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Hater-generated content bi-mensuel sur le monde du travail. Sort le jeudi mais le mood est "comme un lundi".

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Par CDLT
20 juin · 6 mn à lire
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Sommes-nous des athlètes du capital ?

Un esprit sain dans un corvéable

Message de service : vous avez reçu par erreur un vieux CDLT vendredi dernier, rien à voir avec la ligne édito actuelle. C’était un bug : une sombre histoire d’actualisation d’article qui a renvoyé le truc à tout le monde. Bref, du coup y’aura pas de partie 2, enfin si, la voilà si ça vous intéresse (elle est sortie y’a genre 2 ans).

Message de service 2 : cet article est réalisé en partenariat avec le Normal People Running Club (un club bien-nommé car constitué de gens normaux qui courent). Je pourrais même dire que l’article est SPONSORISÉ par le NPRC vu que Yahya, son fondateur, m’a payé des verres le soir où on a eu l’idée (et s’il m’avait donné de la thune je l’aurais claquée dans des verres donc ça revient au même). Il a aussi réalisé les sublimes visuels ci-dessous.

Message de service 3 : on va être sur du pur CDLT de rage gratos, non-filtrée, non-sourcée.

Message de service 4 : mais, quitte à disclaimer, je préviens d’avance que bien évidemment le sport et le bien-être c’est très bien en soi me faites pas dire ce que je dis pas.

Message de service 5 : je spoile d’emblée pour vous annoncer que cet article vient avec sa collection capsule sur la boutique CDLT

Message de service 6 : oui oui, on attaque l’article maintenant.

On est quand même une belle bande de faux-culs.

Nous les bobos à lycra health-conscious buveurs de kéfir, qui “évitons les aliments trop transformés'“, essayons “d’alterner cardio et renfo”, bouffons “moins de viande mais mieux”, tentons de “faire nos 10 000 pas”, savons que l’ennemi c’est le sucre pas le gras, avons téléchargé Petit Bambou au milieu de nos 48 apps à l’effet exactement inverse, allons nous enfermer avec 15 autres connards dans des salles sombres pour souffrir en musique sur un lit de citations inspirationnelles, buvons moins d’alcool, trackons notre sommeil et crachons pas sur un petit semi dans un autre pays qui nous donne l’impression de prendre l’avion pour une bonne raison.

On est des hypocrites, parce que si on nous demande pourquoi on fait tout ça, on répond que c’est “important de prendre soin de soi”, et qu’on veut vivre plus longtemps, en bonne santé. Des trucs qui sont BIEN, qui nous font du BIEN, que personne ne questionne. Car il n’y a pas de mal à se faire du BIEN non ?

Ok. Mais si on fait ça parce que c’est BIEN… pour notre propre bien-être à nous… alors qu’on m’explique… pourquoi on poste des photos de nous au sport en story ? Pourquoi on enregistre nos perfs sur Strava ? Pourquoi on porte des vêtements de sport à whatmille boules quand un vieux t-shirt floqué du logo d’une boîte random reçu sur un salon, strié de traces de peinture et trous de boulette ferait l’affaire ? Pourquoi on se regarde dans le miroir quand on soulève des trucs ? Pourquoi on partage nos stats et nos selfies de finishers sur LINKEDIN ? Pourquoi on suit les dernières tendances alimentaires d’influenceurs wellness sur Insta plutôt que des trucs éprouvés qui marchent depuis 40 piges ?

Hein dites ? Je veux dire, si le bien-être c’est bien en soi et qu’on fait ça pour nous-mêmes, ça devrait être une fin en soi, plutôt qu’un enjeu d’image, de statut, de performance, de mode ?

J’ai fait une pause dans ma purge pour lire le rapport 2023 du Global Wellness Institute. On y apprend que l’économie globale du bien-être, c’est 5,6 trillions de dolls en 2022, avec une croissance annuelle moyenne de 12,1% par an depuis 2020. Une croissance à deux chiffres. Dans cette économie. Parmi les domaines qui ont le mieux rebondi post-pandémie, on trouve l’activité physique, qui est en 2022 à 111% de son niveau de 2019, poussée par le yoga et les pilates, la tech, le sportswear et l’équipement.

Je crois fermement qu’il y a deux moteurs derrière cette croissance.

Le premier, c’est que…

Le bien-être a embrassé absolument toutes les logiques du capitalisme

Pour un truc qu’on fait “juste pour soi” c’est marrant comme le sport et le bien-être ne sont ni gratuits, ni intimes et comment ils s’encastrent quand même vachement bien dans les rouages de grosses machines business qui tournent sur le statut, le pouvoir et la performance.

