par amour).

SUNDAY SEUMDAYSUNDAY SEUMDAY

Donc on va commencer par un jeudi confession : je suis sujette au blues du dimanche soir. Mais genre, sujette, SUJETTE. Depuis aussi loin que je me souvienne. Ça a commencé par la boule au ventre avant de retourner à l’école, accompagnée de tous ses scénarios porteurs d’espoir invariablement déçus - incendie du collège, catastrophe nucléaire, maladie intense et invalidante (mais pas trop douloureuse). Ça s’est traduit par un absentéisme de compétition (vous voyez les petits mots bleus et roses à faire remplir dans le cahier de correspondance ? ben je les ai finis). Ça a continué par une boule au ventre les dimanches avant de retourner au taf, qui se volatilisait miraculeusement, remplacée par de l’excitation, quand j’arrivais dans une nouvelle boîte - j’étais guérie ! - et finissait toujours par revenir. Et contre toute attente… ça n’a pas disparu quand j’ai créé ma boîte. Au début, rien, et puis c’est revenu full frontal tel le boomerang me revient des jours passés. Depuis quelques années, mon blues du dimanche soir est à peu près sous contrôle - et j’ai fait la paix avec l’idée qu’il ne partira pas avant la retraite (et donc probablement jamais).

Donc voilà, j’ai eu envie d’essayer de comprendre ce que c’est, le blues du dimanche soir, et ce qu’il signifie à une échelle plus large, pas dans le self-help mais dans des questionnements plus systémiques. Pour les articles sur comment lutter contre, Google en regorge, venant souvent de gens aussi qualifiés que moi pour y répondre.

Instant définition - c’est quoi le BDDS

J’aime bien BDDS comme abréviation, ça a clairement des relents sado-maso. Les anglophones l’appellent aussi les “Sunday scaries” ce qui est presque trop mignon, on est pas dans Monstres et Cie.

J’ai trouvé ici cette définition simple que je vous traduis : “ce terme décrit les sentiments d'anxiété, de crainte, de tristesse, de ressentiment, de frustration ou de colère qu’on peut ressentir à l’approche de la fin du week-end”. S’il n’est pas un mal identifié, officiel et diagnostiqué, il est considéré comme une anxiété d’anticipation : la crainte d’une chose qui pourrait arriver (ou pas) avant qu’elle ne se produise (ou pas).

Donc bref, si le dimanche soir vous ressentez l’une de ces joyeusetés - anxiété, angoisse, irritabilité, ressentiment, colère, tristesse, solitude - elles viennent de là, elles viennent du blues.

Perso je l’ai connu en fifty shades of blues, mais je vais le synthétiser en trois niveaux :

  • Bleu Marine : le truc qui te handicape tellement que tu commences à avoir le blues le samedi par anticipation du blues du dimanche, et que tu organises un peu ton week-end autour (soit en essayant de compenser en faisant plein de trucs, soit en t’abandonnant directement à la mélancolie). Ajoutons à ça noeud au ventre, caca en spray, envie de “tout plaquer pour”, la totale.

  • Grand Bleu : le truc qui débute vers 15-16h le dimanche et teinte donc ¼ de ton week-end d’un bon filtre bien granuleux grisâtre bleuté à la Ken Loach.

  • Bleu ciel : le truc à peu près gérable, mais qui nécessite quand même de regarder un truc feelgood avant d’aller dormir.

Parce que ce paysage de la lose dominicale ne saurait être complet sans un peu d’histoire, il semblerait que sa première occurrence trouvable date de la moitié du XXème siècle. L’auteur, psychothérapeute et philosophe Viktor E. Frankl aurait appelé "Névrose du Dimanche" un mal qu’il a comme “Cette sorte de dépression qui affecte les personnes prenant conscience du manque de satisfaction dans leur vie lorsque le rush de la semaine chargée est passé et que le vide en eux devient manifeste". Ambiance. Le New York Times lui, en a fait un article en 1991, tentant de l’expliquer par la rupture de rythme et le bouleversement des rythmes circadiens.

