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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
22 août · 5 mn à lire
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A la recherche du time perdu - Épisode 3/4 : Une essence crémeuse

Le thriller corporate de l'été de CDLT livré en direct de mon cerveau dérangé à votre boîte mail

A la recherche du time perdu suit la quête d’Elodie, qui doit ABSOLUMENT remplir ses timesheets avant de partir en vacances, mais est saisie d’une amnésie totale sur ce qu’elle a fait le mois écoulé. Elle a donc 4 jours pour mener l’enquête sur ces 4 dernières semaines, sous peine de ne pas recevoir son salaire avant de partir en Grèce.

L’épisode précédent qui suivait lui-même le premier épisode car c’est bien foutu, a vu notre enquêtrice se dépasser et réaliser l’impensable (aller sur place au bureau) pour tenter d’éclaircir le mystère de son amnésie. Elle n’y trouve pas grand-chose, si ce n’est un sentiment d’inutilité, un mail IMPRIMÉ un peu chelou, et son boss, qui veut lui parler.

Alors j’ai le plaisir de vous annoncer que je ne suis pas en gueule de bois ce jeudi matin.
Certes je me sens un peu barbouillée et j’ai mal à la tête, mais ce n’est pas dû à l’alcool, car je suis désormais, depuis hier, une personne raisonnable.

Il fait chaud et mes doigts collent sur le clavier. Ça serait bien d’avoir un ventilateur (monté, je veux dire).
Je me suis connectée sur Slack pile à 9h30, ce qui ne sert à rien car personne ne vient me parler. Mais je pense que l’effort a été noté.

Vous voulez savoir pour la conversation avec Simon, le CEO, j’imagine.
C’était pas le moment le plus agréable de ma vie. 

Il m’a fait asseoir en face de lui de l’autre côté de son bureau. Je ne sais pas si c’est fait exprès pour que les gens ne s’éternisent pas, mais le siège n’était pas très confortable (l’assise un peu courte qui scie les cuisses là, et puis un peu trop haute que tu puisses pas poser les pieds à plat par terre). Au-dessus de sa tête, la même phrase de Salman Rushdie mais dans une belle calligraphie noire encadrée de noir. Sur son bureau : rien, juste son ordinateur et une plante cheloue qui ressemble à un chou-fleur ouvert avec quelques fleurs violettes au milieu. Le bureau Marie Kondo c’est un peu un power move : ça dit “moi mon taf c’est les idées et la vision, je m’embarrasse pas du matériel”.

Bref, la conversation fut à peu près de cette teneur : 
“Elodie, je voudrais qu’on parle de ton comportement lundi soir.
- Ah.
- Tu as quelque chose à me dire à ce sujet ?”
Ben non patate, j’ai pensé, je ne ME LE rappelle pas.
“Euh… je suis désolée ?
- Désolée de quoi ?
- …de mon comportement ?
- Mais encore ?
- Alors euh… tu vas rire (oui on tutoie son CEO dans les startups cool) enfin non, tu vas pas rire, mais il s’avère que euh… eh bien j’ai assez peu de souvenirs de la soirée de lundi en fait…
- Ah.”

Alors vous allez dire que je sur-interprète et que c’est une stratégie pour lutter contre le sentiment de culpabilité, mais voilà : ce “ah” n’était pas le “ah” auquel je m’attendais. Je tablais sur un “ah” déçu, peut-être même horrifié, en tout cas un peu dépité par l’ampleur de ma déchéance (le “ah” de mes parents quoi). Et c’est bizarre, mais c’était plutôt un “ah”... de constat ? Je veux dire, presque… soulagé ? Cela dit, sur le moment j’ai pas eu le temps de m’étendre sur ce “ah”, parce qu’une personne est entrée dans le bureau pour dire que Simon était attendu à la réunion de product roadmap avec les US, et que j’en ai profité pour sauter de ma chaise pas ergonomique en bafouillant un truc de type “bon ben alors je vais pas te déranger plus longtemps”. J’ai pris mes cliques, mes claques et le métro direction chez moi.

