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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
14 mars · 8 mn à lire
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Le droit à la déconnexion : anatomie d'une chute

Alors elle l'a tué ou pas (le droit du travail) ?

Pas d’annonce particulière aujourd’hui, mais y’en aura des pas piquées des hannetons à la prochaine édition. En attendant vous pouvez toujours m’écouter parler de travail sur toutes les plateformes dans une interview du podcast Les Équilibristes, m’acheter (on s’entend) sur Etsy ou me follow sur Insta.

J’suis pas juriste. Et comme beaucoup d’entre nous j’imagine, lors de l’inscription de l’IVG dans la Constitution, j’ai beau avoir lu quantités de points de vue d’experts sur le sujet, je suis toujours un peu paumée sur la question de savoir si une liberté c’est plus ou moins protégé qu’un droit. Si je comprends bien, un droit c’est quand même pas mal plus solide, mais une liberté ça peut faire l’affaire, enfin ça dépend.

Mais bon, si on a une “liberté garantie” d’avorter, y’a un truc qui, s’il n’est pas dans la Constitution, est bel et bien un droit, c’est le droit à la déconnexion.

Adopté en grande pompe en 2017 et proclamé à la terre entière, à tel point que tous les pays, et non moins important, Emily in Paris, pensent qu’il est illégal de travailler hors des heures de bureau en France. Genre on ferme notre ordi, on se visse le béret sur le caillou et on part siroter notre vin rouge en terrasse en fumant des Gauloises sur un fond d’accordéon, libres de tout souci.

Oui, mais.
Je ne vous l’apprends pas.
Ce n’est pas le cas.

On va voir en détail comment ce droit est garanti (spoiler : pas trop), appliqué (spoiler : pas trop), et si vous tenez jusqu’au bout on s’offrira un top topito des meilleures (spoiler : pas les meilleures) mesures mises en place par des entreprises pour le garantir. Le tout avec des références absolument random à des films oscarisés sans raison valable BIENVENUE DANS LE BORDEL QU’EST MON CERVEAU CETTE SEMAINE.

On va pas en faire des caisses sur pourquoi ce droit est important, juste dire que 43 % des salarié·es français·es disent ressentir de la fatigue à cause de l’utilisation des outils numériques professionnels, et 35 % affirment qu’il s’agit d’une source de stress, et globalement le stress c’est pas top (Gun).

Et petit disclaimer : le droit à la déconnexion, c’est quand même beaucoup un problème de riches, parce qu’il concerne principalement les métiers intellectuels, de bureau, en tout cas les jobs où tu pètes davantage des câbles que ta colonne vertébrale.

Le droit et ses travers

1/ Spotlight sur l’origine du bail

On est en 2017 (je sais qu’on est pas en 2017, projetez-vous un peu) et le droit à la déconnexion entre en vigueur via la loi Travail de la Ministre El Khomri, qui ajoute l’article L. 2242-17 au code du travail.

Ce nouveau droit est le résultat de plusieurs études, et notamment d’un rapport datant de 2015, dit rapport Mettling - rapport à ce qu’il a été commandé à Bruno Mettling - sur les effets de la transformation numérique sur le travail. On y lit notamment que le télétravail est “promis à un bel avenir” (oh Bruno, si tu savais), mais aussi une analyse assez poussée des effets de la digitalisation sur le travail, notamment sur la charge de travail et la santé, que je vais vous résumer ainsi : internet —> le travail devient Everything, everywhere, all at once —> c’est pas ouf.

Il y cite une étude qui dit que 72% des cadres bossent dans des boîtes qui n’ont pris aucune mesure de régulation du bousin, et que “plus d'un tiers ont le sentiment de ne bénéficier d'aucun droit à la déconnexion”.
Et deux ans plus tard paf, si Mourir peut attendre, le droit à la déconnexion lui, ne peut pas : le voilà.

2/ La loi et son application

Disclaimer bis : j’y b*te rien au droit donc ne me croyez pas sur parole, j’ai juste tenté une synthèse de sources parfois contradictoires écrites par des gens avec “Maître” dans leur intitulé.

Le truc c’est que le droit à la déconnexion, dans la loi, ne comporte aucune définition précise ni modalité d’application. Il est juste intégré dans une obligation plus large de négociation de l’employeur avec les partenaires sociaux sur la santé et la sécurité du personnel. Le but de ces négos c’est de parvenir à des accords par entreprise. Et à défaut d’accord, le droit à la déconnexion doit être mis en oeuvre via… une charte. Les chartes, c’est un peu comme les numéros verts du code du travail, mais OK.