Regardez tiens, listons les piliers du capitalisme (à l’arrache hein) : la propriété privée et la liberté de consommation, la concurrence, la valorisation de l’entrepreneuriat, l’intérêt personnel, le profit, le rôle limité des pouvoirs publics.
Maintenant pensez à ces choses, choisies de façon absolument subjective pour servir mon propos :

  • un legging chez Lululemon ça coûte 100 balles (un LEGGING frère/soeur, je veux dire j’veux bien, y’a des tissus méga-techniques anti-transpi tout ça, mais ça ne reste rien de moins qu’un collant sans pieds)

  • Le vaisseau amiral de la wellness Goop est valorisé à 250M$ et sa gourou superstar Gwyneth, profitant du manque de régulation du bail, vend des absurdités de type un oeuf vaginal en jade censé réguler les hormones (spoiler, ça régule R), recommande des bains de vapeur vaginaux (spoiler, ça sert à R à part à s’offrir une brûlure foufesque au second degré) et des thérapies par piqûre d’abeille (spoiler, une femme en est morte en 2018) et fait des conférences à 8000$ par tête.

  • Le marché des fitness trackers aux US fait déjà minimum 45 milliards de dolls et va grossir d’environ 20 points par an jusqu’à 2030 (alors que pardon, un appareil qui dit quand faire du sport et manger c’est un Tamagotchi mais le Tamagotchi c’est toi) et le nombre d’utilisateur·ices de Strava est passé de 20M en 2016 à 120M en 2023.

  • On est passé de “faire un footing” à “faire du running” à l’idée que t’es pas quelqu’un de sérieux si tu fais pas au minimum un marathon, du trail, idéalement de l’ultra-trail. Et évidemment, plus personne ne va “se promener”, on fait au minimum des “randos”, voire des “treks”, mais la base évidemment c’est le GR20.

  • Il y a eu une augmentation de plus de 64% du nombre de personnes tentant d’escalader l’Everest entre 2006 et 2019, avec une hausse du nombre de morts, des problèmes de déchets et des embouteillages dangereux au sommet.

Ça s’est passé quand, ce moment où des activités aussi simples et peu coûteuses que de courir, marcher, bouger sont devenues des courses à l’échalote à la perf et au se-la-pétage suréquipées, sur-technologisées, enrobées de grandes notions type amélioration de soi, dépassement de ses limites, culte du corps, célébration du sacrifice et quête de l’exploit ? Bref, pourquoi il a fallu rendre tout ça extrême ? Qu’on s’entende, y’a des gens qui kiffent, c’est super pour elleux hein, mais pourquoi est-ce que ça crée une forme de pression sur les autres ?

Attendez, prenons l’exemple le plus ultime, le plus absolu, du bail : le YOGA. Je préviens que j’adore le yoga, mais, pardon, à l’origine c’est une variété de pratiques spirituelles (dont les postures ne sont qu’une branche), fondées sur des principes philosophiques, le détachement du matériel, la non-violence et l’acceptation de soi. Bref, c’est le truc le plus doux du monde (à l’exception du St Môret). Aujourd’hui, non seulement c’est quand même devenu de la gym, mais de la gym pratiquée par des blancs minces CSP+ dans des grandes villes, saupoudrée de gimmicks hindouisants qui non seulement frôlent sévèrement l’appropriation culturelle, mais n’ont rien à voir avec le schmilblick originel. Ajoutons qu’on pouvait pas se contenter de faire des chiens tête en bas en inspirant par le ventre dans nos vieux joggings, il a fallu inventer du yoga par 40°, du HIIT yoga (si, ça existe), de l’acroyoga (ça n’a rien à voir avec la drogue c’est juste l’acrogym des cours d’EPS mais en lycra fluo), créer des gammes de produits, et que ça devienne un massif concours de souplesse sur Instagram à grands coups headstands, de grands écarts et d’équilibres précaires sur un membre. Je veux dire… si on n’a même pas pu foutre le yoga tranquille, on s’arrête où ? Je vous renvoie à ces deux incroyables épisodes du podcast Vivons heureux avant la fin du monde : Very bad yoga et Le Yoga c’est de droite ? qui creusent toutes ces questions avec génie.

Bon, c’est pas encore le moment de souffler, parce qu’on arrive à la partie vraiment gourmande-croquante de ce sujet.

Le deuxième moteur derrière l’explosion du sport-wellness, c’est que…

L’industrie du bien-être est un outil de perpétuation du capitalisme

On en revient à la question du début : celle du “pourquoi”.