Peut-être que ce qu’il me faut, c’est du self care. Peut-être que ce mois-ci j’ai pas assez pris soin de moi et que c’est pour ça que j’ai perdu la mémoire. J’ai pas un corps très sain, comment voulez-vous que j’aie un esprit sain. Tiens, je vais aller jeter un œil à PerkNoël, le site qui répertorie les offres du CSE (si c’est proposé par le travail, c’est du travail).

Attendez, c’est une mine d’or ce truc.
Pourquoi j’ai jamais regardé avant ?
Moi qui savais pas à quoi servaient les délégués du personnel dans les boîtes “cool”, me voici éclairée. Autant, pour la défense des salariés y’a personne, mais pour les réducs au Club Med Gym, à la Fnac, à l’Alpe d’Huez, à Roland Garros, sur Petit Bambou, sur des brosses en bambou, sur des vélos électriques français, à des cours de spinning, à l’Olympia, sur les séjours Pierre & Vacances, sur des kits pour faire du kombucha, à l’Aquarium de Paris, à Disneyland Paris, au Futuroscope (on notera l’absence remarquée du Parc Astérix), au Zooparc de Beauval, au Louvre, aux stations Total, dans une salle d’escalade qui fait également coworking, à la Ruche qui dit Oui, sur des gourdes isothermes, sur des ateliers zéro déchet, sur des plantes de bureau (expliquant le chou-fleur de Simon) ou sur des box Oh My Cream, là on est servi.
Comme quoi, ceux qui crient à la mort du syndicalisme c’est juste des rageux.

Ah, voilà peut-être ce qu’il me faut : “-30% sur un soin Éternelle Jeunesse au spa Nuxe”. Je savais pas que Nuxe avait un spa. Et si le vrai Nuxe, c’était le spa ? Cela dit, le soin Éternelle jeunesse, c’est à double-tranchant. Imaginez ça marche trop bien, et après dans les bars on me demande une pièce d’identité quand je commande à boire ?

Bon, je sais très bien ce que je suis en train de faire. Je suis en train d’éviter le sujet. J’ai vu le TED Talk sur la procrastination. Ça n’a pas réglé le problème mais au moins maintenant je SAIS quand je suis en train de repousser un truc important.
Je ressors donc le mail imprimé de Patrick. 

Expéditeur : h.desire-ux@nexusdynamics.com
Objet : Réunion - Projet Tartare 

Chers collègues,

Espérant que vous vous portez bien, je vous annonce que votre présence est requise pour notre réunion semestrielle sur Tartare, avec à l’ordre du jour : 

  • Révision des objectifs

  • Clôture comptable

  • Livraison de la version beta

Elodie se chargera de recueillir vos RSVP.

Simon

05.22.03.01.15

Quand j’étais plus jeune je voulais faire “enquêtrice” quand je serais grande. Par sur des trucs glauques, les meurtres et tout ça : je déteste la vue du sang ainsi que la mort, la violence et bosser debout. Je me voyais plutôt révéler les grosses machinations des magnats, des entreprises, des gens puissants, genre Erin Brockovich ou Les Hommes du président. La Conseillère d’Orientation m’a cordialement indiqué que j’avais pas les notes pour faire avocate et que le journalisme c’était bouché, donc j’ai fait une licence de psycho qui m’a grave ouvert des portes. En tout cas, je suis forte en escape games.

Mais voilà, ce mail réveille mon instinct de reporter, mon instinct-Tin. Y’a un truc louche. Enfin non, TOUT est louche. L’ordre du jour n’a pas de sens, le numéro de téléphone du… Sud-Ouest (j’ai dû googler) n’a pas de sens, l’expéditeur différent du signataire n’a pas de sens, l’absence de date et d’heure de réunion n’a pas de sens.