Et qu’est-ce qu’on risque si on ne l’applique pas ? Alors c’est là que ça se corse, comme Napoléon, parce que… il n’y a pas de sanction spécifique. Ça veut pas dire qu’il n’y a rien : il y a des sanctions pénales au non-respect de l’obligation de sécurité des employeurs (le truc plus large pré-cité dont le droit à la déconnexion fait partie). Si j’en crois des sources que je lis sans la moindre compétence, l’absence de mise en place de ces négociations déjà constitue un délit d’entrave, sanctionné pénalement. Et le non-respect du droit à la déconnexion, comme toutes les obligation de santé/sécurité, si l’on en prouve les effets, peut donner lieu à l’octroi de dommages et intérêts. Ce qui a l’air de véritablement terrifier les entreprises, puisque 16% d’entre elles ont créé des règles de déconnexion et 23% des chartes de bonnes pratiques, wow c’est pas une vague c’est un tsunami, plus rien ne sera comme avant.

Ce qui est intéressant, c’est que cette obligation est des deux côtés, et qu’il incombe donc aux salarié·es aussi de la respecter. Par exemple, le 26 juin 2012 (c’était avant la loi mais t’vois), la Cour de cassation a validé le licenciement pour faute grave de cadres qui venaient travailler le dimanche. La juridiction a relevé « qu'en refusant de se soumettre aux horaires et jours de travail définis dans son contrat de travail, la salariée a fait preuve d'un comportement d'insubordination caractérisée de nature à entraîner la mise en jeu de la responsabilité pénale de l'employeur pour infraction à la règle du repos hebdomadaire” et que ça justifiait un licenciement.

On reviendra sur cet aspect, car la responsabilisation des individus, vous le savez, c’est ma grande passion.

3/ Ça prend quelle forme (de l’eau)

Parce que j’aime décidément m’offrir des petits plaisirs, j’ai décidé de googler “charte droit déconnexion + nom d’une entreprise du CAC au pif” pour voir à quoi ça ressemblait.

J’ai trouvé l’accord du Groupe Renault. Première remarque : c’est court, et c’est flou. On y trouve des pépites dans les règles, comme “s'interroger sur le moment opportun pour adresser un message ou joindre un collaborateur par téléphone”. Super, je pense que se reposer sur la capacité d’introspection des gens est clairement la solution. Ça parle globalement de sensibilisation et de réfléchir à deux fois avant de mettre trop de PJ.
Même mood
du côté de Engie qui propose quand même “l’organisation d’une journée sans mail”, c’est pas rien, et enjoint à “utiliser avec modération les fonctions CC ou Cci” ce qui, j’avoue, serait PAS DE REFUS. Petits points bonus pour Engie quand même avec la mise en place d’un bilan collectif d’utilisation des outils de messagerie, la possibilité de saisir les RH si son droit à la déconnexion n’est pas respecté, et la mise en place d’une commission de suivi, c’est quand même autrement plus sérieux.
Côté
Société Générale, là en revanche, circulez y’a rien à voir, à part quelques injonctions floues de type “En dehors de son temps de travail, le salarié n’est pas tenu de prendre connaissance des messages qui lui sont adressés où d’y répondre”, nous voilà rassuré·es.

En bref, Dune part, même si j’imagine que tout ça s’accompagne de petits pdfs plus détaillés envoyés à tous·tes, pour ce qui est de l’accord officiel, c’est pas très précis, d’autre part c’est pas très contraignant, et surtout la plupart du temps, assorti de zéro possibilité de recours ou de garantie de protection.

Et ça marche (de l’empereur) ?

1/ Ben non patate

Vous et moi on sait bien ce qu’il en est, mais on va pas cracher sur un peu de data .

Des études, y’en a eu notamment quand tout le monde s’est excité sur le concept pété des tracances. On a appris, notamment avec une étude de Glassdoor en 2022, que :

  • 36 % des salariés français se connectent à distance pour travailler en vacances

  • 1 sondé sur 5 télétravaille en vacances car son employeur lui adresse des demandes lors de ses congés

  • 24% des gens disent être sommés de prendre leur ordi portable en vacances

Et pour de l’encore plus frais, selon le baromètre Ugict-CGT/Secafi de septembre 2023 :

  • 7 cadres sur 10 (71 %) déclarent travailler au-delà de 40 heures par semaine

  • 50 % travaillent sur leurs jours de repos

Et pour du moins frais mais non moins rafraîchissant, en 2018 selon Opinionway pour le cabinet Eléas :

  • 65% des cadres et 68% des managers utilisent leurs outils professionnels numériques le soir

  • 62% le week-end

Kilucru ? Je tombe des nues.

Et ça s’est évidemment pas amélioré avec le télétravail, puisqu’askip pendant le Covid les journées de travail ont augmenté de 48 fucking minutes, et que si, selon Glassdoor, 68 % des gens estiment que son adoption leur a donné un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, la moitié reconnaît le risque d’un manque de frontière claire entre les deux, et selon l’Ugict-CGT, 80% des télétravailleur·ses ne disposent pas d’un droit à la déconnexion.