Bref, ce que je trouve intéressant, c’est qu’un truc aussi profondément désagréable, potentiellement grave, en tout cas aussi révélateur de problèmes de fond soit aussi répandu, aussi connu, et pourtant si souvent évoqué avec légèreté. Le blues du dimanche soir, c’est normal, tout le monde l’a, c’est livré avec le monde du travail, emballé c’est pesé, passons à autre chose. OUI MAIS EN FAIT MERDE, NON ?

Ce que le Blues nous dit (manche soir)

Comme tous les sentiments confus, diffus, touffus, le BDDS semble être une entité unique et monochromatique qui ne signifie qu’une chose. Cette chose est souvent soit qu’on est une personne qui a trop tendance à déprimer (mais bon si on est 75%, alors…) et qu’il faut se reprendre et faire de la méditation (sérieux, j’ai trouvé ce conseil PARTOUT), soit qu’on est malheureux·se au travail, et qu’il faut en changer (c’est d’ailleurs pour ça qu’il est souvent utilisé comme “insight” par les plateformes de recrutement dans leurs pubs).

Mais pour l’avoir expérimenté sur toute l’échelle du dégradé de bleu - qui n’est clairement pas une couleur chaude - et dans plein de contextes différents, dont des contextes où j’aimais très fort mon travail (vu que c’est moi qui l’avais créé), je pense que les causes, formes, raisons du bousin sont bien plus variées que ça. Et qu’essayer de mettre un peu le doigt sur ce que le BDDS nous dit, c’est probablement le meilleur moyen de lutter contre cette espèce de culpabilité qu’on peut ressentir à le ressentir. Car peut-être, je dis peut-être, que le BDDS n’est pas qu’un problème individuel mais aussi structurel, et qu’il y a d’autres explications à aller chercher au-delà des listes à bulletpoints psychologisantes.

Alors donc, de quoi le BDDS nous parle-t-il ?

1/ De notre rythme (and blues) de travail

Alors que revoilà la sous-préfète la question des rythmes de travail, abordée en long, large, diagonale, hauteur, profondeur, bref, en 3D dans cette précédente édition de CDLT. Bref, si comme moi vous avez déjà liké un meme disant en substance que c’est un peu fatigant que le week-end se termine pile au moment où vous avez fini machines/ménage/administratif/devoirs des gosses, c’est peut-être que, derrière le lol, se pose une vraie question.

Celle de savoir si deux jours de “repos” par semaine suffisent vraiment, alors que nos vies sont globalement extraordinairement compliquées, nos niveaux de stress globalement extraordinairement élevés, nos jobs globalement pas du type qu’on peut laisser derrière soi en fermant la porte du taf.

2/ De la poreuse barrière vie pro/vie perso

Alors l’étude la plus récente sur le sujet nous vient du UK, et est limite trop récente étant donnée qu’elle est toujours en cours, mais les résultats préliminaires pointent fortement du doigt, même si c’est pas poli, l’effacement de la barrière entre vie pro et vie perso. J’en ai déjà fait des caisses sur le sujet, mais le BDDS est par définition une irruption du travail dans la vie, et donc serait forcément favorisée par d’autres irruptions du travail dans la vie, de type mails/SMS et trucs à finir pour s’avancer pour le lundi.

Du côté de soi-même, ça prône pour un compartimentage plus étanche entre ses deux vies (perso, le truc qui m’a sauvé la vie c’est d’avoir deux téléphones, et de séquestrer mon téléphone pro le week-end). Mais surtout, du côté des boîtes… BEN QU’EST-CE QUE VOUS VOULEZ QUE JE VOUS DISE DE PAS ÉVIDENT HEIN ? Mag en a parlé par exemple.

3/ Du contexte éclaté au sol dans lequel on évolue

Dans un vieil article nommé Continuer à travailler pendant que le monde s’effondre paru au début de la guerre en Ukraine et qui restera fièrement l’article de TTFO/CDLT le moins lol jamais sorti, j’explorais toutes les ramifications du fait de tenter de continuer à performer alors qu’autour de nous, c’est la merde (de type crise économique, instabilité politique, planète qui brûle, etc. etc.). Le compartimentage, c’est un idéal, mais même dans les bateaux ça marche pas toujours.

4/ De la culture du TGIF

Accrochez-vous à la rembarde, parce que celui-là est glissant. Entendons-nous bien : on est nombreux·ses à finir sur les rotules le vendredi (et je vous dis ça un jeudi dont, depuis mon réveil, je suis persuadée que c’est un vendredi).