Je checke dans l’annuaire d’entreprise s’il y a un “Désiré”, et non (nous sommes freed from Désiré). L’adresse mail ne renvoie à aucune fiche employé (et DIEU SAIT qu’on nous a demandé de remplir les fiches employé) (elles ressemblent toutes à des profils Tinder, genre “Pierre, Office Manager, j’aime le vin et les grands espaces, n’hésitez pas à m’écrire” ou “Moi c’est Sandra, juriste, j’adore voyager et j’ai toujours des madeleines dans mon bureau, passez me voir au 3ème”) (pardon mais QUI déteste les grands espaces et voyager ?) (c’est pas une personnalité, c’est tout ce que je veux dire). En plus l’adresse ne suit pas le format prénom.nom@ de toutes les autres (sauf celles des premiers employés, qui nous narguent avec leur prénom@ de gens qui ont eu le nez creux d’avoir rejoint la boîte au début, on les connaît c’est les mêmes qui achètent dans un quartier en ruines pile 3 ans avant que ça devienne ultra-bobo). Elodie je vois qui c’est, y’en a qu’une seule autre, c’est l’une des assistantes de direction (elle garde l’agenda de Simon comme Gollum s’il était physio au Manège à Bijoux). Les destinataires sont en bcc, donc pas de piste de ce côté-là. Je google le numéro de téléphone qui ne correspond évidemment à rien. Je suis à deux doigts de l’appeler (et dieu sait qu’appeler un numéro inconnu c’est un effort, je suis une Millennial) quand je relis à nouveau le mail, et que ça tilte. Franchement, je suis super forte en escape games (je l’ai déjà mentionné ?) alors si j’étais moins dans le jus, j’aurais capté direct.

Les premières lettres de chaque paragraphe. C’est un anagramme. Non, un acrostiche. Enfin le truc avec les premières lettres de chaque mot qui forment un mot. Le mot c’est “CERCLE”. La salle de pause ? C’est chelou. Mais purée. J’AVAIS RAISON. C’EST UN MESSAGE CODÉ. Quoi qu’en disent mes évals, je suis pas intégralement débile à défaut d’être billable.

Je suis mi-excitée mi-terrifiée. 
Je vais me chercher un verre d’eau. 

“H.desire-ux”.
AH, ÇA, C’EST UN ANAGRAMME.
Désireux ? Non.
Hideuse ? Non.
“DIX HEURES”. DIX HEURES. VOILÀ ÇA C’EST L’HEURE DE RÉUNION.

Je suis un génie, en toute modestie.

Maintenant on s’attaque au numéro de téléphone chelou. Il me donne plus de fil à retordre. Ça ressemble à ces trucs codés où chaque chiffre correspond à la position d’une lettre quelque part. Pas dans l’alphabet, parce que ça ferait “EVCAO”. Je teste le chiffrement de César (je le cite parce qu’askip il est assez tendu sur la propriété intellectuelle), mais ça ne marche pas ses salades. Et là je heurte un mur, parce que si c’est chiffré sur la base d’un texte que tous les destinataires possèdent et moi pas, je suis dans la mouise, pas du tout sauvée des eaux.

Ou peut-être…

C’est chelou ce “Tartare” quand même. Une petite recherche dans Slack m’indique qu’il n’y a aucune, mais absolument aucune mention de ce projet dans nos channels. 

Bon, ben tous les détectives, même les rockstars, ont des petits moments de lose, donc voilà, je google “Tartare” et forcément, je me retrouve à scroller sur des recettes de viande crue, puis sur toutes les variantes du fromage à tartiner.
Comme prévu, ça ne sert à rien.
Mais ça me donne faim.

Je vais me chercher une tranche de pain complet et cette merveille onctueuse appelée Saint Môret qui semble avoir été moulée dans le plus doux des nuages. Et bientôt, machinalement, accablée par la morne journée et la perspective de mes timesheets restant vides, j'étalai sur la tranche de pain frais une généreuse portion de ce divin nappage. Mais à l'instant même où le fromage frais mêlé aux graines toucha mon palais, je tressaillis, attentive à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Une volupté délicieuse m'avait envahie, isolée, sans la notion de sa cause. Elle m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie corporate indifférentes, ses fails inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence crémeuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir bif-bof, un peu useless, naze. D'où avait pu me venir cet énorme kif ? Je sentais qu’il était lié à la texture soyeuse et au goût délicat du fromage, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ?

Et tout d'un coup la mémoire m’est revenue.

Rendez-vous la semaine prochaine pour le dernier épisode qui va être action-packed, au point qu’il y a une chance qu’il soit en deux parties, comme un bon vieux film Harry Potter quand on essaye de bien siphonner l’IP. Vous pouvez toujours soumettre votre théorie en DM et bonne semaine !