2/ La faute à qui ?

Vous avez noté ? Jusque-là j’étais pas si énervée. Mais rassurez-vous ça vient.

Dans l’article du Monde pré-cité, j’ai lu le genre de phrase qui me fait bouillir le sang en mode fusion atomique à la Oppenheimer :

Plus étonnant, cette habitude a souvent pour origine le travailleur lui-même.

ABAOUI TIENS. Ça serait dommage quand même de rater une occasion de mettre la faute sur les gens (Tenet, voici mon article sur le sujet).

L’article est assorti d’un peu de data :

  • 35 % des répondants utilisent leurs outils professionnels « par peur de manquer des informations »

  • 20 % rapportent même que le télétravail augmente tellement le niveau d’exigence des employeurs et des clients qu’ils estiment normal que les projets en cours continuent d’être gérés pendant les heures de repos.

C’est ptêt mon léger astigmatisme de l’oeil gauche, mais j’y vois pas d’origine du travailleur lui-même didon.

J’y vois juste le grand classique qui consiste à dire aux gens qu’iels ont complètement le droit de déconnecter, sans leur en donner les moyens, et d’en conclure donc que si iels déconnectent pas c’est de leur faute, pauvres créatures incapables de s’empêcher de bosser.

Vous pensez que j’exagère hein ?

Dans l’accord pré-cité de la SG, on lit :

chaque salarié quel que soit son niveau hiérarchique, doit veiller à se déconnecter de l’ensemble de ses outils numériques, en dehors des jours et des heures habituels de travail

Dans celui de L’Oréal :

S’il appartient aux dirigeants et aux managers d’être exemplaires en ce qui concerne l’application de ces principes et de veiller à leur respect, les parties rappellent que le droit à la déconnexion des salariés est également un devoir, ce qui signifie que chaque collaborateur doit prendre conscience de ce que sa propre utilisation volontaire des outils numériques professionnels mis à sa disposition par la société peut être inappropriée vis-à-vis de son environnement professionnel (…)

On trouve même des manuels pour expliquer comment “aider vos salarié.e.s à décrocher”.

On en arrive à la vraie complexité du sujet (que je n’ai pas du tout l’intention de creuser je préviens) : le droit à la déconnexion, ça ne se décrète pas. Ou du moins, le décréter est essentiel mais ce n’est qu’une étape. Un beau pdf avec des beaux principes c’est un début, la mise en oeuvre c’est une tout autre histoire. Evidemment, ça passe par de la sensibilisation et des mesures concrètes, d’abord (on va en parler). Ça continue par le fait de mettre en place des protections, des recours et une garantie d’absence de mesure de rétorsion. Et ça se termine par cette chose extrêmement floue qu’on appelle la culture, et qui commence par le haut. Le poids de la responsabilité, là, il est sur les dirigeant·es et managers, parce qu’il s’agit non seulement de “montrer l’exemple”, mais aussi, concrètement, de ne pas jouer à ce petit jeu vicieux qui consiste à dire “surtout, déconnecte” tout en faisant comprendre que ça serait cool de répondre à deux-trois mails pendant le week-end/le soir/les vacances.

Le top des mesures

Vous avez tenu jusqu’ici ? Wow. Bravo. Maintenant, dans la SEULE newsletter qui jongle entre des accords d’entreprise, des nuances juridiques et des tops à la con, on va enfin SE MARRER. Car depuis l’introduction de la loi, sans aller jusqu’à dire qu’à l’ouest, rien de nouveau, on n’est pas sur une révolution des usages. Alors que C’EST PAS FAUTE D’ESSAYER. Voici mes mesures préférées, de la moins pire à la plus pire.

8/ Daimler avec l’opération “mail on holiday” qui consiste à effacer automatiquement les mails reçus pendant les congés, et à rediriger l’expéditeur vers quelqu’un d’autre
Note : 11/10

Alors là, j’adore.
La weaponisation du mail d’out-of-office, transformé en gigantesque “va te faire cuire le derche” digital QUI EN PRIME te protège de ce petit moment de faiblesse pendant les vacances où t’es tenté·e de checker tes mails “juste pour voir si tout roule” et comme tout roule jamais, tu tombes dans un vortex de panique, laissant ta margarita réchauffer au soleil, je dis OUI OUI OUI.