Mais la culture du “le vendredi aprèm on sert à rien” prépare assez logiquement pour un “lundi de la douille”. Car une improductivité célébrée et admise se contrebalance, parce que rien n’est gratuit, par l’idée qu’on rattrapera tout le lundi, voire pire, le week-end, deux moyens de bien s’assurer d’un BBDS qualitatif et de se lancer tête la première dans un petit cercle vicieux des familles.

Je pense vraiment que c’est une histoire de culture de boîte, et qu’elle est très voisine de la culture de la célébration de la charrette. Ce sont des cultures qui valorisent le fait d’être là, présent·e, de travailler beaucoup (en nombre d’heures) vs. travailler bien/mieux. Ce sont des cultures qui semblent généreuses, mais où le don s’accompagne toujours d’un contre-don, et souvent le contre-don, on le prend sur son temps perso.

5/ De culture de la performance

Je dois vous dire que dans mes “recherches” (qui méritent vraiment pas mieux que des guillemets), au milieu des conseils à l’emporte-pièce ou d’une débilité crasse (“try to not have negative thoughts”) je suis tombée, dans cet article de The Atlantic, sur un témoignage qui m’a mis un coup de pied retourné dans la mâchoire, et qui parlait de la pression de tirer le meilleur parti possible de ces deux jours de week-end, de réussir à accumuler plein d’expériences mais aussi à se reposer :

It's a mix of ‘Have I been productive enough?’ and ‘Have I relaxed enough?’

Putain, je sais pas vous, mais pour moi c’est exactement ça. Un week-end, c’est un temps contraint (cf. point 1) et des besoins élevés (cf. recharger les batteries), et ça devient donc… un enjeu de performance. On se retrouve à devoir tout faire pour “réussir son week-end”, pour soi mais pas que. C’est quand même fou, mais avouez, c’est quand même l’enjeu du “t’as fait quoi ce week-end ?” à la machine à café. D’ailleurs, y’a qu’au Royaume-Uni que j’entendais extrêmement souvent la réponse “rien et toi ?”, alors qu’on n’oserait pas chez nous. On se retrouve dans une course à faire des trucs, comme à play aussi hard qu’on a work hard (foutant au passage un gros bordel dans nos rythmes de sommeil), comme pour compenser.

Ça renvoie à plein de questions de rythme de travail, mais aussi à une culture de la productivité sur TOUT que je ne vais pas expliquer parce qu’on est au courant (cf. mesurer la qualité de son sommeil). Je vous renvoie à cette vidéo d’Albert Moukheiber sur le sujet d’apprendre à faire “rien”.

6/ De notre travail, évidemment

Mettons, là, on a bien tout déconstruit, on s’est bien rendu compte qu’on n’était pas seul·e, qu’a priori y’avait beaucoup d’enjeux structurels dans le BDDS, on a changé ce qu’on a pu, mais voilà, là il reste quand même un gros monceau de bouse solidifiée dans notre dimanche, qui est qu’on n’a tout simplement pas envie d’aller au boulot, ce boulot-là précisément, le lendemain.

Ben là oui, on peut se le dire, le BBDS est un red flag. Une invitation à essayer de mettre le doigt sur le truc qui va pas (ambiance, charge de travail, contenu du taf, gens, etc.) pour le régler/le fuir. C’est important les red flags, ça aide à savoir quand il faut pas se baigner (croyez sur parole une meuf qui s’est fait dégommer les guiboles par des méduses y’a deux semaines).

La même chose en plus direct et mieux résumé par mon pote Etienne hier soir :

Bref, si vous retenez un truc de ce pavé (Maria), c’est globalement que voilà, on est tous·tes dans le même submersible.

CDLT,


Sev

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Par Séverine Bavon

Ancienne employée, dirigeante d’une entreprise dans le freelancing, j’aime mettre les pieds dans 1/ le plat 2/ les évolutions du monde du travail. Je m’attaque, toutes les deux semaines, à un sujet lié au taf qui pose problème, qui m’énerve, ou qui devrait changer, avec une verve de tenancière de PMU et des sources académiques.

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