Pourquoi tout ce soin obsessionnel, cet investissement à corps perdu dans son corps ? Ça semble une question absurde hein, puisque c’est BIEN EN SOI on a dit. En prime, être en bonne santé et vivre longtemps ça allège la sécu et ça nous permettra de voir de nos yeux voir toutes ces deadlines excitantes promises par les rapports du GIEC.

Mais franchement… tout ça ne servirait pas un peu à… performer dans d’autres aspects de notre vie ?

Et particulièrement dans le taf ?

Est-ce qu’on ferait pas tous ces efforts principalement pour compenser des rythmes de vie absolument anormaux et littéralement intenables ?

Est-ce qu’on aurait besoin de trois séances de sport par semaine si la vie était un poil plus pépouze ?

Est-ce qu’on s’occupe pas de nous-mêmes comme des athlètes dont la discipline est : créer de la valeur ?

Est-ce qu’on serait pas les petits hamsters joyeux dans la grande roue du capital ?

Je sais pas, je demande.

J’en reviens au yoga et à sa poto la méditation, qui sont quand même quasi-ouvertement utilisés par les boîtes comme une solution au stress des employé·es (permettant d’éviter de se poser des questions structurelles sur CE QUI les stresse) et un outil de productivité (je vous renvoie à Zineb Fahsi, qui explique tout mieux dans cette interview à propos de son livre “Le yoga, nouvel esprit du capitalisme”.

Je rallonge de deux avec le “self-care”, champ absolument magique qui va de “prendre un bain” aux oeufs foufiques en jade en passant par les bougies parfumées et les journaux de gratitude, mais qui consiste globalement en une double-injonction, qui est 1/ de trouver le temps de s’occuper de soi (idéalement payamment) au milieu de palanquées de trucs qu’on est censé déjà faire pour maintenir une vie décente à flots, et 2/ de comprendre que si on se sent pas ouf, c’est de notre faute parce qu’on a trop care pour autre chose que le self.

Et je fais tapis (de yoga) avec cette superbe étude, dont l’existence en elle-même démontre mon point : le MEDEF, oui, le MEDEF, a commandé en 2015 un rapport à un cabinet pour “Mesurer l’impact des activités physiques et sportives pratiquées par les salariés d’une entreprise sur la performance économique de celle-ci”. Sans surprise, on y apprend que quelqu’un qui se met au sport en entreprise améliore sa productivité de 6-9%. Que l’entreprise peut y gagner jusqu’à 14% de rentabilité nette. Ils se cachent même pas en disant que le sport “améliore la sérénité (ou réduit le stress) ce qui augmente l’efficacité (numérateur de la productivité).” C’est du pain bénit (oui ça s’écrit avec un “t”) : j’ai même pas à me fatiguer à tirer des conclusions sur la responsabilisation individuelle qui libère les boîtes de la nécessité de questionner les conditions de travail (t’façon j’en avais fait un article, il est là), c’est limpide.

J’en reviens à la question du titre : est-ce qu’en plongeant tête baissée dans la course à l’échalote du well-being, on serait pas 1/ participant·es volontaires d’un business qui exploite nos pires travers pour faire du biff 2/ des vicos d’un système qui perpétue des rythmes absurdes qu’on questionne pas parce qu’on est trop occupé·es à essayer de les endurer ?

Bref, ne serions-nous pas des athlètes du capital ?

Tout ça pour dire

C’est très bien, le sport, le bien-être tout ça.

Mais détendons-nous du slibard, c’est tout ce que je dis.

A quoi ça sert ce concours de bistouquettes de la perf franchement ? Ça fait se sentir supérieur·e 5 minutes, ça fait des likes et des tapes sur l’épaule, mais bon le monde c’est toujours de la merde et on a le RN aux portes du pouvoir, donc détendons-nous sur le pouvoir transformatif global de la transformation individuelle, quoi.

Et peut-être, PEUT-ÊTRE, cessons de porter sur nos petites épaules, MÊME MUSCLÉES, tout le poids de faire fonctionner des systèmes qui ne marchent pas.

Ah au fait, parce qu’il semble absolument logique de dénoncer les absurdités du capitalisme tout en vendant des trucs inutiles produits n’importe comment, je vous annonce la création d’une collection capsule CDLT x NPRC sur le shop, pour toutes les personnes qui savent qu’elles perpétuent le sytème mais qui aiment bien rigoler aussi.

Cliquez ici pour vérifier votre inscription sur les listes, pour faire une procu et pour le meilleur article jamais écrit sur le running.

CDLT x NPRC,

Sev