7/ Volkswagen qui bloque l’accès aux serveurs les soirs et les week-end à une partie de ses salarié·es
Note : 9/10

Propre. C’est concret, c’est efficace, y’a pas à dire, quand il s’agit de pas tortiller du c*l, la culture germanique n’a pas son pareil. Je mets pas un 10 parce que ça règle pas tout le problème, et que c’est la porte ouverte à se prendre des SMS sur son tel perso et à devoir bosser sur une version pas à jour de Powerpoint sur son ordi perso qu’est obsolescent programmé depuis 5 ans, mais on apprécie l’effort.

6/ Orange et l’APEC qui incitent leurs collaborateurs à se déconnecter des outils de communication digitaux pendant 2h chaque jour
Note 6/10

Là mon enthousiasme est retombé comme la pile de vêtements qui s’entasse depuis deux semaines sur la chaise de la chambre quand tu y ajoutes le jean “qui peut encore être porté une fois” de trop. “Inciter” c’est pas super solide comme mesure, mais en gros on se parle d’un pause dej quoi ? La pause dej c’est sacré, d’où la note au-dessus de la moyenne.

5/ Renault qui offre un “calm space” dans ses locaux, qui permet de se déconnecter et de s’offrir une petite sieste
Note : 5,5/10

Franchement, qui n’aurait pas envie de piquer un ptit roupillon quand le ballon de rouge de la cantoche lui tombe sur la cabeza à 14h ? Askip, 60 personnes par jour en profitent, sur des plages de 20 minutes (matez le design en plus c’est canon on se croirait en business sur Virgin Airlines), c’est pas transformatif mais assez adorable.

4/ Rakuten et Engie donc, qui ont mis en place une demi-journée/une journée par mois sans e-mails

 Note : 4/10

Franchement, ça sert à R, mais je trouve ça attendrissant d’imaginer les gens errer dans les couloirs, désoeuvré·es, obligé·es de SE PARLER, y’a un petit côté effondrement de la société dans la joie et la bonne humeur. Evidemment je n’imagine pas une seconde que toutes les conversations se déporteraient sur Teams (ces boîtes utilisent Teams j’en mettrais ma main à couper) ou sur WhatsApp, naaaan.

3/ Michelin qui fait remonter des alertes automatiques à partir de la cinquième connexion en dehors du temps de travail
Note : 3/10

Ah un peu de Big Brother pour une petite ambiance dystopito sympatoche. Car oui, si on peut tracker les données de connexion des gens pour s’assurer qu’iels travaillent ces feignasses, ça coûte pas plus cher de les tracker pour s’assurer qu’iels travaillent pas, parfois. J’ai pas réussi à trouver ce qui se passe quand l’alerte est activée, mais je vais essayer de croire qu’elle déclenche un audit du management, et pas seulement un mail au/à la salarié·e pour lui dire de redresser la barre, ça serait trop vicieux, naaaan.

2/ La Poste qui a mis en place des pop-ups en cas de connexion le soir ou le week-end, qui questionnent le·la salarié·e sur l’urgence de l’envoi et proposent de différer l’email

Note : 2/10

Faut saluer la perf quand même, chapeau bas Maestro. Sur le papier (et La Poste adore le papier), y’a un truc pas bête qui est de te faire réfléchir à deux fois avant d’aller pourrir la vie des autres à des heures indues. Dans les faits, t’as d’un côté 1/ les personnes qui sont le type de personne à demander des trucs aux autres hors des heures de taf, et qui ne sont du coup PAS le type de personne à se faire amadouer par une pop-up qui ferait appel à leur décence et 2/ les personnes qui n’ont pas le choix de bosser, étant managées, au hasard, par le type de personnes ci-dessus, et qui se prennent, en pleine Darkest Hour de la nuit, EN PRIME un petit choc de culpabilisation/responsabilisation qui sert à R. Magnifique.

1/ La Poste again, qui propose d’inclure la mention suivante en fin de mail “Si vous recevez ce mail en dehors de vos heures de travail ou pendant vos congés, vous n’avez pas à y répondre immédiatement, sauf en cas d’urgence exceptionnelle.

Note : -1/10

Les mentions de fin de mail c’est un peu l’équivalent corporate de tes parents qui te crient “et fais attention sur la route !” quand t’es en train de partir de chez eux. Tu sais que ça sert à rien. Tes parents ils savent que tu sais que ça sert à rien. Tu sais qu’ils savent que tu sais que ça sert à rien. Mais ces petits moments d’hypocrisie tacite sont loin d’être inutiles, ils sont la colle UHU qui fait tenir la pyramide branlante de la hiérarchie sociale. Parce que ce conseil pété qui sert à queud (avec mon autre pref “Merci de n’imprimer cet email que si nécessaire” alors que QUI IMPRIME DES MAILS ?) réussit la magnifique prouesse de te paternaliser et de mettre la faute sur toi sans absolument rien changer à rien c’est superbe.

Bravo d’avoir tenu jusqu’ici,

Pensez à déconnecter,

CDLT,

Sev